Il vit tout de suite qu’elle ne portait pas de soutien-gorge. Elle, joua avec une mèche de cheveux en le dévisageant. Sa cuisse était à découvert. Gabriel Uhne resta immobile, assis. Elle le fixait. Le métro repartit, et Gabriel se mit à regarder à travers la vitre. Il était prêtre et, de surcroit, connaissait une journée éprouvante.

Gabriel Uhne avait le titre d’évêque, au sein de l’imposante paroisse de Paris, et chargé des relations internationales. Il avait pour mission de préparer les voyages de ses supérieurs et de ses collègues, et, en sens inverse, de faire en sorte que les visites des prélats étrangers se déroulent au mieux. Il avait reçu l’ordre il y a peu de veiller à la bonne tenue du prochain séjour dans la capitale d’un grand cardinal américain, Monseigneur Nathaniel Pallington. C’était très important. Pallington était l’un des hommes d’église dont l’influence ne cessait de croitre. Qui sait ? Bientôt le premier pape américain ? Cela se produirait nécessairement un jour. La situation était sensible, il ne fallait pas décevoir. Le cardinal arrivait dans un mois. Pour mettre au point les derniers détails, il avait un rendez-vous avec lui (en personne !), tout à l’heure, dans l’après-midi, par visio-conférence.

La fille devant lui croisait les jambes. Pas de doutes, elle était jolie. Il se tourna de nouveau, et fixa son propre reflet dans la vitre de la rame, qui avançait en engouffrant à intervalles réguliers ses passagers du matin. Les gens avaient déjà l’air fatigués. Lui-même semblait comme les autres. Il portait un costume gris assez neutre, quoique de bonne coupe. Aucun signe religieux ce jour-là, pas de petite croix sur le revers de la veste, pas de col particulier, rien. Il s’était rendu à l’hôpital, ainsi, pour une consultation personnelle, une consultation très spéciale en vérité : en oncologie. Et là, la foudre.

Il se regardait dans la vitre, il regardait son reflet qui se transformait dans les virages poussifs, qui s’inclinait et qui revenait, balloté, alors que la buée commençait on ne sait trop pourquoi à recouvrir la surface grise recouverte de saletés. Une heure plus tôt, on l’avait fait entrer dans une pièce tellement confortable qu’il avait immédiatement compris que quelque chose n’allait pas. Dans ce service hospitalier fait de bric et de broc, l’aménagement récent de cette petite pièce trahissait un effort louable mais bien naïf pour complaire aux cas critiques. Le personnel était gentil, attentionné, mais que pouvait-il faire ? Les infirmières avaient bien évidemment connaissance du statut de Gabriel Uhne ; il suffisait de compulser son dossier. Elles le regardaient l’air un peu gêné. Annoncer à un homme d‘église qu’il va mourir n’est pas donné à tout le monde. Il entra dans la pièce pour ce que les professionnels de santé appellent une « consultation d’annonce » : on y déploie des trésors de diplomatie pour que le patient ressorte avec quantité d’informations et l’humeur la moins instable qui soit. Le médecin fit part à Gabriel Uhne de son cancer, de l’arsenal thérapeutique existant, du fameux parcours de soins, de tout ce qui allait suivre, de tout ce qui allait être mis en œuvre pour accompagner, soulager, et supporter tout le chemin semé d’embûches qui désormais attendait ce nouveau patient. L’issue était critique.

Oui la jolie fille qui le regardait ignorait tout cela, lui en avait bien conscience. Il était monté à la station près de l’hôpital, elle le prenait peut-être pour un grand professeur, dans la force de l’âge. Dans un tunnel, son reflet était tellement sombre qu’il n’apercevait plus que son front élargi par le poids des années. Ses yeux étaient perdus dans la pénombre de la brique noire recouverte de tags obscurs. Quand il descendit à Etoile, il se retourna sans réfléchir mais la fille ne le regardait plus. Etre acteur de son propre parcours lui avait répété le médecin. Gabriel avait quand même un peu l’habitude.

Il voulait demeurer impassible et ne pas se laisser dérouter. Il avait comme programme de régler finement le déroulement de la venue de Pallington. Pour se faire, il avait décidé d’emprunter lui-même le parcours qu’il lui destinait. L’américain avait prévenu : pas de surprise ! Il désirait évoluer dans une atmosphère « atlantiste »…Gabriel Uhne se rendit à l’hôtel confortable qu’il avait choisi avenue Kléber. Il n’y avait pas grand-monde à cette heure. Une douce atmosphère un peu empesée régnait à la réception. Rien ne détonnait. Une chambre spacieuse attendrait le cardinal. Gabriel Uhne ressortit et reprit sa marche. Il entama le trajet qu’il proposerait à Pallington. Les petites rues étaient presque plus majestueuses que les grandes avenues, et parcourir les voies étroites permet de connaitre en profondeur les capitales. Une diagonale avisée fait aussi parfois gagner du temps. Il déboucha sur la place des Etats-Unis, peu connue et paisible. L’esplanade était en pente douce, entourée d’immeubles confortables aux teintes pastel. La statue de Lafayette ne manquait pas d’allure. L’ensemble était rassurant, un véritable havre de paix en plein Paris. La pierre était silencieuse. Il y avait là quelque chose de cérébral, comme un espace zen revisité. Des arbustes effilés et taillés avec soin apportaient une  sérénité toute en retenue. Une place à parcourir l’automne, se dit Gabriel, en observant les larges portes si bien cirées qu’elles en devenaient luisantes. Les baies vitrées aux reflets doux ressemblaient à des écorces. Il s’approcha du centre, là où il y a un square et un jardin d’enfants. Les couleurs des installations juraient un peu avec la solennité du lieu. Curieusement, alors qu’un rayon de soleil traversa les nuages, il vit au même moment un petit garçon sur un banc. Que faisait-il tout seul ? Il  avait un ours entre ses mains. Apercevant Gabriel, il jeta bientôt sa peluche à terre et partit en pleurant. L’évêque eut un léger pincement au cœur. Puis poursuivit.

Il récupéra l’avenue d’Iéna puis tourna à gauche. Il ralentit devant le Palais de Tokyo, et hésita à entrer. Il regarda sa montre et conclut qu’il n’avait pas le temps. Il songea qu’il serait amené désormais à faire souvent ce simple geste – jeter un œil sur sa montre – puis chassa cette idée. Il reviendrait, l’exposition du moment était une invitation à une exploration de soi à travers une succession d’œuvres d’artistes différents. Cela l’intéressait, et il était l’un des rares hommes d’église qu’il connaissait à posséder le goût et le temps pour ces sorties. Il fallait se décrisper l’esprit aimait-il à se répéter.

Il longea le marché avenue du Président Wilson, fut surpris par le monde, le bruit, l’odeur de poisson, et se retrouva au bord de la Seine. Il prit une petite rue pour rejoindre l’avenue de New-York. Décidément Pallington ne serait pas dépaysé. Le clin d’œil était même appuyé. Il s’engagea ensuite dans  la grande perspective élégante qui sépare le pont de l’Alma du pont de la Concorde. En empruntant le Cours Albert 1er puis le Cours de la Reine, son humeur changea un peu. Il croisait ou dépassait de nombreux piétons, des touristes pour la plupart. Les gens semblaient ravis, jeunes couples, parfois avec enfants, retraités, bande de lycéens britanniques ou italiens. Il les entendait mais il ne les regardait pas. Ils lui rappelaient un peu trop les paroissiens dont il s’occupait, en particulier pour les confessions qu’il continuait à pratiquer à la demande de sa hiérarchie et parallèlement à ses missions internationales. On lui avait mis d’office un quartier défavorisé, peut-être pour lui rappeler ses obligations. Cela le fatiguait un peu, les confessions il en avait aligné. A un peu plus de cinquante ans, il commençait à se lasser. Le long de la Seine, au pied de hauts arbres inattendus et aux verts multiples et profonds, il dépassait de nombreuses statues. Il était frappé par la récurrence de leur thème : un hommage et un souvenir à un mort, à des morts, aux morts. Il fixait de loin chaque statue, n’ayant jamais pris le temps de le faire jusqu’à présent, s’en approchait tout en scrutant de plus en plus chaque partie, chaque détail. Il s’arrêtait pour observer attentivement, quelques minutes, pensif, puis continuait jusqu’à la statue suivante et recommençait de la même manière. Oui, c’était évident, chacune d’entre elles était un monument à un mort, à des morts, aux morts. Partout. Et lui ? Sur sa tombe, un jour, y aurait-il quelque chose ? Pourrait-il donner à quelqu’un l’idée de faire une statue ? Ce serait probablement ridicule. En vérité, quel souvenir laisserait-il ? La question pouvait paraître futile ou déplacée pour un homme d’Eglise, mais il était homme. Sa foi était sûre mais, ou plutôt et, il aimait la vie.

Il observa le fleuve, les bateaux-mouches qui passaient. Les parisiens semblaient délaisser ce lieu. Un jogger isolé et un peu gauche le dépassa. Le soleil était devenu éclatant. La Seine était réellement bleue. Un souffle léger et le bruissement des feuilles au sol. Il se remémora la mort de son père quelques années auparavant. Il y avait de la peine mais le souvenir n’était pas triste. Gabriel était venu à ce moment-là avec son frère, tous deux au chevet de leur père. Le vieux monsieur était décédé confiant. Il avait semblé serein. Gabriel se dit que la présence de ses enfants avait dû être essentielle. Au moment de partir, être entouré des siens, de ses enfants, doit rassurer. Oui, cela avait été un moment finalement assez doux. La présence de ses enfants…Hum ! Dans sa situation, l’idée était forcément difficile. Il accéléra le pas, il savait reconnaitre ces moments. C’était cela l’avantage avec l’âge. Identifier le risque. Ne pas flancher. Il ne put s’empêcher de regarder sa montre. C’était largement l’heure de déjeuner, et Gabriel Uhne se hâta. Il restait encore une certaine distance.

Il parvint au restaurant rue d’Anjou un peu avant 13h 30. Dans son programme, cet établissement était destiné à abriter un déjeuner important lors de la venue de Pallington. On réunirait le cardinal américain et certains de ses homologues nationaux ici, pour un moment d’échanges certes informels mais marqués par le sérieux. Gabriel voulait malgré tout vérifier la qualité de la cuisine. Le restaurant était, on n’y échappait pas, l’ancien hôtel particulier de Lafayette à Paris. Dénommé « Le 1728 », il était composé de plusieurs salons, étudiés, très élégants, éclairés le soir  à la chandelle. Gabriel regarda les tableaux de bonne facture classique, les tapisseries, les meubles anciens. On était à l’aise, à l’abri du monde. Le parquet était splendide. Le service était curieusement constitué d’une brigade de serveurs asiatiques, tous aussi professionnels que mystérieusement compassés. Celui qui s’occupait de lui était très stylé, mais imperturbable, au point que l’on pouvait l’imaginer aisément dans la  pose d’un dangereux sniper dans l’enfer de la jungle d’un Viêtnam lointain, attendant durant des heures que sa cible daigne enfin être dans sa ligne de mire. Qu’allait penser Pallington ? L’entrée arriva alors. Le croustillant de fruits de mer était correct. La table sur sa gauche réunissait sinon un couple, du moins un homme et une femme. La femme ressemblait curieusement à la jeune fille qu’il avait vue le matin dans le métro, mais avec plusieurs années de plus. Comme si elle s’était métamorphosée en quelques heures et pris l’enveloppe corporelle qui l’attendait depuis toujours. L’homme qui lui faisait face parlait, et semblait beaucoup la regarder. Gabriel pensa de nouveau à son cancer. Mais comment avait-il pu se développer ? Pourquoi ? Il savait qu’il vivait pour une cause qui le dépassait, que la destinée ultime sur cette terre était connue et qu’il fallait l’accepter, d’autant plus que le prolongement vers un autre monde céleste, spirituel, métaphysique était une certitude, il y croyait profondément, mais, quand même…Il réfléchit. Il avait cessé le tabac il y a longtemps. Il avait vu vingt-cinq auparavant sœur Dominique, âgée et expérimentée, qui possédait un savoir-faire improbable dans le domaine du sevrage. Elle avait été très gentille, et l’avait convaincu d’arrêter de fumer avec beaucoup de douceur. Et de vivacité aussi. Ce tact  et ce doigté avaient provoqué un déclic. Il n’avait plus jamais allumé de cigarette.

L’homme sur sa gauche ne cessait de parler à la femme, malgré les plats qui se succédaient. Mais elle détournait souvent les yeux, qui vagabondaient alors sur les murs, les tableaux, les commodes. Dans la salle, il y avait aussi beaucoup de statuettes. Certaines en bois. Et puis il lui arrivait d’observer Gabriel Uhne, qui réalisa alors qu’il n’avait pas remis sur lui ses signes distinctifs. En entamant son plat, un filet de bœuf aux petits légumes et pomme pont-neuf de qualité acceptable, il se surprit à découvrir son reflet dans un miroir ancien fixé un peu en diagonale. Il ne s’y attendait pas. Il se vit, chemise blanche élégante qu’encadrait de larges épaules, une silhouette encore assez athlétique, des cheveux bien coupés et rectilignes, des yeux marrons avec un regard énergique. Sa mère lui avait dit un jour qu’il ressemblait à un acteur. Il regarda encore en direction du miroir ancien, moucheté de petites moisissures, et tamisé de tâches verdâtres. L’homme de la table d’à-côté passa devant lui et revint peu après, l’air contrarié. Il avait eu un problème avec ses lentilles de contact et avait dû remettre ses lunettes. Ce n’était pas comme cela qu’il voulait apparaître mais Gabriel jugea que sa fine monture lui allait mieux. Cela donnait un style. Peu avant le dessert, le smartphone de Gabriel vibra : c’était un message, urgent, de l’une de ses brebis égarées. Agathe.

Agathe. Agathe était une jeune femme, précisément une voisine de Gabriel Uhne. Il vivait dans l’appartement familial dans le quinzième arrondissement, pas loin de La Motte Picquet, villa Croix-Nivert, et il croisait souvent cette jeune femme châtain aux cheveux ondulés et aux yeux vifs. L’immeuble était agréable mais certaines parties mal isolées. Un matin, dans la salle de bain, il avait entendu des lamentations venant de l’appartement du dessous. Malgré lui, il avait fini par écouter car la scène ne pouvait le laisser indifférent. Il était question de vie, de ratage, de bébé vivant, mort, il ne comprenait pas, le tout ponctué de sanglots et d’interjections. Il finit par saisir : la jeune Agathe, en peine de réussite, était en train d’appeler une amie et lui révélait qu’elle avait fini par accepter d’être une mère porteuse !  Il en eut le souffle coupé. Il venait de recueillir une incroyable confession, alors qu’il était en petite tenue dans sa salle d’eau. Il déploya durant des semaines des trésors de diplomatie pour entrer en contact avec elle dans la cage d’escalier, tout en précisant naturellement assez vite ses occupations : il était important qu’un homme d’église connaisse mieux ses propres voisins, et de surcroit utile qu’il propose des moments de recueillement. Il était à disposition. Agathe fut très surprise, et déclina. Mais ces derniers temps, elle semblait heureuse de le croiser. Son SMS était la conclusion logique de son cheminement : elle était désireuse de le rencontrer à l’église ce soir pour une confession. Gabriel réfléchit. C’était jouable, après la visioconférence avec Pallington. Il lui répondit rapidement. « 18h 30, à Saint-Véran ». Il bâcla son dessert, finit son verre de vin et quand il gagna la sortie, il comprit que la discussion de l’homme et de la femme attablés semblait prendre un chemin plus favorable. Le serveur asiatique resta de marbre.

Dehors, il conclut que la table était correcte. Cela pouvait convenir, mais il était peut-être nécessaire de songer malgré tout à tester autre chose, une autre adresse. Le restaurant de l’Hôtel des Beaux-Arts ?

Il se rendit rue du Cloître Notre-Dame, là où devait se dérouler à distance son entretien avec le grand cardinal américain. Dans les locaux de la paroisse, il n’y avait pas beaucoup de monde. Il s’installa dans la salle de réunion équipée du matériel adapté. Il était prévu que quelqu’un l’attende pour la mise en route, mais il ne trouva personne. Il s’installa, manipula les boutons d’usage, mais rien ne se passa. Dans notre civilisation de la panne, cela n’a rien d’étonnant pensa-t-il. Le matériel dernier cri était déjà hors d’usage, à moins qu’il n’ait effectué une fausse manœuvre. Restant calme, il réfléchit, puis eut l’idée somme toute assez classique, surtout dans son milieu, de solliciter quelqu’un qui pouvait l’aider. Il songea à contacter le Père Alfred Arcibius, un de ses anciens camarades, mais il lui revint qu’il était de garde, en train d’enchainer des confessions non programmées à l’aéroport de Roissy. Après quelques instants de réflexion, il appela Bachir, le fils d’une vieille dame qu’il connaissait depuis longtemps. « Pas de problème ! » s’exclama le jeune homme, « venez, je vous attends au local de l’association, on va mettre à votre disposition notre matos de visioconférence qui nous a été acheté ». Bachir habitait Bondy, et était très actif au  sein d’une association, « Solid’Dad ».

Gabriel Uhne prit ainsi le RER pour rejoindre la Seine-Saint-Denis. Ce n’était pas la première fois. Il trouva une place assise, et, au milieu d’une foule de gens, se mit alors à penser à Agathe : il fallait bien organiser son temps pour revenir plus tard et la retrouver en plein Paris. Et puis, quoi lui dire ? L’écouter, oui bien sûr, il savait faire. Mais il était troublé. Ce qu’il avait entendu chez lui à travers les cloisons le déconcertait : la jeune femme semblait en souffrance mais bien décidée à aller jusqu’au bout, « par amour » selon elle. Elle voulait garder l’enfant d’une autre femme pour accomplir sa « part de vie » et criait que le couple auquel elle rendait service aurait été « en danger de mort » s’il n’avait pas d’enfant. Oui, l’évêque Gabriel Uhne était bien troublé, et pensif. Il médita. Il regarda de nouveau les gens, les écouta, il y avait beaucoup de bruits. De la musique, des conversations sonores, des exclamations, des rires. Et lui se sentit complétement seul, comme rarement il ne l’avait été. Seul au milieu de tous ces gens, Mon Dieu ! Il repensa à son père, à sa mère derrière qui les autres hommes se retournaient dans la rue quand elle était jeune, et même un peu plus tard encore, il repensa à ces dernières années, à lui, et se dit qu’il était désormais totalement seul. Et quand il mourra, pourra-t-il connaitre l’étrange sentiment de confier quelque chose, laisser une trace, dire au-revoir à quelqu’un ? Non se dit-il. Je serai seul, et jamais je ne connaitrai un au-revoir, une séparation. Et poursuivant cette profonde mélancolie, il fut convaincu de regretter de ne jamais connaitre le chagrin d’un abandon, la peine d’un départ. J’aurais voulu éprouver la tristesse d’un adieu, voilà ce que je vais me dire lorsque je vais mourir.

Oui, voilà, j’aurais voulu connaitre la tristesse d’un adieu.

Gabriel Uhne, après avoir posé des mots sur sa douleur, regarda de nouveau par la fenêtre. La banlieue. Et bientôt l’arrivée à Bondy. Bachir l’attendait sur son scooter. Il fut très respectueux, et fit attention à bien conduire, l’évêque se tenant derrière lui très droit. Ils filaient ainsi à travers les rues et les avenues. Il fallait faire attention aux nombreuses voitures, de marques fort différentes. Ils empruntèrent un pont surplombant le canal de l’Ourcq et passèrent devant un hôpital. « L’hôpital Jean Verdier ! » s’écria Bachir avec un enthousiasme inattendu. « Ils sont en train de refaire les façades ». Gabriel Uhne jeta un œil sur l’édifice, et ne put s’empêcher de se demander si des malades atteints de cancer y étaient soignés, ou pas. Au volant d’une voiture de ville, une très belle femme à la chevelure rouge magenta, l’air calme et résolu à la fois, s’engouffra dans le parking de l’établissement. Ils arrivèrent ensuite assez rapidement dans une cité. Les passants paraissaient fort calmes. Certains discutaient par petits groupes.

Dans le local de l’association de Bachir, l’installation était déjà prête dans une pièce du fond. Du thé fut proposé par des jeunes hommes. Il régnait un parfum lourd, curieux mélange de nourriture et d’huile de vidange. On ferma la porte et Gabriel Uhne vérifia si tout était en ordre. Son complice du moment avait pris le calepin sur lequel figuraient les indications précises pour joindre le cardinal et s’activait derrière la console pour le réglage final. D’un rez-de-chaussée de Bondy, ils allaient se connecter avec l’homme le plus puissant de l’église catholique de Washington. On ne se téléphone plus, pensa-t-il, on communique par écran. Et soudain il pensa à la chanson des Buggles, un tube de la fin des années 70, « Vidéo killed the radio star », dont l’air entrainant l’avait enthousiasmé bien des années plus tôt. Il avait même dansé à l’occasion. Il regarda autour de lui, vraisemblablement ragaillardi. Il enleva un drapeau qui trainait, le vestige d’un kebab sur une commode, une affiche à la gloire de combattants palestiniens qui était dans le champ de vision de la webcam. Satisfait, il remercia Bachir, lui exprima sa gratitude, tout en ayant dans la tête l’air de la chanson du groupe anglais. Il balançait un peu la tête, quand il se retourna.

Pallington.

Les yeux de Pallington.

Sur l’écran, le regard de Pallington qui le fixait. L’évêque fut stupéfait par ce visage. Le cardinal américain était d’une étrange et rare beauté physique. Tout était parfait. Même les yeux, qui semblaient verts, et profonds. Il possédait de plus une gravité, une solennité, et même une majesté à couper le souffle. « Bonjour Mon Cher Evêque, vous êtes ponctuel, j’apprécie. Venez-vous asseoir dans l’axe, devant moi, je vous en prie, la pièce dans laquelle vous vous trouvez a l’air bien simple, c’est très bien, j’apprécie aussi ».

Les deux hommes d’église commencèrent ainsi à échanger. Gabriel Uhne exposa les préparatifs, ainsi que le déroulé prévisionnel de la visite. Il était très clair, allant à l’essentiel, notant quelques remarques de son correspondant.

« Voyez-vous, mon Cher, cette visite est très importante, reprit l’américain. Je compte beaucoup sur la France, pour faire preuve, disons…de lucidité. Il faut regarder les choses en face. Il y a parfois des moments de vérité. On n’échappe pas à son destin ». Gabriel fut très prévenant, déploya beaucoup de sollicitude, et mit en confiance le cardinal.

« Oui, mon Cher Evêque, vous comprenez, l’église –catholique naturellement- a raté son rendez-vous avec le monde ouvrier au dix-neuvième siècle, ce n’est un secret pour personne. Avec le tiers-monde, au vingtième, nous avons été disons assez approximatifs. Il ne faudrait pas que nous perdions notre rencontre avec les bouleversements technologiques du vingt-et-unième ! L’église, c’est la vie, nous devons évoluer, tel est le résumé un peu brusque mais limpide du message que je m’apprête à énoncer dans votre pays. Ne prenons pas le risque de nous déconnecter ».

Gabriel Uhne resta silencieux, méditant ces dernières paroles. « Mon Cher Gabriel, voulez-vous vraiment rester comme vous êtes aujourd’hui, dans le monde tel que vous le connaissez ? ». Et pour la première fois, Monseigneur Nathaniel Pallington sourit, avec dignité et réelle bonté.

« A bientôt, je reste à votre service », tels furent les derniers mots de Gabriel. Le cardinal le remercia en le scrutant de nouveau du regard. La visioconférence prit fin. Gabriel félicita Bachir pour sa débrouillardise et fit le trajet jusqu’à la gare dans les mêmes conditions qu’à l’aller. Devant l’hôpital, il se demanda ce qu’était en train de faire à cet instant précis la femme à l’étonnante chevelure rouge. Puis revint en pensée à Pallington en se disant qu’il était beaucoup plus jeune qu’il ne l’avait imaginé. Et sacrément résolu dans son propos. Un éclair zébrant le ciel ! La prochaine fois l’orage.

Plus tard, il gagna l’église Saint-Véran un peu avant 18h 30. C’était un soir médiocre, gris et pesant. Devant l’église ancienne, dont les premières pierres dataient du 13éme siècle, se trouvait un chien dont la laisse était accrochée à un petit plot qui ressemblait à un carré de bac à sable. Gabriel Uhne franchit ce qui était le parvis et pénétra dans l’édifice. A l’intérieur, on n’y voyait guère, la pénombre n’était atténuée que par un éclairage discret ici et là. Un sac Tati était posé près de l’une des lourdes portes. Sur un banc, on devinait une vieille dame noire qui priait. Pas loin d’elle une petite fille semblait s’ennuyer, peut-être parce qu’elle était privée de console. Il faisait assez frais. On était loin des grosses journées de chaleur de l’été dernier qui avaient vu revenir dans les églises une affluence passagère. Gabriel avança et regarda les vitraux, les bleus et les rouges profonds, presque noirs désormais, et se mit à regretter les rosaces de vert vif des cathédrales d’Alsace. Il restait très marqué par sa première affectation, à Strasbourg, à la fois enclavée et terre de kaléidoscope. Il continua d’avancer ; sur le sol de ces églises si anciennes, on finit par se convaincre malgré soi que leur assise dallée bosselée commande la discrétion. Le doux grain des pierres couplé au parfum de cire et d’encaustique suggère de faire station. Il s’arrêta devant le petit ensemble de bougies. Le luminaire était assez dégarni. Gabriel remit le plus droit possible les quelques cierges allumés et disposa à sa façon les veilleuses. Il se concentra et se mit à prêter attention à une petite musique que l’on pouvait entendre lorsque l’on se trouvait dans le chœur. Le chant avait pour une fois une certaine tenue et il eut l’idée de mettre un peu de volume. Il se rapprocha de la sacristie et ouvrit un vilain boîtier suspendu à un très ancien pilier. Il voulut augmenter le son mais se trompa de bouton : tout fut subitement plongé dans le noir. On entendit alors une voix. « Ah ça alors, mais c’est pas vrai ! ». C’était Agathe.

Il remit la lumière et tous deux s’installèrent dans le confessionnal de bois presque mauve,  étonnamment large mais à l’évidence mal aéré. L’évêque Uhne adopta une attitude réfléchie et bienveillante. Contre toute attente, Agathe ne fondit pas en larmes malgré sa nervosité. « Que dois-je faire ? Que dois-je penser de moi-même ? Je suis devenue une mère-porteuse pour réellement rendre service et apporter la vie. C’est proscrit mais pourquoi ? Dois-je me sentir coupable ? Disons-le, la gestation pour autrui, pour un couple hétérosexuel, est-ce si mal ? Je n’ai pas l’impression de marchander mon corps, en tout cas pas davantage (et peut-être moins) que les mannequins, des actrices ou autres…Une danseuse, comment ça gagne sa vie si elle n’a pas son corps ? Et si je ne porte pas cet enfant, le couple qui le reconnaitra comme son enfant mourra de chagrin, on aura tout gagné ! » . Gabriel Uhne l’écoutait, silencieux, intervenant peu. « Oh et puis Marie, comment elle a fait ? Est-ce qu’elle avait touché Joseph ? ». Gabriel l’interrompit. « Reprenons, reprenons le chemin… ». Elle semblait désolée. « Oui, pardon. Et pour tout ce que je fais… Est-ce mal ce que je fais ? ».

Alors Gabriel médita, repensa à la journée qu’il venait de vivre, ce qu’il avait traversé. En écoutant Agathe, il avait l’impression d’avoir rendez-vous avec lui-même. Qu’allait-il lui dire ? Machinalement, il tourna la tête, et, à travers la cloison boisée un peu filamenteuse du confessionnal, il perçut légèrement la petite musique du chœur. Pour la première fois de la journée il sourit, pour lui-même. Il se leva et fit quelques pas. Agathe, silencieuse elle-aussi, sortit de son isoloir et le regarda, la silhouette de dos, penchée. De longues minutes passèrent ainsi dans la semi-pénombre. Il revint vers elle.

« Agathe, je viens de vous envoyer un SMS. Vous le lirez chez vous. Allez en paix ».

Gabriel la suivit du regard. Elle quitta l’église, récupéra son chien qui l’attendait dehors et gagna son domicile. Elle commença à regarder le SMS de l’évêque sur le palier de son appartement, n’y tenant plus : « Ma chère Agathe, Voulez-vous vraiment que le monde reste comme il est ? Qu’est-ce qui sera le pire pour vous à l’avenir ?…. ». Elle entra chez elle, ferma la porte et lut le reste du message qui lui était destiné, assise dans son canapé, son chien à côté d’elle, discret et affectueux.

Gabriel ne prit pas de nouvelles. Le voyage de Pallington, peu après, se déroula merveilleusement bien, et Gabriel fut félicité. Il mourut moins d’un an plus tard, dans un grand hôpital parisien, alors qu’il faisait très chaud. La vieille église de Saint-Véran n’allait pas tarder à retrouver des visiteurs en quête de fraicheur. Le soir l’orage guettait.  La veille de sa mort, il demanda à entendre pour la dernière fois la chanson des Buggles. Au moment de son dernier souffle, un après-midi, une infirmière était penchée sur lui. Il eut la curieuse impression de l’avoir déjà vue quelque part.

 

Décembre  2014

 

 

 

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