Le jour où personne n’est venu

«Comme Iphigénie, je regretterai la lumière du jour, pas ce qu’elle éclaire ».
Jacques Chardonne, Demi-Jour.

Un jardin à Naples
Elle avait encore du mal à en parler. Le week-end précédent, elle avait entrepris une promenade, avec son amie Agnès. Un moment de répit, sur la Seine. Florence aurait voulu que tout fût juste : les lignes du bateau, les courbes du fleuve, les formes des bâtiments et des ponts, les angles des quais et des rues, les couleurs du ciel et de la ville, pour constituer une image qui puisse durer, qui devienne un souvenir apaisé. Paris était sous le soleil, mais une forte lumière peut rendre encore plus écrasant un sentiment de tristesse. Leur navette se mit en mouvement bien après les autres. De nombreuses personnes arrivées plus tard commencèrent leur croisière avant elles. Florence eut le temps de regarder jouer des enfants, qui ne cessaient d’envoyer une balle contre un mur. A un moment, un garçon envoya au-dessus d’un parapet une boule plastique. Une fillette cria. Puis le navire partit enfin. Le soir, dans son appartement, Florence se dit que les autres seraient toujours à leur place, toujours en avance. Sauf elle et quelques esseulés, qui arrivent parfois à crier, parfois non.
La semaine passa.
Le vendredi, en fin d’après-midi, après le travail, Florence prit un bain, allongée dans une eau très chaude. Les murs étaient couleur vert amande, avec des volets à l’intérieur.
« Faire simple, faire simple » se dit-elle. « Ce n’est pas si compliqué ». Et pourtant, ça l’était. Ici, dans son appartement de la ville de M., en région parisienne, les choses étaient cadrées, contenues. Mais dehors, tout à l’heure ? Elle regarda son smartphone, les sites d’actualité se consacraient tous à l’assassinat de Donald Trump, qui avait eu lieu la veille, en Floride. Cela semblait incroyable. Elle sortit de l’eau.
A quoi ressemblait-elle ? Qui avait-elle en face d’elle dans la glace ? Des yeux marron châtaigne, légèrement noisette sur les bords, les sourcils fins, le nez aquilin qui lui donnait de l’allure, le front bien bombé, les cheveux bruns relevés en un chignon le plus souvent soigné et qui lui demandait du temps. Elle pivota, la silhouette était plutôt celle d’une femme de trente-cinq ans alors qu’elle en avait dix de plus. Les seins étaient fermes. Oui, ses efforts se voyaient. Mais le regard qu’elle se jetait à elle-même était dur, froid, une étincelle malgré tout parfois, mais peut-être parce qu’elle seule la connaissait. Ses yeux lui semblaient souvent impavides. Elle ne les aimait pas.
Elle commençait de s’énerver, elle se mettait en retard. « Faire simple » répétait-elle. Simple ? Oui, elle allait retrouver Agnès, elles iraient ensemble là-bas, un vernissage, un verre, quelques échanges, les retrouvailles, quelques mots, puis le retour. Dans trois heures, je suis devant le même miroir en train de me démaquiller et d’enlever ce fond de teint que je suis en train d’appliquer. J’enlèverai ce mascara, je me brosserai les cheveux pour les démêler et puis voilà. Mais l’anxiété est parfois la plus forte. Florence s’appliqua à respirer. Elle regarda l’heure : encore quinze minutes avant de prendre le médicament que le spécialiste lui avait prescrit. Car ce n’était pas si simple.
Le docteur Bisson lui avait dit : « Ne banalisez-pas. Certains événements que l’on aurait envie de relativiser peuvent en réalité bouleverser une vie si on n’y prend garde ». Elle savait que retourner là où elle avait connu le pire était risqué. Elle y avait réfléchi, et tenté de s’y préparer en visualisant la scène par anticipation. La veille au soir, pour essayer de se détendre, elle avait enchainé les brasses dans le grand bassin de la piscine. Tout en battant l’eau avec ses bras et ses pieds, elle avait répété mentalement le trajet qu’elle allait devoir effectuer.
Elle se regarda de nouveau, en pied, dans le grand miroir de sa chambre. Ses jambes étaient vraiment belles, le mollet galbé, la cuisse musclée et surtout, car fort rare, le genou élégamment arrondi. Elle respira. Se dit qu’en marchant lentement tout à l’heure tout irait bien. Il suffisait de faire comme elle le prévoyait. Sortir tranquillement de chez elle, se concentrer sur ce qui allait suivre, le vernissage, quelques verres, les retrouvailles. Avant de gagner la rue, descendre tranquillement l’escalier et caresser la rampe d’escalier avant la dernière marche, par habitude et pour se rassurer.
Elle ouvrit l’armoire. Quand elle était directrice d’hôpital, elle accomplissait les mêmes gestes. Elle prenait rapidement la tenue choisie la veille. Des ensembles chics, plus ou moins sévères selon les circonstances, en fonction des réunions auxquelles elle allait devoir faire face. Car l’essentiel de son travail était alors de faire face.
Elle mit longtemps à choisir une paire de chaussures. Elle vit celle qu’elle portait le jour où elle avait attendu de l’aide. Le jour où on avait compté sur elle. Mandatée pour une mission « très particulière » comme le lui avait dit sa hiérarchie, choisie pour des qualités de calme et de diplomatie, elle savait, elle avait toujours su, que compter sur quelqu’un c’est aussi le laisser seul.
Elle choisit ses escarpins bleu profond, à talons hauts. Achetés il y a peu. Puis elle acheva le maquillage, mit ses bagues, recula devant le miroir. Se regarda, essaya d’évaluer la situation. Dans quelques dizaines de minutes, elle allait retrouver pour la première fois depuis cinq ans son ancien hôpital, reconverti en hôtel. Et en centre commercial.
Elle prit le médicament, qu’elle compléta d’une petite gélule marron destinée à éviter le desséchement de la bouche. Etait-ce si simple ? Elle avait tenté de l’expliquer au docteur Bisson. Ils en avaient parlé. Retourner là-bas après ces années, après cette lutte effroyable, elle missionnée pour un projet de reconversion de son hôpital, face à un front uni d’oppositions ? « Mme Vallot,… » lui avait dit calmement le docteur. « La violence » avait répété Florence. La violence avait été d’autant plus terrible à l’époque des faits qu’elle ne devait pas en faire part. Il fallait relativiser, avancer, et surtout, comme on lui disait, « gérer ». Une situation indescriptible qu’elle devait désormais tenter de décrire.
« Ce n’est plus la même chose, aujourd’hui, les situations ne sont pas comparables, les lieux sont les mêmes, le contexte a changé ».
Elle pensait devoir s’écouter elle-même.
Florence sortit de son appartement, s’engagea dans l’escalier. Dans le hall, elle s’aperçut qu’elle avait oublié ses boucles d’oreille. « Et mon collier ! ». Elle remonta précipitamment. De nouveau devant sa coiffeuse, elle se regarda. Lui revint en mémoire un détail. Lors de sa dernière consultation avec Mr Bisson, Florence avait remarqué, tout en s’installant dans l’un des deux fauteuils imposants, que la lampe verte, carrée, métallique, posée sur le côté droit du bureau, avait disparu. Le docteur Bisson l’avait regardé posément, avec bienveillance et intérêt : « Mais il n’y a jamais eu de lampe sur ce bureau, Florence ».
Elle mit ses boucles d’oreilles, parme, et son collier, fin et argenté. Puis elle décida de l’enlever. Elle se sentirait mieux. Elle se souvint de ce sentiment de solitude le jour où elle dut affronter la colère des personnels qui ne voulaient pas la mort de leur hôpital. Cela avait été une colère encore plus terrible et violente que d ‘habitude. Des mots à la limite de l’injure, « vous êtes une lâche », une « médiocre », « on ne veut plus de vous ». Ce n’était pas la première fois. Sa hiérarchie savait mais n’intervenait pas. Elle devait faire face. Florence respira, se remit du parfum, un parfum qui lui avait toujours évoqué une prairie en montagne proche d’un sous-bois, une prairie que l’on découvrirait en sortant d’un chalet à l’automne. Elle sortit de nouveau de son appartement, en regardant de nouveau sa montre, craignant d’être en retard. Au pied de l’escalier, elle empoigna longuement la rampe avant la dernière marche. Une rampe de bois vernissée, inclinée vers le haut. Qui était bien là, elle. Cette main courante sculptée.
Dehors, elle fit le trajet qu’elle avait emprunté tous les jours lorsqu’elle se rendait dans son hôpital. Il lui fallait d’abord prendre un bus. Celui-ci arriva, fidèle à son souvenir. Assise et regardant à travers la vitre les devantures, les magasins et les passants, Florence songea à ce qu’était devenu le vieil Hospice de la Charité. Un hôtel et un centre commercial. L’ancien hôpital était totalement hors-normes. Le choix avait été fait de regrouper toutes les activités sur un site plus moderne, à l’est de la ville. D’où un regain de colère des habitants, des élus, des personnels.
Florence s’aperçut qu’elle avait pris un livre avec elle. Ça, elle ne l’avait pas prévu. Dans sa main, elle tenait « Némésis » de Philip Roth. Elle n’eut pas le temps de l’ouvrir. Son arrêt était ici. Elle reprit son ancien chemin. Le contexte n’avait plus rien à voir, se disait-elle à nouveau : avant, la lutte…Un vieil hôpital déchiré par les passions ? Et désormais un vernissage dans les chics salons de cet hôtel bâti à la place. Faire simple. C’était cela le moment : se diriger vers un simple vernissage.
Florence marcha rapidement. Car cela n’était décidément pas si simple. Si elle revenait sur ces lieux, cela n’était pas seulement pour se prouver à elle-même qu’elle en était tout simplement capable. C’était aussi parce que le vernissage consacrait l’œuvre d’un artiste particulier. Un artiste qu’elle appréciait beaucoup. En fait, un homme qu’elle appréciait beaucoup.
Tout en pensant à lui, elle se rendit compte qu’elle reproduisait exactement le trajet qu’elle faisait cinq ans auparavant : un véritable rituel, un cheminement balisé au mètre près de manière superstitieuse. Les enfants font la même chose, par exemple en vacances, pour aller à la plage ou rejoindre un square : marcher du pied droit sur une plaque d ‘égout, passer sous une branche, éviter l’ombre du kiosque. Désormais l’enfance était bien loin, le temps de l’innocence n’était plus. Mais Florence adoptait un mécanisme identique : comme dans le passé, elle contourna par la gauche le grand arbre malade flanqué de son panneau de signalisation, puis suivit la jointure des briques au sol sur cinquante mètres, avant de traverser la rue exactement en face du marchand de journaux. Elle constata que rien de spécial ne se produisait.
Il s’appelait Luchino Pamphile. Il était sculpteur. Elle l’avait rencontré dans un co-working dans le centre-ville, quatre ou cinq ans auparavant. Cet espace partagé était aménagé à l’ombre d’une église, juste à côté de l’hôpital. La grande salle lumineuse donnait sur une petite place. Il était en train de travailler sur son catalogue, en vue de répondre à des clients potentiels. Elle avait aperçu ce qu’il faisait tout en s’installant. C’était très intéressant. Il lui expliqua avec chaleur. Il sculptait des objets de la vie courante, mais de manière inattendue. Florence sourit.
Aujourd’hui Florence sourit encore en pensant à Luchino. L’hôtel de luxe qui avait succédé à l’hôpital avait fait appel à lui pour une soirée de prestige. On inaugurait le spa. A l’époque de leur rencontre, son travail portait sur les volets et l’art de les transformer, les tordre, les commuer en autre chose qu’une simple protection. Ils prenaient toutes sortes de forme, élancés, effilés, spiralés, minuscules ou gigantesques. « Inventés dans les pays du sud, sur les terres du soleil, ne jamais l’oublier !» et il rit aux éclats.
Ce jour-là, déjà un peu ancien, Florence et Luchino avaient sympathisé. En sortant de l’espace de travail, ils avaient pris un café, dans une brasserie animée. Ils parlèrent d’abord de la ville, puis de l’Italie natale de Luchino. Il était napolitain. Sa famille possédait depuis longtemps une maison dans un quartier cossu, le Posillipo. « Selon la légende, c’est le lieu où finissent les chagrins » lui dit-il. « La villa est ancienne, spacieuse, avec une terrasse, qui offre une vue imprenable sur le Vésuve, ce volcan faussement calme. Et il y a un jardin. Un beau jardin ».
Ce souvenir accompagna Florence dans ses derniers mètres. Bientôt arrivée, elle leva la tête. La façade de l’ancien hôpital avait peu changé. L’entrée était la même. Les mêmes piliers. Elle craignait une chose, une chose unique en cet instant. Un instant qui lui fit accélérer le pas au risque de se tordre le pied. Voir, rencontrer, affronter N., celle qui l’avait mise à terre. Une femme qui avait pris la tête du combat refusant le projet de reconversion, et qui avait fait d’elle sa cible, avec acharnement. Florence s’était préparée à cette éventualité, « Je ferai face, je ferai face, je la regarderai dans les yeux, sans rien dire ». Florence se souvint de la dernière fois où leurs regards s’étaient croisés, c’était précisément là, au pied d’une statue, celle du Dr Moulin, médecin de l’hôpital au 19éme siècle, là où elle passe maintenant, au pied de cette sombre statue. L’autre, la femme, en tenue noire, pointant droit son index, le regard empli de haine, les yeux noirs, avait hurlé. Elle l’avait fait, ce que Florence ne peut décrire. Hurlé, comme d’habitude. Fait. Hurlé comme d’habitude. Sous le noir de la statue. Mais, personne, personne ne fit son apparition, aucune ombre ne se profila, au pied de la statue il n’y avait que le gris du bitume. Le mur ne soutenait que des traces de peinture ancienne « Défense d’afficher ». Florence respira. Un peu en hauteur, une grande fenêtre, en contrebas un soupirail. L’air était tiède. Florence ralentit un peu. Mais alors, elle entendit une voix. Une voix sourde, pesante, tonnante. D’où venait-elle ? Florence ressentit une menace. Elle eut besoin de s’appuyer contre une grille. Ce murmure, lourd, non, impossible. Elle se retourna, la grande place était gagnée par la pénombre. Des nuages s’approchaient. « Non » se dit-elle. Elle ferma les yeux, prête à se défaire. Et puis un mouvement enveloppant, dans la nuque, une caresse, sur le ventre, un doigt, une boucle de cheveux, Agnès surgissant à cet instant et qui la prit dans ses bras. « Allez, je suis là, on y va maintenant ».
Les deux amies entrèrent.
Florence eut besoin de respirer longuement. Le lieu était beau. Le hall d’accueil était devenu sans surprise la réception. Florence ne voulut pas déambuler dans les espaces qui avaient été des unités d’hospitalisation, un peu plus loin. Elle resta dans un périmètre plus accessible, en regardant autour d’elle. Frappée. Visiblement, l’ancien service d’urgences avait été reconverti en cuisine. Des grandes baies vitrées laissaient passer des lumières tamisées obliques. De nombreuses personnes étaient présentes, le brouhaha du cocktail envahissait ce lieu. Le plafond avait été remanié. Des peintures modernes assez laides ornaient les grandes voûtes. L’exposition de Luchino était consacrée à des sculptures de portes. Des portes, des portes battantes, ouvertes ou fermée, des portes démontées, des portes en fer ou en métal, des portes officielles ou dérobées. Ou en trompe l’œil. Des portes amarrées solidement, bien fixées, ou bien au contraire de biais, penchées, inclinées dangereusement prêtes à vaciller. C’était à la fois léger et grave.
Luchino vint à la rencontre de Florence. «Merci ! ». Il n’avait guère changé. Les cheveux en arrière, noirs comme de la terre brûlée, les yeux sombres, une fine barbe bien taillée, des lunettes bleu indigo. Un costume noir et une chemise blanche ardente. Une fragrance de terre de volcan. Il savait ce que Florence avait vécu. Il essayait de comprendre. D’être attentif. Florence regarda les murs, hauts, identiques et pourtant repeints. Puis au sol, les dalles, désormais recouvertes de tapis épais. Des personnes la saluèrent, d’autres l’ignorèrent ostensiblement, certaines s’éloignèrent. Une femme qui avait été une collaboratrice fit semblant de ne pas la voir.
C’était ainsi. Luchino l’entraina doucement le long d’une galerie, ouverte sur les jardins. Ils firent quelques pas, sous les arcades. Elle reconnut un grand escalier, les marches recouvertes d’un damier blanc et gris anthracite, qu’elle situait dans sa mémoire à un autre endroit, bien plus loin. Au centre de l’établissement, alors qu’il se trouvait en réalité à l’extrémité d’une aile. Les marches étaient incrustées d’une fine poudre vernie. Luchino devisait plaisamment mais sans légèreté. Il connaissait l’histoire de Florence, ce qu’elle avait connu ici, il y a plusieurs années (« vous étiez en territoire ennemi, et non en terrain hostile » lui avait-il dit), la situation invraisemblable, anormale, son sentiment d’échec, de solitude extrême, d’impuissance, sa hiérarchie, qui ne l’avait pas enfoncée mais qui l’avait laissée se débrouiller, et puis, craignant éventuellement quelque mauvais geste l’avait prudemment accompagnée pour qu’elle se mette elle-même de côté. Elle était désormais dans un bureau ordinaire du ministère, ennuyeux et pesant. Bas de plafond. C’était la double peine.
Luchino savait également ce qu’il en était pour sa vie privée : sa rupture avec son mari, un certain Quentin, qui exerçait dans l’immobilier. Leur fils Maxime, grand adolescent, navigant entre les deux. Mais il ne pouvait dire si cette situation pesait lourdement. « Probablement, probablement » se répétait-il. « A-t-elle un amant ? Elle ne m’en n’a jamais parlé…Si c’était le cas, me le dirait-elle ? Elle me le ferait comprendre je pense… ». Il essaya de chasser cette idée.
Florence aurait voulu précisément à ce moment ralentir le pas, s’arrêter ici, rester avec lui, mais il la conduisit un peu plus loin, « Venez Florence ! » le visage enjoué, la voix séduisante. « Venez ! ». Il ouvrit une grande porte en bois repeinte d’une belle couleur cognac : dans une grande salle en pierre noble se déroulait la seconde partie de l’exposition. Des portes en métal, certaines tordues, d’autres en filaments légers. Une, entourée de panneaux de sécurité, était le jouet d’une constante inflammation : des points rouges de combustion brillaient en fines cicatrices. Florence tourna autour. Puis elle leva son regard : sur les murs, des photographies, nombreuses, d’amis de l’artiste, connus ou anonymes. Florence eut la surprise de se reconnaître. Elle lui avait donné son accord un jour. C’était il y a longtemps. Elle avait presque oublié. Il avait tenu parole.
Et puis dans un angle, alors, elle vit une série de photographies qu’elle-même avait prises. Quelle stupeur ! Elle faisait de la photo amateur, il trouvait qu’elle était douée. Là aussi, elle avait donné son accord, comme cela, sans se douter. Elle se sentait désormais confuse, joyeuse, flattée et un peu troublée. Il était souriant, à ses côtés, concentré, chaleureux et sérieux, regardant ses clichés comme s’il les voyait pour la première fois.
« Vraiment, Florence, ils ont toute leur place ».
Elle aimait faire de la photo depuis une dizaine d’années, pas plus. En ville, uniquement, à l’extérieur, au pied des immeubles et des bâtiments. Elle levait les yeux, le regard haut, cadrait en contre-plongée : elle adorait prendre en photo les toits, les sommets et ce que l’on entraperçoit du trottoir. Là était à ses yeux l’intérêt : avoir une vision diagonale, en agrippant les éléments supérieurs tout en restant à l’extérieur. Deviner du regard les balcons, les jardins suspendus, bien plus nombreux que ce que l’on croit, les terrasses. Quand on regarde bien, on peut deviner des arbres, des plantations, on aperçoit des abris, des refuges, on entraperçoit des loggias, des croisées, de grandes baies vitrées, un univers humain. A Paris, à l’étranger, Rome surtout. Cette manière de faire de la photo lui était venue là-bas, dans le quartier du Panthéon, en sortant d’un restaurant via degli spagnoli. Une terrasse recouverte d’un treillis, dressée au sommet d’un vieil immeuble qui ressemblait plus à une grande maison, l’avait charmée : elle était aérienne et urbaine, végétalisée et ancrée dans la pierre. Le principal était d’esquisser par le regard la possibilité d’un ailleurs pourtant très proche. Imaginer à partir d’un indice. Fixer la rêverie. Etre en contre-bas et se projeter vers le ciel des hommes.
Elle sourit. « Merci » dit-elle avec une profonde sincérité. Des organisateurs de la soirée, nouveaux propriétaires, gérants et autres officiels, se rapprochèrent d’eux. Ils s’adressèrent à Luchino pour le convier à un verre dans le salon VIP. Et puisque Florence était là, elle fut également invitée. Il lui sourit. « Ai-je eu raison de venir ? » pensa-t-elle. Elle joua le jeu. « Faire simple, les circonstances ont changé, les circonstances ont changé ». Elle suivit. Elle eut un choc lorsqu’elle réalisa que le salon en question était son ancien bureau.
Elle pénétra dans les lieux mécaniquement. Son ancien bureau, très vaste pièce à la hauteur de plafond démesurée avait été réaménagé en salon chic, meubles acajou, fauteuils de cuir noir confortables, tapis carmin au sol, teintures rouge profond parsemées de petits tableaux club. Elle ne vit que le fantôme de son ancien bureau, ce qui subsistait d’avant, ce qui n’avait pas changé, les moulures, le manteau de la cheminée, les lourds volets aux fenêtres, et même la bibliothèque imposante, qui était toujours au même endroit. C’était là. Le passé revint sous ses yeux : elle se revoyait attablée, écoutant les cris surgissant du combiné, elle revoyait les scènes où l’enragée lui hurlait dessus, ici, debout, le doigt pointé vers son visage, précisément là où se trouve aujourd’hui le patron de l’hôtel, assis confortablement et devisant du tourisme dans la ville. Elle se revoyait à son bureau, lorsqu’elle songeait à Venise, comme un répit, une échappatoire. Aujourd’hui, le papotage de ses compagnons de cocktail a remplacé les violences des réunions qu’elle a connues en cet endroit. Maintenant, elle est désormais assise, son fantôme avec elle, tout le poids de ses malheurs invisibles, elle regarde autour d’elle, elle reconnait mais le passé est muet. Personne ne réalise, sauf peut-être Luchino, qui la regarde. Il semble lui-même de plus en plus mélancolique. Que lui dit son voisin ? Quelque chose est-il en train de se passer ? Florence reprend un verre. Elle songe à ce qu’elle faisait avant, le soir, en partant d’ici. Tel un rituel. Elle avait l’habitude de disposer ses stylos minutieusement : trois dans sa sacoche, deux dans un étui bleu roi sur le bureau, et un dans le grand tiroir de la bibliothèque. Comme pour porter chance. Le stylo rangé dans la bibliothèque était un cadeau de Luchino, un stylo italien. Elle avait toujours pris soin de lui, et Luchino aurait été bien surpris d’apprendre sa mutation en porte-bonheur.
Elle se retint de frémir. Le dernier jour passé ici avait été horrible. Une succession d’agressions verbales, une attaque contre elle surpassant l’ordinaire, l’absence de collègues avec elle. Le matin, elle ignorait qu’en venant elle passerait sa dernière journée ici. Le soir, elle s’était sentie démantelée. Florence aujourd’hui s’accroche au stylo. Et…qui sait ? Il est peut-être toujours dans le grand tiroir de la bibliothèque…
Les gens parlent devant elle. Assis, ils ont l’air satisfaits. Sont détendus. Portent des tenues élégantes. Un sentiment d’oppression gagne Florence. Elle ne sait pas si elle aimerait parler ou se réfugier dans le silence. La tension est trop forte. La colère et la honte. On sait qui elle est et elle a le sentiment d’être méprisée. Une question la taraude et finit par la gagner : et si quelqu’un venait à dire ce qui lui passe par la tête ? Non pas une fantaisie ou une plaisanterie un peu incongrue, mais véritablement n’importe quoi. Oui, que se passerait-il si quelqu’un proclamait subitement des absurdités totales ? Un cri, ou des grimaces horribles avec des raclements de gorge ? Ou des injures, comme « grosse conne ! ».
« Pardon ? ».
« Allez vous faire foutre ! ».
Comment réagirait-on ?
« Pardon ? Qu’avez-vous dit ? ».
« Moi ? Mais rien, rien du tout ».
Si on se mettait à lâcher des insanités en public ?
« Bordel, vous me faites tous chier ! ».
« Mais enfin, qu’est-ce qui vous prend ? ».
« De quoi parlez-vous ? Je n’ai rien dit ».
Oui, se passerait-il quelque chose ?
« Tenez, je vais me mettre à poil ! ».
Peut-être strictement rien à vrai dire. Un peu d’aplomb, un rien d’indifférence, un mouvement vague de la main. Un hochement de la tête. Les yeux ouverts, c’est tout. Il suffit de reprendre le cours des choses. Le silence, le retour à la normale. « Mais comment, mais non, je n’ai rien dit, vous avez tous rêvé ». Oui, est-ce possible ?
Florence se lève lentement, se dirige vers la bibliothèque massive, couleur terre d’ombre. Elle contourne un fauteuil, allume une petite lampe vert olive, pose son verre sur une étagère. Avec le bras droit, elle ouvre le tiroir, et regarde rapidement. Rien. Aucun stylo.
Elle s’apprête à revenir vers son fauteuil, mais, au lieu de reprendre sa place, se dirige vers la porte, à la recherche d’Agnès. Elle regarde autour d’elle, personne ne la considère. Luchino est de dos, toujours assis. Elle quitte cet endroit. Elle n’y mettra plus les pieds. Sur le pas de la porte, un homme, obligé, la salue. Dans les couloirs et les autres salons, règne une effervescence bruyante. Un fond musical ajoute du bruit. Des spots rouges carmin balaient les espaces traversés par des silhouettes sombres. Il y a aussi des people, Florence ne s’y attendait pas. Un jeune acteur discute avec Emmanuelle Béart. Une philosophe très active dans les revues partage un verre avec Roselyne Bachelot. Sylvain Tesson est là aussi, en fauteuil roulant. Un sentiment de solitude gagne Florence. Elle a reçu un texto d’Agnès : « Je vais tester le nouveau spa ! A tout à l’heure ». Vite s’isoler.
Elle sort, dans la cour. La nuit est profondément noire. L’air est devenu frais. Florence s’oriente vers le grand escalier qu’elle a revu tout à l’heure. Elle emprunte un long couloir, en croisant des personnes sans les voir. C’est curieux, même la disposition de l’escalier lui apparaissait différemment dans ses souvenirs. Elle croyait qu’il était à l’extérieur, donnant sur un petit jardin, alors qu’en réalité, il est niché dans le corps même du grand bâtiment. Elle se revoit pourtant bien le descendre, totalement abattue le jour où elle s’était sentie si seule. Elle monte désormais cet escalier, et songe que la dernière fois qu’elle était à cet endroit, elle avait été mortifiée ; elle gravit ces marches avec ce rappel ; elle veut chasser ce souvenir et en même temps s’y agripper pour mieux l’expulser. Elle se voit rencontrer son propre reflet sortant du passé, ici, et s’arrête.
Elle est tout en haut de l’escalier.
Le jour où personne n’est venu, tout le monde aurait pu savoir.
Seule avec ces pensées, elle regarde autour d’elle. La forme obscure des nuages, le relief masqué des portraits des médecins sculptés dans le marbre, plus loin les lumières de la ville. Elle respire, et observe en contre- bas, la grande place située devant le grand bâtiment devenu hôtel. Pendant le jour, on passe rapidement, on achète un journal au kiosque, on converse brièvement, on joue avec des enfants sur le manège situé au centre, on mange une glace sur les bancs. Mais maintenant, tout est plongé dans le noir. Accoudée sur l’appui de la balustrade, exposée au vent, elle essaye de deviner quelque chose à travers la forme noire des objets inanimés. Un peu en dessous, à l’étage inférieur, elle aperçoit quelqu’un sortant de l’obscurité pour s’avancer et calmement prendre appui sur le parapet. Cet homme c’est Luchino. Elle le reconnaît tout de suite, sa démarche déterminée ne peut tromper. Il est accoudé au garde-fou. Il se redresse légèrement, puis se penche.
Cinq ans auparavant, le quatre novembre, elle avait été là, sur cette dalle, le jour où personne n’est venu l’aider. En fin de journée, épuisée, elle était montée au sommet de l’établissement. Elle avait regardé droit devant elle, à quelques mètres c’était l’air libre et le vide. Elle était restée là, en essayant de réfléchir à quelque chose, mais même cela, avoir une pensée, était devenu difficile. Cette absence, en la coupant du monde et d’elle-même…Elle faisait du sur-place, un pied sur l’autre. Sur une galerie annexe, de côté, un médecin lui avait fait un signe de la main. Un simple geste aimable. De loin, elle ne l’avait pas reconnu. Elle avait touché le rebord râpeux de la balustrade. Laissé ses doigts dessus quelques instants. Elle avait songé à son fils. Elle n’avait pas été plus loin et avait repris l’escalier, sans se souvenir de la suite. Sans se rappeler du trajet du retour.
Luchino s’appuie sur le parapet. Il se penche, puis redresse la tête. Il observe la nuit, semble plonger son regard très loin. Il reste ainsi immobile longtemps, se redresse puis repart. Il se retire.
Florence scrute les statues, en enfilade dans la nuit. Leurs formes se confondent. Comme une variation énigmatique, un alignement obscur ou un enchevêtrement de corps immobiles. Les figures de l’étage inférieur semblent faire écho à celles du dessus, en se transmettant un message dont elle est exclue. On a aimé cet endroit, puis on l’a détesté. Il n y a plus rien à faire.
Elle s’en va. Elle redescend, et envoie un texto à Agnès, puis à Luchino. « Merci mes amis, je rentre ». Un taxi la dépose chez elle. Au pied de l’escalier, elle ne peut s’empêcher de caresser la rampe vernissée. Elle ne sait quoi penser, n’a pas sommeil, alors chez elle ouvre « Némésis » de Philip Roth, le livre qu’elle avait pris tout à l’heure. Cette lecture la bouleverse. Elle a les larmes aux yeux lorsqu’elle finit par éteindre. Elle a laissé la fenêtre ouverte, malgré la fraicheur. Un petit square n’est pas loin. Elle respire et s’imagine à Naples, dans un jardin, un beau et grand jardin, dans le Posillipo. Là où finissent les chagrins.

Un étang à Rome
Un immeuble comme il y en a tant. Dans la chambre, une atmosphère ouatée, dans une pénombre que viennent éveiller les appliques bleutées de l’écran fixé au mur. Le cuir noir des fauteuils, le verre sombre sur la table basse, le grain du galuchat recouvrant un coffret. La moquette carmin épaisse, la poignée argentée, le lourd rideau et le bois solide, enfin la fenêtre s ‘ouvre, le panneau, le vitrage et puis l’air et le soleil ! Le rebord.
Le saut ! Enfin ! Le vol au-dessus de la place, la spirale autour du grand monument pointu.
Elle repose ses lunettes de réalité virtuelle. Pieds nus sur le tapis épais, elle s’éloigne du grand lit. Elle rabat la porte de la salle de bains pour se diriger vers la fenêtre. Elle ouvre l’imposant battant et scrute à travers la vitre la grande place qui s’offre à elle. Les pavés ivoire, les bâtiments solennels et sereins, les voitures grises. L’immense obélisque, si vieux qu’il est au-delà de la nostalgie. Il est désormais comme un miroir. Elle est à Rome, place Nazionale, dans l’hôtel éponyme. Elle sourit.
Une animation parcourt la place. Beaucoup de costumes anthracite ou bleu marine. De nombreux policiers. Florence se prépare et descend dans la salle du petit déjeuner. Thé, viennoiseries, fruits secs. Elle pense à Luchino. Elle a envie de penser à lui. Mais depuis ce temps…pourquoi ne se passe-t-il rien ? Après tout, cela peut encore changer. Il faudrait simplement qu’il cesse de tout compliquer en pensant sans cesse que tout concourt aux complications. Elle emporte sa sacoche de photographe et sort de l’hôtel.
Deux ans auparavant, elle avait entièrement renouvelé son matériel de prises de vue. Après la soirée dans son ancien hôpital, elle avait fait l’acquisition d’un équipement élaboré, semi-professionnel, assez coûteux. Elle prenait grand soin de ses appareils, les disposait selon un ordre connu seulement d’elle-même sur ses étagères, les choisissait selon leurs caractéristiques techniques pour telle ou telle séance, telle ou telle sortie. Il n’y avait pas d’impulsion, pas de fantaisie, juste une rigueur qui la comblait. Le maniement de ces appareils provoquait aussi un plaisir simple: toucher la boite, l’armature rigide, ajuster l’objectif en enroulant ses doigts autour, à l’ancienne, faire pivoter sa main pour trouver la bonne mesure, poser sa joue, cligner de l’œil pour viser, s’appliquer pour l’angle, attendre le moment parfait, puis enclencher et sentir le mécanisme vibrer. Il y avait toujours une vibration, même avec les outils les plus austères.
Au fil du temps, elle avait complété sa panoplie avec des appareils sophistiqués, modernes, numériques, à grand capteur le plus souvent. Elle poursuivait avec application ses déambulations urbaines. Elle était photographe piéton, prenait toujours ses clichés en contre-plongée, le regard tourné vers le sommet des bâtiments. Le soir, le week-end, elle allait ainsi, vers une destination choisie, mais sans itinéraire strict, suivant l’inclination de sa rêverie.
« – Vous, rêveuse ? » lui demanda un jour Luchino.
« -Mais la rêverie n’est pas l’indolence, mon cher » répondit Florence. C’est une disposition d’esprit, une ouverture au monde.
C’est ainsi qu’elle se retrouva à photographier de plus en plus souvent des immeubles, des bâtiments officiels avec leurs drapeaux et leurs antennes, puis des hôpitaux, finalement. Elle revenait sur ses anciens territoires, en se tenant toujours assez loin. Elle avait même trouvé une technique : Agnès avait loué une berline, dans laquelle Florence se couchait, à l’arrière. Allongée, le viseur collé au visage. Dans cette position, elle photographiait les hôpitaux sous l’angle que devinent les blessés sur leurs brancards, elle pointait leurs enveloppes, leurs coques, ces croûtes de pierre et de métal qui absorbent malades et soignants dans un vaste mouvement sans fin. Elle était revenue aux abords de l’établissement dans lequel elle avait commencé. Quelques années s’étaient écoulées, les changements étaient manifestes. L’hôpital qui avait été à taille humaine devenait fébrile : des travaux, des crevasses, des trous béants. Des panneaux d’information incompréhensibles. Des bâches recouvraient une partie de la façade et semblaient désormais à demeure. Florence pensait que l’architecture d’un hôpital déteint sur la psychologie de ceux qui y travaillent. L’immense centre hospitalier H.O possédait une tour vertigineuse : ses occupants étaient quasiment tous frappés d’un sentiment de supériorité à l’égard du reste de l’univers. Un autre, assemblage composite et malhabile de bâtiments malcommodes et tous d’une grande laideur, était un vrai labyrinthe : on ne comprenait jamais ce que voulait dire ses dirigeants, qui semblaient toujours prendre plaisir à vous égarer dans les méandres de leurs considérations d’autant plus mesquines qu’elles s’apparentaient à un technocratisme abscons. L’hôpital G, lui, outre le fait qu’il portait le nom d’un préfet qui avait été dans le droit et fidèle sillage de Maurice Papon sans que cela gêne quiconque, avait une armature étrange : on ne comprenait pas où était l’entrée principale. Longtemps ses patrons cherchèrent la sortie pour mettre fin à leurs querelles intestines, qui les occupèrent autant que le temps consacré aux malades.
Les deux amies se propulsaient ainsi, l’une conduisant lentement en faisant de larges cercles sinueux, l’autre photographiant les sommets et les toits des hôpitaux par discipline. Elles adoraient se retrouver pour ces escapades, prendre un café avant de s’engouffrer dans la berline, tourner et pivoter autour des bâtiments blanchâtres, puis revenir à leur point de départ pour trinquer.
Florence aimait les matins, le dimanche, tôt. Dans la ville la berline déployait ses courbes paisiblement. Elle, mitraillait les hauteurs.
Le docteur Bisson l’encourageait. Florence poursuivait les séances. Il ne faut pas seulement croire dans son psy, il faut croire aussi dans sa capacité à lui fournir de quoi vous aider. Elle essayait. « Suis-je une patiente intéressante pour lui ?» se demandait-elle encore. « Suis-je à la hauteur ? ». Elle savait qu’il y avait encore du travail.
Et puis vint le 17 avril 2024, le jour où littéralement tout bascula. L’inauguration de la réouverture de la cathédrale Notre-Dame de Paris avait été programmée longtemps à l’avance. Un général présidait à cette renaissance depuis cinq ans, et certains pressentaient que l’opération allait probablement manquer de légèreté. L’entreprise était menée tambour battant. Après quelques discussions, on avait vite compris que le choix n’existait pas : on reconstruirait Notre-Dame à l’identique. Comme avant. Sans « geste » moderne. Florence regrettait profondément cette décision, qui était pour elle presque douloureuse.
« -Pourquoi ? Mais pourquoi Luchino ne pas innover ? Aller de l’avant n’est pas trahir nos passés, nos morts, nos traditions. Au contraire, s’engager pour l’avenir en réaffirmant nos rêves sous une forme nouvelle, c’est aussi les consolider. Les réarmer. N’est-ce pas Luchino ? Luchino qu’en penses-tu ?
-…C’est la première fois que vous me tutoyez Florence ». Ils rirent ensemble.
Le jour dit, Florence se décida à gagner l’Ile de la Cité. La foule était nombreuse. Les forces de sécurité étaient curieusement calmes. Le trafic était bien régulé, les piétons étaient bien ordonnés.
Florence, accompagnée de son fils, arriva par l’ile Saint-Louis, l’un de ses endroits préférés. Elle voulait être à l’heure. Obstinément. Les anciens hôtels particuliers légèrement penchés couvaient l’ombre des badauds. La Seine paraissait réellement en mouvement, le soleil de printemps recouvrait d’un léger glaçage bleu les carreaux des fenêtres. Quand elle passa, Florence vit un volet s’ouvrir, et, plus haut, spectacle inhabituel pour la ville, un chat bondir à travers les tuiles d’un vieux toit.
Elle sortit son appareil photo. Puis un second, plus petit, qu’elle mit dans sa poche de blouson. Par réflexe, elle pointa les tours de Notre-Dame. Elle fut la première. La première à voir. Un oiseau traversa le ciel. Y’a-t-il un rapport avec le chat ? Ce fut à ce moment la seule pensée de Florence. Elle suivit l’oiseau au téléobjectif. Elle scruta le sommet de l’édifice. Les autres promeneurs regardaient sur les écrans géants l‘arrivée des officiels. Beaucoup faisaient des selfies. Elle, vit en haut de la tour nord une balustrade trembler. Elle déplaça son viseur sur la flèche, reconstruite exactement comme la réplique fidèle de l’originale, qui s’était effondrée cinq ans auparavant. Le bois et le métal en proie aux flammes avaient alors semblé d’une essence particulière pour bon nombre de concitoyens et d’esthètes. On avait donc repris le même modèle pour bien faire. Ce 17 avril 2024, à 11 h 12, Florence fut la première à photographier l’effondrement. Elle enclencha son appareil au moment de l’effritement de la pointe, elle enregistra sur numérique le processus de désintégration et ne cessa d’appuyer en rafales pour capter l’éboulement définitif. Et ce ne fut pas seulement la flèche qui sombra, la voute reconstruite suivit. Visualisant avant les autres ce qui allait se passer, Florence protégea son fils en le prenant dans ses bras, et demanda à ses voisins de reculer : elle sauva ainsi plusieurs personnes. Elle fit face à l’extraordinaire. Les tours chutèrent. L’immense nuage de poussières obscures et le fracas des hommes plus que des pierres. L’affolement. Les embardées des moteurs. La bousculade. Le ciel subitement dégagé d’oiseaux. Seul le fleuve était immobile.
Les thèses complotistes se déchaînèrent. Un nombre croissant de commentateurs commença à leur donner raison. Le gouvernement était sur les dents, la Présidente avait du mal à masquer sa nervosité. Tout cela paraissait incroyable, le produit d’un bouleversement du monde.
Les photographies de Florence furent saluées. Elle avait vu et fixé. Ses clichés étaient bruts et doux à la fois : ils n’étaient pas voyeuristes, car, tout en donnant à voir, ils possédaient une certaine pudeur, une retenue. Elle avait confié les images du début de la catastrophe, le moment où le vacillement se produit. Le noir et blanc qu’elle aimait conférait une gravité, une forme de solennité. Il rendait sensible l’oscillation de la pierre et du bois. Florence trouvait étrange d ‘avoir été repérée en ces circonstances, mais c’était ainsi. Une galerie l’approcha, elle fut encouragée à poursuivre. Un accord fut noué. « Il faut y aller à fond » lui dit franchement et simplement la directrice de collection, jeune quadra dynamique en tailleur pantalon et toujours entre deux TGV. Elle ponctuait ses phrases, de « hop », « hop on y va », « hop ça y est », et ces quelques mots étaient toujours prononcés avec une gaieté communicative. Elle avait des relations. Désormais, Florence pouvait faire de la photographie son activité principale. Le docteur Bisson la félicita, visiblement plus ému qu’elle ne l’aurait cru.
Elle connut des expositions. Puis vint le moment des séjours à l’étranger. Florence se rendit à Berlin. Enfin, une invitation à Rome, pour y recevoir un prix.
« Quelle émotion » dit Florence à Agnès dans un café rue Mazarine, « quelle émotion » se dit Luchino dans son atelier, seul, en apprenant la nouvelle. Il déposa son stylo, son bloc-notes, s’assit et regarda longtemps à travers le carreau d’une fenêtre. Si longtemps qu’il finit par observer une légère fissure qui faisait pénétrer un mince courant d’air frais. Il s’octroya un verre de cognac. Il fit tourner le liquide brunâtre dans le creux de sa main.
Une exposition à Rome, de fin mai à début juillet. Le Musée d’Art Contemporain Municipal, le MACRO, consacrait plusieurs salles à Florence. Le Prix de la découverte lui était remis. Elle arriva quelques jours avant le vernissage, fut accaparée par les inévitables tâches administratives et logistiques, la disposition des cadres etc. Elle s’imaginait retrouver Luchino, mais celui-ci était retenu par un projet, en Bourgogne. Il la rejoindrait le jour du Prix. Alors elle marche dans Rome, retrouve la via degli spagnoli, l’endroit de son premier cliché pris avec le point de vue de celui qui est en contre-bas. Fidèle à ce parti-pris, elle avait continué. Dans cette petite rue, débouchant sur ce qui pourrait être une place, elle mesure le parcours, entre ce moment ancien et cet instant présent. Elle se sent bien mieux aujourd’hui, mais quelle est la suite ? Voilà à quoi elle pense désormais. Sept ans se sont écoulés, mais où serai-je dans sept ans ? Elle se rend compte qu’elle ne mesure rien du tout. Ni son parcours ni quoique ce soit. Elle marche, se faufile dans les petites rues pavées, tantôt droites, tantôt serpentines. Les églises et les plaques apposées sur les murs sont là. Le café Giolitti. Un restaurant de poissons derrière une façade sombre. Même certains magasins ou commerces semblent éternels, c’est le charme de Rome. De belles librairies.
Paris est une fête écrivait Hemingway, plus exactement une fête « mobile », que l’on a toujours avec soi dans son cœur. Rome est une cérémonie, que l’on ne peut vivre qu’en ses lieux. Florence est envoutée : son existence doit se confondre avec cette ville. Ici. Enfin. Dans la devanture d’une librairie, elle remarque qu’à côté des livres des articles de papeterie sont proposés. Cahiers, carnets, reliés par une spirale ou une lamelle de cuir, calepins, encres noires, bleues, vertes ou rouges, et des stylos. De nombreux stylos. Florence regarde bien derrière la vitre et finit par repérer ce à quoi elle pensait sans se l’avouer de prime abord : devant elle, le même stylo que celui offert par Luchino il y a plusieurs années. Retrouver le même modèle, dans une boutique colorée, chaleureuse, accueillante, est un soulagement. Dans cette petite rue effilée, recouverte de pavés gris solides, au pied d’immeubles couleurs crème aux fenêtres alanguies par des plantes vertes potelées, cette librairie est un refuge. Sa vitrine est resplendissante, Florence se voit sourire. Elle prend en photo la baie vitrée, son reflet y est incrusté. Ce stylo est peu de chose. Retrouver un objet, ou son double, est anecdotique, ne signifie rien. Mais Florence savoure ce moment, elle prend entre ses doigts l’objet, la pointe précise, le manche arrondi. Couleur bleue nuit, avec un motif strié qui lui évoque les années trente. Sa période préférée.
Quand elle ressort de la boutique, ce moment est celui de la mélancolie du souvenir, d’une douceur de vivre, et de la joie d’avoir donné forme à un sentiment, comme une promesse. Elle empoigne le stylo, le met dans son sac aubergine. Le vernissage est dans quelques heures. Elle prend un bus, moyen commode de profiter de la ville. Assise, elle regarde fascinée à travers la vitre les splendeurs qui défilent. La circulation est plus fluide qu’à Paris. Après le cirque Maxime, les thermes de Caracalla apparaissent dans leur étrange beauté. Leurs murs si hauts qu’on est d’emblée ému par les hommes qui les ont élevés, les vestiges éparpillés sur une étendue que l’on prend pour une forêt. Les ombres entrecroisés et le sol de poudre. Ici sont les Thermes de Caracalla, immense construction humaine vouée aux bains, aux ablutions et à la vie sociale à l’époque romaine. La pierre est sombre et réservée, la forme des piliers arquée et recueillie. Il n’est pas étonnant que des concerts se tiennent souvent en cet endroit, dessiné pour s’abriter, se protéger. Le bus contourne les lieux. Une vieille femme élégante sourit à Florence. Le soleil décline. Florence sourit aussi. Son regard est franc. Encore un coup d’œil vers les vestiges, sereins comme des patriarches, figés dans leur corps de pierre comme des figures endormies. Un reflet argenté lui fait tourner la tête alors que le bus s’éloigne.
Elle le sait. Elle revient à l’hôtel, mais elle le sait. Elle prend une douche, se lave les cheveux, adopte un bel ensemble tailleur-pantalon bleu nuit. Classique. Se met un peu de parfum. En bas, dans le salon qui donne sur le bar, elle demande une flûte de Champagne, du Blanc de Blanc. Un écran retransmet les clips numériques du groupe Bao. La chanteuse Mata est voluptueuse. Florence savoure le moment. Elle a coupé son portable. Elle se lève et quitte les lieux. Elle prend un taxi, et se rend aux pieds du cirque Maxime.
Elle veut faire à pied le reste du trajet. La fin de journée est belle, les nuages pourpres transparaissent à travers les branches des pins parasols. Le bruit de la cité s’amenuise quelque peu. Un chien fidèle suit un homme au profil émacié. Florence croit entendre le son curieux d’un sabot quelque part. La senteur des aiguilles sèches l’entoure. Bien sûr elle ne se rendra pas au vernissage. Elle pénètre dans l’enceinte du site, prend un ticket d’entrée. Elle se débrouillera seule pour la sortie. Elle marche droit, longe un pan de mur pointu, pénètre dans ce qui ressemble à une pinède, en pleine ville. Une pinède à Rome. Elle s’approche de ce qu’elle a vu tout à l’heure. Une étendue d’eau, calme, à la surface brisée de fines tapisseries d’herbes et de fleurs. Un petit étang formé dans le pli du terrain, à la faveur des pluies. Elle ne savait pas qu’un étang se trouvait en ces lieux. Aucun guide ne le mentionne. Il y a bien un petit lac dans les jardins de la villa Borghèse, mais ici ? Etrange.
Elle s’avance et domine la surface : le soleil est très bas, mais l’eau est tendue comme un voile dans lequel on distingue encore les reflets, certains charbonneux, d’autres pastel. Les faîtes des arbres, le feuillage de leurs ramures, plus haut les nuages, un oiseau de passage. L’eau prend une couleur parme profonde. De minuscules bêtes s’agitent. Florence ne connait pas leur nom. Il n’y a personne autour. Depuis une heure ou deux, Luchino doit être arrivé, un taxi a dû le déposer en centre-ville depuis l’aéroport. Elle lui a envoyé un texto. Un sifflet, quelques bruits. C’est la fermeture, mais elle reste. Apaisée, elle ne s’agite pas, demeure simplement immobile quelques minutes, adossée à un arbre. Elle regarde les immenses ruines, pense aux morts qui ont bâti ces monuments. Pour les siècles.
Elle longe le petit étang qui a la forme d’une goute, la main droite sur son buste, en un geste doux. Elle le fait naturellement, et marche à petits pas. Il fait chaud pour une soirée de fin mai. Florence enlève sa veste, la porte quelques instants dans ses bras puis se met à la faire tourner légèrement au-dessus de sa tête. Continuant à tourner autour de l’étang, elle agite sa veste en la brandissant comme un flambeau. L’eau est veloutée, le reflet animé de Florence répond au mouvement des feuilles dans les arbres qui surplombent l’ensemble. Elle fixe le dessus des pins-parasols, pointe son regard vers le ciel. Déjà la lune apparait, pâle et discrète, qui diffuse une douce lumière comme une lampe qui aurait toujours été là, pour les hommes qui passent et se succèdent. Alors elle s’arrête, regarde l’eau, le ciel, puis recommence, jusqu’à esquisser un pas de danse.
Et Florence se met à danser. Elle enlève son chemisier. Elle se parle, n’a de musique que ses propres paroles. Elle est seule au bord de l’eau en plein cœur d’une ville éternelle, seuls ses souvenirs la portent pour rejoindre son unique trajectoire: danser ici face au ciel. Elle se hisse sur la pointe des pieds, se débarrasse de ses chaussures, dénoue sa ceinture, la jette au loin dans l’herbe rendue bleue par les éclats de lune, ôte son pantalon.
Sa silhouette dénudée est ombre mauve dans les Thermes de Caracalla. Elle retire ses sous-vêtements, son corps est ferme et gracile, ses jambes et ses bras sont musclés, ses bras touchent ses seins, ses jambes. Elle pense qu’elle est bien, qu’elle fait bien, sa pensée est concentrée sur cette certitude, cette plénitude.
Elle sait. Inutile pour le moment de faire autre chose que de continuer à danser. Ce n’est pas la peine de se retourner. Elle sait qui elle verra. Derrière elle, légèrement en surplomb, accoudé à un banc. Ses pieds dessinent des mouvements légers, elle se déhanche, ses bras sont en rythme. Tout son corps est détente, énergie, « pulsion », « je suis pulsion ». Florence rit bientôt. Elle croit entendre un déclic, comme un battement de cils ardent. Le jour où personne n’est venu, elle a pu amorcer son propre chemin. Les briques et le marbre, les restes de mosaïques et les bassins sont en enfilade. Leurs reflets sur l’eau lui sont réservés.
Elle s’aperçoit qu’elle a encore sa montre au poignet. D’un geste lent, elle détache le bracelet, le manipule, touche et caresse le cuir de la languette, la brandit et la fait tournoyer. Son poignet fait virevolter quelques instants sa montre puis Florence l’envoie avec force au-dessus d’un parapet, le plus loin possible au-delà du mur sombre de la pierre haute. Bien au-delà du mur. Comme une arme, comme un jouet, comme un diabolo qu’un enfant enverrait par-dessus une barrière au plus profond de son chagrin pour s’en délester. Elle regarde l’objet dans le noir, traverser un instant de lumière sous la lune puis s’effacer quelque part dans le lointain. Peu importe où il tombe. Peu importe si le cadran se brise, peu importe l’heure à laquelle la montre s’est arrêtée. Ses aiguilles ne sont plus à elle.
Il y a simplement une douceur de l’air et un parfum de feu.

FIN
Janvier 2020

Le jour où personne n’est venu

«Comme Iphigénie, je regretterai la lumière du jour, pas ce qu’elle éclaire ».
Jacques Chardonne, Demi-Jour.

Un jardin à Naples
Elle avait encore du mal à en parler. Le week-end précédent, elle avait entrepris une promenade, avec son amie Agnès. Un moment de répit, sur la Seine. Florence aurait voulu que tout fût juste : les lignes du bateau, les courbes du fleuve, les formes des bâtiments et des ponts, les angles des quais et des rues, les couleurs du ciel et de la ville, pour constituer une image qui puisse durer, qui devienne un souvenir apaisé. Paris était sous le soleil, mais une forte lumière peut rendre encore plus écrasant un sentiment de tristesse. Leur navette se mit en mouvement bien après les autres. De nombreuses personnes arrivées plus tard commencèrent leur croisière avant elles. Florence eut le temps de regarder jouer des enfants, qui ne cessaient d’envoyer une balle contre un mur. A un moment, un garçon envoya au-dessus d’un parapet une boule plastique. Une fillette cria. Puis le navire partit enfin. Le soir, dans son appartement, Florence se dit que les autres seraient toujours à leur place, toujours en avance. Sauf elle et quelques esseulés, qui arrivent parfois à crier, parfois non.
La semaine passa.
Le vendredi, en fin d’après-midi, après le travail, Florence prit un bain, allongée dans une eau très chaude. Les murs étaient couleur vert amande, avec des volets à l’intérieur.
« Faire simple, faire simple » se dit-elle. « Ce n’est pas si compliqué ». Et pourtant, ça l’était. Ici, dans son appartement de la ville de M., en région parisienne, les choses étaient cadrées, contenues. Mais dehors, tout à l’heure ? Elle regarda son smartphone, les sites d’actualité se consacraient tous à l’assassinat de Donald Trump, qui avait eu lieu la veille, en Floride. Cela semblait incroyable. Elle sortit de l’eau.
A quoi ressemblait-elle ? Qui avait-elle en face d’elle dans la glace ? Des yeux marron châtaigne, légèrement noisette sur les bords, les sourcils fins, le nez aquilin qui lui donnait de l’allure, le front bien bombé, les cheveux bruns relevés en un chignon le plus souvent soigné et qui lui demandait du temps. Elle pivota, la silhouette était plutôt celle d’une femme de trente-cinq ans alors qu’elle en avait dix de plus. Les seins étaient fermes. Oui, ses efforts se voyaient. Mais le regard qu’elle se jetait à elle-même était dur, froid, une étincelle malgré tout parfois, mais peut-être parce qu’elle seule la connaissait. Ses yeux lui semblaient souvent impavides. Elle ne les aimait pas.
Elle commençait de s’énerver, elle se mettait en retard. « Faire simple » répétait-elle. Simple ? Oui, elle allait retrouver Agnès, elles iraient ensemble là-bas, un vernissage, un verre, quelques échanges, les retrouvailles, quelques mots, puis le retour. Dans trois heures, je suis devant le même miroir en train de me démaquiller et d’enlever ce fond de teint que je suis en train d’appliquer. J’enlèverai ce mascara, je me brosserai les cheveux pour les démêler et puis voilà. Mais l’anxiété est parfois la plus forte. Florence s’appliqua à respirer. Elle regarda l’heure : encore quinze minutes avant de prendre le médicament que le spécialiste lui avait prescrit. Car ce n’était pas si simple.
Le docteur Bisson lui avait dit : « Ne banalisez-pas. Certains événements que l’on aurait envie de relativiser peuvent en réalité bouleverser une vie si on n’y prend garde ». Elle savait que retourner là où elle avait connu le pire était risqué. Elle y avait réfléchi, et tenté de s’y préparer en visualisant la scène par anticipation. La veille au soir, pour essayer de se détendre, elle avait enchainé les brasses dans le grand bassin de la piscine. Tout en battant l’eau avec ses bras et ses pieds, elle avait répété mentalement le trajet qu’elle allait devoir effectuer.
Elle se regarda de nouveau, en pied, dans le grand miroir de sa chambre. Ses jambes étaient vraiment belles, le mollet galbé, la cuisse musclée et surtout, car fort rare, le genou élégamment arrondi. Elle respira. Se dit qu’en marchant lentement tout à l’heure tout irait bien. Il suffisait de faire comme elle le prévoyait. Sortir tranquillement de chez elle, se concentrer sur ce qui allait suivre, le vernissage, quelques verres, les retrouvailles. Avant de gagner la rue, descendre tranquillement l’escalier et caresser la rampe d’escalier avant la dernière marche, par habitude et pour se rassurer.
Elle ouvrit l’armoire. Quand elle était directrice d’hôpital, elle accomplissait les mêmes gestes. Elle prenait rapidement la tenue choisie la veille. Des ensembles chics, plus ou moins sévères selon les circonstances, en fonction des réunions auxquelles elle allait devoir faire face. Car l’essentiel de son travail était alors de faire face.
Elle mit longtemps à choisir une paire de chaussures. Elle vit celle qu’elle portait le jour où elle avait attendu de l’aide. Le jour où on avait compté sur elle. Mandatée pour une mission « très particulière » comme le lui avait dit sa hiérarchie, choisie pour des qualités de calme et de diplomatie, elle savait, elle avait toujours su, que compter sur quelqu’un c’est aussi le laisser seul.
Elle choisit ses escarpins bleu profond, à talons hauts. Achetés il y a peu. Puis elle acheva le maquillage, mit ses bagues, recula devant le miroir. Se regarda, essaya d’évaluer la situation. Dans quelques dizaines de minutes, elle allait retrouver pour la première fois depuis cinq ans son ancien hôpital, reconverti en hôtel. Et en centre commercial.
Elle prit le médicament, qu’elle compléta d’une petite gélule marron destinée à éviter le desséchement de la bouche. Etait-ce si simple ? Elle avait tenté de l’expliquer au docteur Bisson. Ils en avaient parlé. Retourner là-bas après ces années, après cette lutte effroyable, elle missionnée pour un projet de reconversion de son hôpital, face à un front uni d’oppositions ? « Mme Vallot,… » lui avait dit calmement le docteur. « La violence » avait répété Florence. La violence avait été d’autant plus terrible à l’époque des faits qu’elle ne devait pas en faire part. Il fallait relativiser, avancer, et surtout, comme on lui disait, « gérer ». Une situation indescriptible qu’elle devait désormais tenter de décrire.
« Ce n’est plus la même chose, aujourd’hui, les situations ne sont pas comparables, les lieux sont les mêmes, le contexte a changé ».
Elle pensait devoir s’écouter elle-même.
Florence sortit de son appartement, s’engagea dans l’escalier. Dans le hall, elle s’aperçut qu’elle avait oublié ses boucles d’oreille. « Et mon collier ! ». Elle remonta précipitamment. De nouveau devant sa coiffeuse, elle se regarda. Lui revint en mémoire un détail. Lors de sa dernière consultation avec Mr Bisson, Florence avait remarqué, tout en s’installant dans l’un des deux fauteuils imposants, que la lampe verte, carrée, métallique, posée sur le côté droit du bureau, avait disparu. Le docteur Bisson l’avait regardé posément, avec bienveillance et intérêt : « Mais il n’y a jamais eu de lampe sur ce bureau, Florence ».
Elle mit ses boucles d’oreilles, parme, et son collier, fin et argenté. Puis elle décida de l’enlever. Elle se sentirait mieux. Elle se souvint de ce sentiment de solitude le jour où elle dut affronter la colère des personnels qui ne voulaient pas la mort de leur hôpital. Cela avait été une colère encore plus terrible et violente que d ‘habitude. Des mots à la limite de l’injure, « vous êtes une lâche », une « médiocre », « on ne veut plus de vous ». Ce n’était pas la première fois. Sa hiérarchie savait mais n’intervenait pas. Elle devait faire face. Florence respira, se remit du parfum, un parfum qui lui avait toujours évoqué une prairie en montagne proche d’un sous-bois, une prairie que l’on découvrirait en sortant d’un chalet à l’automne. Elle sortit de nouveau de son appartement, en regardant de nouveau sa montre, craignant d’être en retard. Au pied de l’escalier, elle empoigna longuement la rampe avant la dernière marche. Une rampe de bois vernissée, inclinée vers le haut. Qui était bien là, elle. Cette main courante sculptée.
Dehors, elle fit le trajet qu’elle avait emprunté tous les jours lorsqu’elle se rendait dans son hôpital. Il lui fallait d’abord prendre un bus. Celui-ci arriva, fidèle à son souvenir. Assise et regardant à travers la vitre les devantures, les magasins et les passants, Florence songea à ce qu’était devenu le vieil Hospice de la Charité. Un hôtel et un centre commercial. L’ancien hôpital était totalement hors-normes. Le choix avait été fait de regrouper toutes les activités sur un site plus moderne, à l’est de la ville. D’où un regain de colère des habitants, des élus, des personnels.
Florence s’aperçut qu’elle avait pris un livre avec elle. Ça, elle ne l’avait pas prévu. Dans sa main, elle tenait « Némésis » de Philip Roth. Elle n’eut pas le temps de l’ouvrir. Son arrêt était ici. Elle reprit son ancien chemin. Le contexte n’avait plus rien à voir, se disait-elle à nouveau : avant, la lutte…Un vieil hôpital déchiré par les passions ? Et désormais un vernissage dans les chics salons de cet hôtel bâti à la place. Faire simple. C’était cela le moment : se diriger vers un simple vernissage.
Florence marcha rapidement. Car cela n’était décidément pas si simple. Si elle revenait sur ces lieux, cela n’était pas seulement pour se prouver à elle-même qu’elle en était tout simplement capable. C’était aussi parce que le vernissage consacrait l’œuvre d’un artiste particulier. Un artiste qu’elle appréciait beaucoup. En fait, un homme qu’elle appréciait beaucoup.
Tout en pensant à lui, elle se rendit compte qu’elle reproduisait exactement le trajet qu’elle faisait cinq ans auparavant : un véritable rituel, un cheminement balisé au mètre près de manière superstitieuse. Les enfants font la même chose, par exemple en vacances, pour aller à la plage ou rejoindre un square : marcher du pied droit sur une plaque d ‘égout, passer sous une branche, éviter l’ombre du kiosque. Désormais l’enfance était bien loin, le temps de l’innocence n’était plus. Mais Florence adoptait un mécanisme identique : comme dans le passé, elle contourna par la gauche le grand arbre malade flanqué de son panneau de signalisation, puis suivit la jointure des briques au sol sur cinquante mètres, avant de traverser la rue exactement en face du marchand de journaux. Elle constata que rien de spécial ne se produisait.
Il s’appelait Luchino Pamphile. Il était sculpteur. Elle l’avait rencontré dans un co-working dans le centre-ville, quatre ou cinq ans auparavant. Cet espace partagé était aménagé à l’ombre d’une église, juste à côté de l’hôpital. La grande salle lumineuse donnait sur une petite place. Il était en train de travailler sur son catalogue, en vue de répondre à des clients potentiels. Elle avait aperçu ce qu’il faisait tout en s’installant. C’était très intéressant. Il lui expliqua avec chaleur. Il sculptait des objets de la vie courante, mais de manière inattendue. Florence sourit.
Aujourd’hui Florence sourit encore en pensant à Luchino. L’hôtel de luxe qui avait succédé à l’hôpital avait fait appel à lui pour une soirée de prestige. On inaugurait le spa. A l’époque de leur rencontre, son travail portait sur les volets et l’art de les transformer, les tordre, les commuer en autre chose qu’une simple protection. Ils prenaient toutes sortes de forme, élancés, effilés, spiralés, minuscules ou gigantesques. « Inventés dans les pays du sud, sur les terres du soleil, ne jamais l’oublier !» et il rit aux éclats.
Ce jour-là, déjà un peu ancien, Florence et Luchino avaient sympathisé. En sortant de l’espace de travail, ils avaient pris un café, dans une brasserie animée. Ils parlèrent d’abord de la ville, puis de l’Italie natale de Luchino. Il était napolitain. Sa famille possédait depuis longtemps une maison dans un quartier cossu, le Posillipo. « Selon la légende, c’est le lieu où finissent les chagrins » lui dit-il. « La villa est ancienne, spacieuse, avec une terrasse, qui offre une vue imprenable sur le Vésuve, ce volcan faussement calme. Et il y a un jardin. Un beau jardin ».
Ce souvenir accompagna Florence dans ses derniers mètres. Bientôt arrivée, elle leva la tête. La façade de l’ancien hôpital avait peu changé. L’entrée était la même. Les mêmes piliers. Elle craignait une chose, une chose unique en cet instant. Un instant qui lui fit accélérer le pas au risque de se tordre le pied. Voir, rencontrer, affronter N., celle qui l’avait mise à terre. Une femme qui avait pris la tête du combat refusant le projet de reconversion, et qui avait fait d’elle sa cible, avec acharnement. Florence s’était préparée à cette éventualité, « Je ferai face, je ferai face, je la regarderai dans les yeux, sans rien dire ». Florence se souvint de la dernière fois où leurs regards s’étaient croisés, c’était précisément là, au pied d’une statue, celle du Dr Moulin, médecin de l’hôpital au 19éme siècle, là où elle passe maintenant, au pied de cette sombre statue. L’autre, la femme, en tenue noire, pointant droit son index, le regard empli de haine, les yeux noirs, avait hurlé. Elle l’avait fait, ce que Florence ne peut décrire. Hurlé, comme d’habitude. Fait. Hurlé comme d’habitude. Sous le noir de la statue. Mais, personne, personne ne fit son apparition, aucune ombre ne se profila, au pied de la statue il n’y avait que le gris du bitume. Le mur ne soutenait que des traces de peinture ancienne « Défense d’afficher ». Florence respira. Un peu en hauteur, une grande fenêtre, en contrebas un soupirail. L’air était tiède. Florence ralentit un peu. Mais alors, elle entendit une voix. Une voix sourde, pesante, tonnante. D’où venait-elle ? Florence ressentit une menace. Elle eut besoin de s’appuyer contre une grille. Ce murmure, lourd, non, impossible. Elle se retourna, la grande place était gagnée par la pénombre. Des nuages s’approchaient. « Non » se dit-elle. Elle ferma les yeux, prête à se défaire. Et puis un mouvement enveloppant, dans la nuque, une caresse, sur le ventre, un doigt, une boucle de cheveux, Agnès surgissant à cet instant et qui la prit dans ses bras. « Allez, je suis là, on y va maintenant ».
Les deux amies entrèrent.
Florence eut besoin de respirer longuement. Le lieu était beau. Le hall d’accueil était devenu sans surprise la réception. Florence ne voulut pas déambuler dans les espaces qui avaient été des unités d’hospitalisation, un peu plus loin. Elle resta dans un périmètre plus accessible, en regardant autour d’elle. Frappée. Visiblement, l’ancien service d’urgences avait été reconverti en cuisine. Des grandes baies vitrées laissaient passer des lumières tamisées obliques. De nombreuses personnes étaient présentes, le brouhaha du cocktail envahissait ce lieu. Le plafond avait été remanié. Des peintures modernes assez laides ornaient les grandes voûtes. L’exposition de Luchino était consacrée à des sculptures de portes. Des portes, des portes battantes, ouvertes ou fermée, des portes démontées, des portes en fer ou en métal, des portes officielles ou dérobées. Ou en trompe l’œil. Des portes amarrées solidement, bien fixées, ou bien au contraire de biais, penchées, inclinées dangereusement prêtes à vaciller. C’était à la fois léger et grave.
Luchino vint à la rencontre de Florence. «Merci ! ». Il n’avait guère changé. Les cheveux en arrière, noirs comme de la terre brûlée, les yeux sombres, une fine barbe bien taillée, des lunettes bleu indigo. Un costume noir et une chemise blanche ardente. Une fragrance de terre de volcan. Il savait ce que Florence avait vécu. Il essayait de comprendre. D’être attentif. Florence regarda les murs, hauts, identiques et pourtant repeints. Puis au sol, les dalles, désormais recouvertes de tapis épais. Des personnes la saluèrent, d’autres l’ignorèrent ostensiblement, certaines s’éloignèrent. Une femme qui avait été une collaboratrice fit semblant de ne pas la voir.
C’était ainsi. Luchino l’entraina doucement le long d’une galerie, ouverte sur les jardins. Ils firent quelques pas, sous les arcades. Elle reconnut un grand escalier, les marches recouvertes d’un damier blanc et gris anthracite, qu’elle situait dans sa mémoire à un autre endroit, bien plus loin. Au centre de l’établissement, alors qu’il se trouvait en réalité à l’extrémité d’une aile. Les marches étaient incrustées d’une fine poudre vernie. Luchino devisait plaisamment mais sans légèreté. Il connaissait l’histoire de Florence, ce qu’elle avait connu ici, il y a plusieurs années (« vous étiez en territoire ennemi, et non en terrain hostile » lui avait-il dit), la situation invraisemblable, anormale, son sentiment d’échec, de solitude extrême, d’impuissance, sa hiérarchie, qui ne l’avait pas enfoncée mais qui l’avait laissée se débrouiller, et puis, craignant éventuellement quelque mauvais geste l’avait prudemment accompagnée pour qu’elle se mette elle-même de côté. Elle était désormais dans un bureau ordinaire du ministère, ennuyeux et pesant. Bas de plafond. C’était la double peine.
Luchino savait également ce qu’il en était pour sa vie privée : sa rupture avec son mari, un certain Quentin, qui exerçait dans l’immobilier. Leur fils Maxime, grand adolescent, navigant entre les deux. Mais il ne pouvait dire si cette situation pesait lourdement. « Probablement, probablement » se répétait-il. « A-t-elle un amant ? Elle ne m’en n’a jamais parlé…Si c’était le cas, me le dirait-elle ? Elle me le ferait comprendre je pense… ». Il essaya de chasser cette idée.
Florence aurait voulu précisément à ce moment ralentir le pas, s’arrêter ici, rester avec lui, mais il la conduisit un peu plus loin, « Venez Florence ! » le visage enjoué, la voix séduisante. « Venez ! ». Il ouvrit une grande porte en bois repeinte d’une belle couleur cognac : dans une grande salle en pierre noble se déroulait la seconde partie de l’exposition. Des portes en métal, certaines tordues, d’autres en filaments légers. Une, entourée de panneaux de sécurité, était le jouet d’une constante inflammation : des points rouges de combustion brillaient en fines cicatrices. Florence tourna autour. Puis elle leva son regard : sur les murs, des photographies, nombreuses, d’amis de l’artiste, connus ou anonymes. Florence eut la surprise de se reconnaître. Elle lui avait donné son accord un jour. C’était il y a longtemps. Elle avait presque oublié. Il avait tenu parole.
Et puis dans un angle, alors, elle vit une série de photographies qu’elle-même avait prises. Quelle stupeur ! Elle faisait de la photo amateur, il trouvait qu’elle était douée. Là aussi, elle avait donné son accord, comme cela, sans se douter. Elle se sentait désormais confuse, joyeuse, flattée et un peu troublée. Il était souriant, à ses côtés, concentré, chaleureux et sérieux, regardant ses clichés comme s’il les voyait pour la première fois.
« Vraiment, Florence, ils ont toute leur place ».
Elle aimait faire de la photo depuis une dizaine d’années, pas plus. En ville, uniquement, à l’extérieur, au pied des immeubles et des bâtiments. Elle levait les yeux, le regard haut, cadrait en contre-plongée : elle adorait prendre en photo les toits, les sommets et ce que l’on entraperçoit du trottoir. Là était à ses yeux l’intérêt : avoir une vision diagonale, en agrippant les éléments supérieurs tout en restant à l’extérieur. Deviner du regard les balcons, les jardins suspendus, bien plus nombreux que ce que l’on croit, les terrasses. Quand on regarde bien, on peut deviner des arbres, des plantations, on aperçoit des abris, des refuges, on entraperçoit des loggias, des croisées, de grandes baies vitrées, un univers humain. A Paris, à l’étranger, Rome surtout. Cette manière de faire de la photo lui était venue là-bas, dans le quartier du Panthéon, en sortant d’un restaurant via degli spagnoli. Une terrasse recouverte d’un treillis, dressée au sommet d’un vieil immeuble qui ressemblait plus à une grande maison, l’avait charmée : elle était aérienne et urbaine, végétalisée et ancrée dans la pierre. Le principal était d’esquisser par le regard la possibilité d’un ailleurs pourtant très proche. Imaginer à partir d’un indice. Fixer la rêverie. Etre en contre-bas et se projeter vers le ciel des hommes.
Elle sourit. « Merci » dit-elle avec une profonde sincérité. Des organisateurs de la soirée, nouveaux propriétaires, gérants et autres officiels, se rapprochèrent d’eux. Ils s’adressèrent à Luchino pour le convier à un verre dans le salon VIP. Et puisque Florence était là, elle fut également invitée. Il lui sourit. « Ai-je eu raison de venir ? » pensa-t-elle. Elle joua le jeu. « Faire simple, les circonstances ont changé, les circonstances ont changé ». Elle suivit. Elle eut un choc lorsqu’elle réalisa que le salon en question était son ancien bureau.
Elle pénétra dans les lieux mécaniquement. Son ancien bureau, très vaste pièce à la hauteur de plafond démesurée avait été réaménagé en salon chic, meubles acajou, fauteuils de cuir noir confortables, tapis carmin au sol, teintures rouge profond parsemées de petits tableaux club. Elle ne vit que le fantôme de son ancien bureau, ce qui subsistait d’avant, ce qui n’avait pas changé, les moulures, le manteau de la cheminée, les lourds volets aux fenêtres, et même la bibliothèque imposante, qui était toujours au même endroit. C’était là. Le passé revint sous ses yeux : elle se revoyait attablée, écoutant les cris surgissant du combiné, elle revoyait les scènes où l’enragée lui hurlait dessus, ici, debout, le doigt pointé vers son visage, précisément là où se trouve aujourd’hui le patron de l’hôtel, assis confortablement et devisant du tourisme dans la ville. Elle se revoyait à son bureau, lorsqu’elle songeait à Venise, comme un répit, une échappatoire. Aujourd’hui, le papotage de ses compagnons de cocktail a remplacé les violences des réunions qu’elle a connues en cet endroit. Maintenant, elle est désormais assise, son fantôme avec elle, tout le poids de ses malheurs invisibles, elle regarde autour d’elle, elle reconnait mais le passé est muet. Personne ne réalise, sauf peut-être Luchino, qui la regarde. Il semble lui-même de plus en plus mélancolique. Que lui dit son voisin ? Quelque chose est-il en train de se passer ? Florence reprend un verre. Elle songe à ce qu’elle faisait avant, le soir, en partant d’ici. Tel un rituel. Elle avait l’habitude de disposer ses stylos minutieusement : trois dans sa sacoche, deux dans un étui bleu roi sur le bureau, et un dans le grand tiroir de la bibliothèque. Comme pour porter chance. Le stylo rangé dans la bibliothèque était un cadeau de Luchino, un stylo italien. Elle avait toujours pris soin de lui, et Luchino aurait été bien surpris d’apprendre sa mutation en porte-bonheur.
Elle se retint de frémir. Le dernier jour passé ici avait été horrible. Une succession d’agressions verbales, une attaque contre elle surpassant l’ordinaire, l’absence de collègues avec elle. Le matin, elle ignorait qu’en venant elle passerait sa dernière journée ici. Le soir, elle s’était sentie démantelée. Florence aujourd’hui s’accroche au stylo. Et…qui sait ? Il est peut-être toujours dans le grand tiroir de la bibliothèque…
Les gens parlent devant elle. Assis, ils ont l’air satisfaits. Sont détendus. Portent des tenues élégantes. Un sentiment d’oppression gagne Florence. Elle ne sait pas si elle aimerait parler ou se réfugier dans le silence. La tension est trop forte. La colère et la honte. On sait qui elle est et elle a le sentiment d’être méprisée. Une question la taraude et finit par la gagner : et si quelqu’un venait à dire ce qui lui passe par la tête ? Non pas une fantaisie ou une plaisanterie un peu incongrue, mais véritablement n’importe quoi. Oui, que se passerait-il si quelqu’un proclamait subitement des absurdités totales ? Un cri, ou des grimaces horribles avec des raclements de gorge ? Ou des injures, comme « grosse conne ! ».
« Pardon ? ».
« Allez vous faire foutre ! ».
Comment réagirait-on ?
« Pardon ? Qu’avez-vous dit ? ».
« Moi ? Mais rien, rien du tout ».
Si on se mettait à lâcher des insanités en public ?
« Bordel, vous me faites tous chier ! ».
« Mais enfin, qu’est-ce qui vous prend ? ».
« De quoi parlez-vous ? Je n’ai rien dit ».
Oui, se passerait-il quelque chose ?
« Tenez, je vais me mettre à poil ! ».
Peut-être strictement rien à vrai dire. Un peu d’aplomb, un rien d’indifférence, un mouvement vague de la main. Un hochement de la tête. Les yeux ouverts, c’est tout. Il suffit de reprendre le cours des choses. Le silence, le retour à la normale. « Mais comment, mais non, je n’ai rien dit, vous avez tous rêvé ». Oui, est-ce possible ?
Florence se lève lentement, se dirige vers la bibliothèque massive, couleur terre d’ombre. Elle contourne un fauteuil, allume une petite lampe vert olive, pose son verre sur une étagère. Avec le bras droit, elle ouvre le tiroir, et regarde rapidement. Rien. Aucun stylo.
Elle s’apprête à revenir vers son fauteuil, mais, au lieu de reprendre sa place, se dirige vers la porte, à la recherche d’Agnès. Elle regarde autour d’elle, personne ne la considère. Luchino est de dos, toujours assis. Elle quitte cet endroit. Elle n’y mettra plus les pieds. Sur le pas de la porte, un homme, obligé, la salue. Dans les couloirs et les autres salons, règne une effervescence bruyante. Un fond musical ajoute du bruit. Des spots rouges carmin balaient les espaces traversés par des silhouettes sombres. Il y a aussi des people, Florence ne s’y attendait pas. Un jeune acteur discute avec Emmanuelle Béart. Une philosophe très active dans les revues partage un verre avec Roselyne Bachelot. Sylvain Tesson est là aussi, en fauteuil roulant. Un sentiment de solitude gagne Florence. Elle a reçu un texto d’Agnès : « Je vais tester le nouveau spa ! A tout à l’heure ». Vite s’isoler.
Elle sort, dans la cour. La nuit est profondément noire. L’air est devenu frais. Florence s’oriente vers le grand escalier qu’elle a revu tout à l’heure. Elle emprunte un long couloir, en croisant des personnes sans les voir. C’est curieux, même la disposition de l’escalier lui apparaissait différemment dans ses souvenirs. Elle croyait qu’il était à l’extérieur, donnant sur un petit jardin, alors qu’en réalité, il est niché dans le corps même du grand bâtiment. Elle se revoit pourtant bien le descendre, totalement abattue le jour où elle s’était sentie si seule. Elle monte désormais cet escalier, et songe que la dernière fois qu’elle était à cet endroit, elle avait été mortifiée ; elle gravit ces marches avec ce rappel ; elle veut chasser ce souvenir et en même temps s’y agripper pour mieux l’expulser. Elle se voit rencontrer son propre reflet sortant du passé, ici, et s’arrête.
Elle est tout en haut de l’escalier.
Le jour où personne n’est venu, tout le monde aurait pu savoir.
Seule avec ces pensées, elle regarde autour d’elle. La forme obscure des nuages, le relief masqué des portraits des médecins sculptés dans le marbre, plus loin les lumières de la ville. Elle respire, et observe en contre- bas, la grande place située devant le grand bâtiment devenu hôtel. Pendant le jour, on passe rapidement, on achète un journal au kiosque, on converse brièvement, on joue avec des enfants sur le manège situé au centre, on mange une glace sur les bancs. Mais maintenant, tout est plongé dans le noir. Accoudée sur l’appui de la balustrade, exposée au vent, elle essaye de deviner quelque chose à travers la forme noire des objets inanimés. Un peu en dessous, à l’étage inférieur, elle aperçoit quelqu’un sortant de l’obscurité pour s’avancer et calmement prendre appui sur le parapet. Cet homme c’est Luchino. Elle le reconnaît tout de suite, sa démarche déterminée ne peut tromper. Il est accoudé au garde-fou. Il se redresse légèrement, puis se penche.
Cinq ans auparavant, le quatre novembre, elle avait été là, sur cette dalle, le jour où personne n’est venu l’aider. En fin de journée, épuisée, elle était montée au sommet de l’établissement. Elle avait regardé droit devant elle, à quelques mètres c’était l’air libre et le vide. Elle était restée là, en essayant de réfléchir à quelque chose, mais même cela, avoir une pensée, était devenu difficile. Cette absence, en la coupant du monde et d’elle-même…Elle faisait du sur-place, un pied sur l’autre. Sur une galerie annexe, de côté, un médecin lui avait fait un signe de la main. Un simple geste aimable. De loin, elle ne l’avait pas reconnu. Elle avait touché le rebord râpeux de la balustrade. Laissé ses doigts dessus quelques instants. Elle avait songé à son fils. Elle n’avait pas été plus loin et avait repris l’escalier, sans se souvenir de la suite. Sans se rappeler du trajet du retour.
Luchino s’appuie sur le parapet. Il se penche, puis redresse la tête. Il observe la nuit, semble plonger son regard très loin. Il reste ainsi immobile longtemps, se redresse puis repart. Il se retire.
Florence scrute les statues, en enfilade dans la nuit. Leurs formes se confondent. Comme une variation énigmatique, un alignement obscur ou un enchevêtrement de corps immobiles. Les figures de l’étage inférieur semblent faire écho à celles du dessus, en se transmettant un message dont elle est exclue. On a aimé cet endroit, puis on l’a détesté. Il n y a plus rien à faire.
Elle s’en va. Elle redescend, et envoie un texto à Agnès, puis à Luchino. « Merci mes amis, je rentre ». Un taxi la dépose chez elle. Au pied de l’escalier, elle ne peut s’empêcher de caresser la rampe vernissée. Elle ne sait quoi penser, n’a pas sommeil, alors chez elle ouvre « Némésis » de Philip Roth, le livre qu’elle avait pris tout à l’heure. Cette lecture la bouleverse. Elle a les larmes aux yeux lorsqu’elle finit par éteindre. Elle a laissé la fenêtre ouverte, malgré la fraicheur. Un petit square n’est pas loin. Elle respire et s’imagine à Naples, dans un jardin, un beau et grand jardin, dans le Posillipo. Là où finissent les chagrins.

Un étang à Rome
Un immeuble comme il y en a tant. Dans la chambre, une atmosphère ouatée, dans une pénombre que viennent éveiller les appliques bleutées de l’écran fixé au mur. Le cuir noir des fauteuils, le verre sombre sur la table basse, le grain du galuchat recouvrant un coffret. La moquette carmin épaisse, la poignée argentée, le lourd rideau et le bois solide, enfin la fenêtre s ‘ouvre, le panneau, le vitrage et puis l’air et le soleil ! Le rebord.
Le saut ! Enfin ! Le vol au-dessus de la place, la spirale autour du grand monument pointu.
Elle repose ses lunettes de réalité virtuelle. Pieds nus sur le tapis épais, elle s’éloigne du grand lit. Elle rabat la porte de la salle de bains pour se diriger vers la fenêtre. Elle ouvre l’imposant battant et scrute à travers la vitre la grande place qui s’offre à elle. Les pavés ivoire, les bâtiments solennels et sereins, les voitures grises. L’immense obélisque, si vieux qu’il est au-delà de la nostalgie. Il est désormais comme un miroir. Elle est à Rome, place Nazionale, dans l’hôtel éponyme. Elle sourit.
Une animation parcourt la place. Beaucoup de costumes anthracite ou bleu marine. De nombreux policiers. Florence se prépare et descend dans la salle du petit déjeuner. Thé, viennoiseries, fruits secs. Elle pense à Luchino. Elle a envie de penser à lui. Mais depuis ce temps…pourquoi ne se passe-t-il rien ? Après tout, cela peut encore changer. Il faudrait simplement qu’il cesse de tout compliquer en pensant sans cesse que tout concourt aux complications. Elle emporte sa sacoche de photographe et sort de l’hôtel.
Deux ans auparavant, elle avait entièrement renouvelé son matériel de prises de vue. Après la soirée dans son ancien hôpital, elle avait fait l’acquisition d’un équipement élaboré, semi-professionnel, assez coûteux. Elle prenait grand soin de ses appareils, les disposait selon un ordre connu seulement d’elle-même sur ses étagères, les choisissait selon leurs caractéristiques techniques pour telle ou telle séance, telle ou telle sortie. Il n’y avait pas d’impulsion, pas de fantaisie, juste une rigueur qui la comblait. Le maniement de ces appareils provoquait aussi un plaisir simple: toucher la boite, l’armature rigide, ajuster l’objectif en enroulant ses doigts autour, à l’ancienne, faire pivoter sa main pour trouver la bonne mesure, poser sa joue, cligner de l’œil pour viser, s’appliquer pour l’angle, attendre le moment parfait, puis enclencher et sentir le mécanisme vibrer. Il y avait toujours une vibration, même avec les outils les plus austères.
Au fil du temps, elle avait complété sa panoplie avec des appareils sophistiqués, modernes, numériques, à grand capteur le plus souvent. Elle poursuivait avec application ses déambulations urbaines. Elle était photographe piéton, prenait toujours ses clichés en contre-plongée, le regard tourné vers le sommet des bâtiments. Le soir, le week-end, elle allait ainsi, vers une destination choisie, mais sans itinéraire strict, suivant l’inclination de sa rêverie.
« – Vous, rêveuse ? » lui demanda un jour Luchino.
« -Mais la rêverie n’est pas l’indolence, mon cher » répondit Florence. C’est une disposition d’esprit, une ouverture au monde.
C’est ainsi qu’elle se retrouva à photographier de plus en plus souvent des immeubles, des bâtiments officiels avec leurs drapeaux et leurs antennes, puis des hôpitaux, finalement. Elle revenait sur ses anciens territoires, en se tenant toujours assez loin. Elle avait même trouvé une technique : Agnès avait loué une berline, dans laquelle Florence se couchait, à l’arrière. Allongée, le viseur collé au visage. Dans cette position, elle photographiait les hôpitaux sous l’angle que devinent les blessés sur leurs brancards, elle pointait leurs enveloppes, leurs coques, ces croûtes de pierre et de métal qui absorbent malades et soignants dans un vaste mouvement sans fin. Elle était revenue aux abords de l’établissement dans lequel elle avait commencé. Quelques années s’étaient écoulées, les changements étaient manifestes. L’hôpital qui avait été à taille humaine devenait fébrile : des travaux, des crevasses, des trous béants. Des panneaux d’information incompréhensibles. Des bâches recouvraient une partie de la façade et semblaient désormais à demeure. Florence pensait que l’architecture d’un hôpital déteint sur la psychologie de ceux qui y travaillent. L’immense centre hospitalier H.O possédait une tour vertigineuse : ses occupants étaient quasiment tous frappés d’un sentiment de supériorité à l’égard du reste de l’univers. Un autre, assemblage composite et malhabile de bâtiments malcommodes et tous d’une grande laideur, était un vrai labyrinthe : on ne comprenait jamais ce que voulait dire ses dirigeants, qui semblaient toujours prendre plaisir à vous égarer dans les méandres de leurs considérations d’autant plus mesquines qu’elles s’apparentaient à un technocratisme abscons. L’hôpital G, lui, outre le fait qu’il portait le nom d’un préfet qui avait été dans le droit et fidèle sillage de Maurice Papon sans que cela gêne quiconque, avait une armature étrange : on ne comprenait pas où était l’entrée principale. Longtemps ses patrons cherchèrent la sortie pour mettre fin à leurs querelles intestines, qui les occupèrent autant que le temps consacré aux malades.
Les deux amies se propulsaient ainsi, l’une conduisant lentement en faisant de larges cercles sinueux, l’autre photographiant les sommets et les toits des hôpitaux par discipline. Elles adoraient se retrouver pour ces escapades, prendre un café avant de s’engouffrer dans la berline, tourner et pivoter autour des bâtiments blanchâtres, puis revenir à leur point de départ pour trinquer.
Florence aimait les matins, le dimanche, tôt. Dans la ville la berline déployait ses courbes paisiblement. Elle, mitraillait les hauteurs.
Le docteur Bisson l’encourageait. Florence poursuivait les séances. Il ne faut pas seulement croire dans son psy, il faut croire aussi dans sa capacité à lui fournir de quoi vous aider. Elle essayait. « Suis-je une patiente intéressante pour lui ?» se demandait-elle encore. « Suis-je à la hauteur ? ». Elle savait qu’il y avait encore du travail.
Et puis vint le 17 avril 2024, le jour où littéralement tout bascula. L’inauguration de la réouverture de la cathédrale Notre-Dame de Paris avait été programmée longtemps à l’avance. Un général présidait à cette renaissance depuis cinq ans, et certains pressentaient que l’opération allait probablement manquer de légèreté. L’entreprise était menée tambour battant. Après quelques discussions, on avait vite compris que le choix n’existait pas : on reconstruirait Notre-Dame à l’identique. Comme avant. Sans « geste » moderne. Florence regrettait profondément cette décision, qui était pour elle presque douloureuse.
« -Pourquoi ? Mais pourquoi Luchino ne pas innover ? Aller de l’avant n’est pas trahir nos passés, nos morts, nos traditions. Au contraire, s’engager pour l’avenir en réaffirmant nos rêves sous une forme nouvelle, c’est aussi les consolider. Les réarmer. N’est-ce pas Luchino ? Luchino qu’en penses-tu ?
-…C’est la première fois que vous me tutoyez Florence ». Ils rirent ensemble.
Le jour dit, Florence se décida à gagner l’Ile de la Cité. La foule était nombreuse. Les forces de sécurité étaient curieusement calmes. Le trafic était bien régulé, les piétons étaient bien ordonnés.
Florence, accompagnée de son fils, arriva par l’ile Saint-Louis, l’un de ses endroits préférés. Elle voulait être à l’heure. Obstinément. Les anciens hôtels particuliers légèrement penchés couvaient l’ombre des badauds. La Seine paraissait réellement en mouvement, le soleil de printemps recouvrait d’un léger glaçage bleu les carreaux des fenêtres. Quand elle passa, Florence vit un volet s’ouvrir, et, plus haut, spectacle inhabituel pour la ville, un chat bondir à travers les tuiles d’un vieux toit.
Elle sortit son appareil photo. Puis un second, plus petit, qu’elle mit dans sa poche de blouson. Par réflexe, elle pointa les tours de Notre-Dame. Elle fut la première. La première à voir. Un oiseau traversa le ciel. Y’a-t-il un rapport avec le chat ? Ce fut à ce moment la seule pensée de Florence. Elle suivit l’oiseau au téléobjectif. Elle scruta le sommet de l’édifice. Les autres promeneurs regardaient sur les écrans géants l‘arrivée des officiels. Beaucoup faisaient des selfies. Elle, vit en haut de la tour nord une balustrade trembler. Elle déplaça son viseur sur la flèche, reconstruite exactement comme la réplique fidèle de l’originale, qui s’était effondrée cinq ans auparavant. Le bois et le métal en proie aux flammes avaient alors semblé d’une essence particulière pour bon nombre de concitoyens et d’esthètes. On avait donc repris le même modèle pour bien faire. Ce 17 avril 2024, à 11 h 12, Florence fut la première à photographier l’effondrement. Elle enclencha son appareil au moment de l’effritement de la pointe, elle enregistra sur numérique le processus de désintégration et ne cessa d’appuyer en rafales pour capter l’éboulement définitif. Et ce ne fut pas seulement la flèche qui sombra, la voute reconstruite suivit. Visualisant avant les autres ce qui allait se passer, Florence protégea son fils en le prenant dans ses bras, et demanda à ses voisins de reculer : elle sauva ainsi plusieurs personnes. Elle fit face à l’extraordinaire. Les tours chutèrent. L’immense nuage de poussières obscures et le fracas des hommes plus que des pierres. L’affolement. Les embardées des moteurs. La bousculade. Le ciel subitement dégagé d’oiseaux. Seul le fleuve était immobile.
Les thèses complotistes se déchaînèrent. Un nombre croissant de commentateurs commença à leur donner raison. Le gouvernement était sur les dents, la Présidente avait du mal à masquer sa nervosité. Tout cela paraissait incroyable, le produit d’un bouleversement du monde.
Les photographies de Florence furent saluées. Elle avait vu et fixé. Ses clichés étaient bruts et doux à la fois : ils n’étaient pas voyeuristes, car, tout en donnant à voir, ils possédaient une certaine pudeur, une retenue. Elle avait confié les images du début de la catastrophe, le moment où le vacillement se produit. Le noir et blanc qu’elle aimait conférait une gravité, une forme de solennité. Il rendait sensible l’oscillation de la pierre et du bois. Florence trouvait étrange d ‘avoir été repérée en ces circonstances, mais c’était ainsi. Une galerie l’approcha, elle fut encouragée à poursuivre. Un accord fut noué. « Il faut y aller à fond » lui dit franchement et simplement la directrice de collection, jeune quadra dynamique en tailleur pantalon et toujours entre deux TGV. Elle ponctuait ses phrases, de « hop », « hop on y va », « hop ça y est », et ces quelques mots étaient toujours prononcés avec une gaieté communicative. Elle avait des relations. Désormais, Florence pouvait faire de la photographie son activité principale. Le docteur Bisson la félicita, visiblement plus ému qu’elle ne l’aurait cru.
Elle connut des expositions. Puis vint le moment des séjours à l’étranger. Florence se rendit à Berlin. Enfin, une invitation à Rome, pour y recevoir un prix.
« Quelle émotion » dit Florence à Agnès dans un café rue Mazarine, « quelle émotion » se dit Luchino dans son atelier, seul, en apprenant la nouvelle. Il déposa son stylo, son bloc-notes, s’assit et regarda longtemps à travers le carreau d’une fenêtre. Si longtemps qu’il finit par observer une légère fissure qui faisait pénétrer un mince courant d’air frais. Il s’octroya un verre de cognac. Il fit tourner le liquide brunâtre dans le creux de sa main.
Une exposition à Rome, de fin mai à début juillet. Le Musée d’Art Contemporain Municipal, le MACRO, consacrait plusieurs salles à Florence. Le Prix de la découverte lui était remis. Elle arriva quelques jours avant le vernissage, fut accaparée par les inévitables tâches administratives et logistiques, la disposition des cadres etc. Elle s’imaginait retrouver Luchino, mais celui-ci était retenu par un projet, en Bourgogne. Il la rejoindrait le jour du Prix. Alors elle marche dans Rome, retrouve la via degli spagnoli, l’endroit de son premier cliché pris avec le point de vue de celui qui est en contre-bas. Fidèle à ce parti-pris, elle avait continué. Dans cette petite rue, débouchant sur ce qui pourrait être une place, elle mesure le parcours, entre ce moment ancien et cet instant présent. Elle se sent bien mieux aujourd’hui, mais quelle est la suite ? Voilà à quoi elle pense désormais. Sept ans se sont écoulés, mais où serai-je dans sept ans ? Elle se rend compte qu’elle ne mesure rien du tout. Ni son parcours ni quoique ce soit. Elle marche, se faufile dans les petites rues pavées, tantôt droites, tantôt serpentines. Les églises et les plaques apposées sur les murs sont là. Le café Giolitti. Un restaurant de poissons derrière une façade sombre. Même certains magasins ou commerces semblent éternels, c’est le charme de Rome. De belles librairies.
Paris est une fête écrivait Hemingway, plus exactement une fête « mobile », que l’on a toujours avec soi dans son cœur. Rome est une cérémonie, que l’on ne peut vivre qu’en ses lieux. Florence est envoutée : son existence doit se confondre avec cette ville. Ici. Enfin. Dans la devanture d’une librairie, elle remarque qu’à côté des livres des articles de papeterie sont proposés. Cahiers, carnets, reliés par une spirale ou une lamelle de cuir, calepins, encres noires, bleues, vertes ou rouges, et des stylos. De nombreux stylos. Florence regarde bien derrière la vitre et finit par repérer ce à quoi elle pensait sans se l’avouer de prime abord : devant elle, le même stylo que celui offert par Luchino il y a plusieurs années. Retrouver le même modèle, dans une boutique colorée, chaleureuse, accueillante, est un soulagement. Dans cette petite rue effilée, recouverte de pavés gris solides, au pied d’immeubles couleurs crème aux fenêtres alanguies par des plantes vertes potelées, cette librairie est un refuge. Sa vitrine est resplendissante, Florence se voit sourire. Elle prend en photo la baie vitrée, son reflet y est incrusté. Ce stylo est peu de chose. Retrouver un objet, ou son double, est anecdotique, ne signifie rien. Mais Florence savoure ce moment, elle prend entre ses doigts l’objet, la pointe précise, le manche arrondi. Couleur bleue nuit, avec un motif strié qui lui évoque les années trente. Sa période préférée.
Quand elle ressort de la boutique, ce moment est celui de la mélancolie du souvenir, d’une douceur de vivre, et de la joie d’avoir donné forme à un sentiment, comme une promesse. Elle empoigne le stylo, le met dans son sac aubergine. Le vernissage est dans quelques heures. Elle prend un bus, moyen commode de profiter de la ville. Assise, elle regarde fascinée à travers la vitre les splendeurs qui défilent. La circulation est plus fluide qu’à Paris. Après le cirque Maxime, les thermes de Caracalla apparaissent dans leur étrange beauté. Leurs murs si hauts qu’on est d’emblée ému par les hommes qui les ont élevés, les vestiges éparpillés sur une étendue que l’on prend pour une forêt. Les ombres entrecroisés et le sol de poudre. Ici sont les Thermes de Caracalla, immense construction humaine vouée aux bains, aux ablutions et à la vie sociale à l’époque romaine. La pierre est sombre et réservée, la forme des piliers arquée et recueillie. Il n’est pas étonnant que des concerts se tiennent souvent en cet endroit, dessiné pour s’abriter, se protéger. Le bus contourne les lieux. Une vieille femme élégante sourit à Florence. Le soleil décline. Florence sourit aussi. Son regard est franc. Encore un coup d’œil vers les vestiges, sereins comme des patriarches, figés dans leur corps de pierre comme des figures endormies. Un reflet argenté lui fait tourner la tête alors que le bus s’éloigne.
Elle le sait. Elle revient à l’hôtel, mais elle le sait. Elle prend une douche, se lave les cheveux, adopte un bel ensemble tailleur-pantalon bleu nuit. Classique. Se met un peu de parfum. En bas, dans le salon qui donne sur le bar, elle demande une flûte de Champagne, du Blanc de Blanc. Un écran retransmet les clips numériques du groupe Bao. La chanteuse Mata est voluptueuse. Florence savoure le moment. Elle a coupé son portable. Elle se lève et quitte les lieux. Elle prend un taxi, et se rend aux pieds du cirque Maxime.
Elle veut faire à pied le reste du trajet. La fin de journée est belle, les nuages pourpres transparaissent à travers les branches des pins parasols. Le bruit de la cité s’amenuise quelque peu. Un chien fidèle suit un homme au profil émacié. Florence croit entendre le son curieux d’un sabot quelque part. La senteur des aiguilles sèches l’entoure. Bien sûr elle ne se rendra pas au vernissage. Elle pénètre dans l’enceinte du site, prend un ticket d’entrée. Elle se débrouillera seule pour la sortie. Elle marche droit, longe un pan de mur pointu, pénètre dans ce qui ressemble à une pinède, en pleine ville. Une pinède à Rome. Elle s’approche de ce qu’elle a vu tout à l’heure. Une étendue d’eau, calme, à la surface brisée de fines tapisseries d’herbes et de fleurs. Un petit étang formé dans le pli du terrain, à la faveur des pluies. Elle ne savait pas qu’un étang se trouvait en ces lieux. Aucun guide ne le mentionne. Il y a bien un petit lac dans les jardins de la villa Borghèse, mais ici ? Etrange.
Elle s’avance et domine la surface : le soleil est très bas, mais l’eau est tendue comme un voile dans lequel on distingue encore les reflets, certains charbonneux, d’autres pastel. Les faîtes des arbres, le feuillage de leurs ramures, plus haut les nuages, un oiseau de passage. L’eau prend une couleur parme profonde. De minuscules bêtes s’agitent. Florence ne connait pas leur nom. Il n’y a personne autour. Depuis une heure ou deux, Luchino doit être arrivé, un taxi a dû le déposer en centre-ville depuis l’aéroport. Elle lui a envoyé un texto. Un sifflet, quelques bruits. C’est la fermeture, mais elle reste. Apaisée, elle ne s’agite pas, demeure simplement immobile quelques minutes, adossée à un arbre. Elle regarde les immenses ruines, pense aux morts qui ont bâti ces monuments. Pour les siècles.
Elle longe le petit étang qui a la forme d’une goute, la main droite sur son buste, en un geste doux. Elle le fait naturellement, et marche à petits pas. Il fait chaud pour une soirée de fin mai. Florence enlève sa veste, la porte quelques instants dans ses bras puis se met à la faire tourner légèrement au-dessus de sa tête. Continuant à tourner autour de l’étang, elle agite sa veste en la brandissant comme un flambeau. L’eau est veloutée, le reflet animé de Florence répond au mouvement des feuilles dans les arbres qui surplombent l’ensemble. Elle fixe le dessus des pins-parasols, pointe son regard vers le ciel. Déjà la lune apparait, pâle et discrète, qui diffuse une douce lumière comme une lampe qui aurait toujours été là, pour les hommes qui passent et se succèdent. Alors elle s’arrête, regarde l’eau, le ciel, puis recommence, jusqu’à esquisser un pas de danse.
Et Florence se met à danser. Elle enlève son chemisier. Elle se parle, n’a de musique que ses propres paroles. Elle est seule au bord de l’eau en plein cœur d’une ville éternelle, seuls ses souvenirs la portent pour rejoindre son unique trajectoire: danser ici face au ciel. Elle se hisse sur la pointe des pieds, se débarrasse de ses chaussures, dénoue sa ceinture, la jette au loin dans l’herbe rendue bleue par les éclats de lune, ôte son pantalon.
Sa silhouette dénudée est ombre mauve dans les Thermes de Caracalla. Elle retire ses sous-vêtements, son corps est ferme et gracile, ses jambes et ses bras sont musclés, ses bras touchent ses seins, ses jambes. Elle pense qu’elle est bien, qu’elle fait bien, sa pensée est concentrée sur cette certitude, cette plénitude.
Elle sait. Inutile pour le moment de faire autre chose que de continuer à danser. Ce n’est pas la peine de se retourner. Elle sait qui elle verra. Derrière elle, légèrement en surplomb, accoudé à un banc. Ses pieds dessinent des mouvements légers, elle se déhanche, ses bras sont en rythme. Tout son corps est détente, énergie, « pulsion », « je suis pulsion ». Florence rit bientôt. Elle croit entendre un déclic, comme un battement de cils ardent. Le jour où personne n’est venu, elle a pu amorcer son propre chemin. Les briques et le marbre, les restes de mosaïques et les bassins sont en enfilade. Leurs reflets sur l’eau lui sont réservés.
Elle s’aperçoit qu’elle a encore sa montre au poignet. D’un geste lent, elle détache le bracelet, le manipule, touche et caresse le cuir de la languette, la brandit et la fait tournoyer. Son poignet fait virevolter quelques instants sa montre puis Florence l’envoie avec force au-dessus d’un parapet, le plus loin possible au-delà du mur sombre de la pierre haute. Bien au-delà du mur. Comme une arme, comme un jouet, comme un diabolo qu’un enfant enverrait par-dessus une barrière au plus profond de son chagrin pour s’en délester. Elle regarde l’objet dans le noir, traverser un instant de lumière sous la lune puis s’effacer quelque part dans le lointain. Peu importe où il tombe. Peu importe si le cadran se brise, peu importe l’heure à laquelle la montre s’est arrêtée. Ses aiguilles ne sont plus à elle.
Il y a simplement une douceur de l’air et un parfum de feu.

FIN
Janvier 2020