Martin

Je suis le meilleur sommelier du monde.

Enfin le deuxième.

Le premier est italien. Un monstre de foire. Sa mémoire et son brio ne rencontrent aucune résistance. Le troisième est français, sympathique, doué, un peu laborieux.

Moi, le deuxième, je suis allemand. C’est la surprise, la magie du métier, l’énigme du milieu. Un véritable « prodige »…En fait, j’ai beaucoup travaillé. Pour arriver où je suis, j’ai souvent besogné. Il en a fallu du temps pour comprendre le vocabulaire des carafes, la grammaire des flacons. Ces sirops m’ont pris toute mon existence. Je ne dis pas toute ma vie. La vie, c’est de l’enfance jusqu’ à la mort.

Mon enfance fut assez émiettée, surtout par le divorce de mes parents, lorsque j’étais enfant. On m’a orienté vers l’univers des villes. J’étais avec ma mère, à Berlin, sa ville natale. Elle était enseignante. Mon père, lui, était resté en France, entre deux escales, deux trajets aériens. Il était commandant de bord.

Aujourd’hui, ce soir, je bois un verre si fascinant qu’il en est presque troublant. Le vin est délicieux. Je suis sur la côte d’azur française, assis dans un fauteuil confortable que j’ai sorti de la maison pour profiter du ciel étoilé, du vent dans les branches d’eucalyptus et du souffle du ressac un peu assourdi de la mer pourtant si proche. Je calque sur le mouvement des vagues le rythme de ma liquidation. L’arôme est puissant. L’air devient un peu frais et la plénitude du vin s’accomplit. Les souvenirs s’éveillent ; on déguste pour se souvenir n’est-ce pas. Où ai-je déjà bu ce nectar ? Une nouvelle gorgée. Ah. Dans ce restaurant à Lyon, niché dans une petite rue en pente, le premier établissement que j’ai fréquenté outre-Rhin lors de mes années d’apprentissage.

Les grillons ne cessent d’entonner leur hymne. Les branchages dansent toujours au bas du ciel bleu marine. Le vin est bon, très bon. J’ai le sentiment d’une juste récompense. Pourtant un homme est à mes pieds, les yeux vaguement hagards, la bouche grande ouverte comme s’il désirait une dernière goutte, un alcool, le dernier pour la route. Il a une plaie sur le front. Le crâne est chaud mais pas encore assez humide pour attirer les moustiques.

Mon père est à mes pieds.

Je suis le deuxième sommelier du monde.

Karl

Il était devenu pilote d’avion. Cela n’avait rien d’original mais il préférait les vols de nuit. Les villes la nuit étaient encore plus belles que le jour, tout simplement. Il aimait survoler les abords des capitales, surplomber les ponts puis les routes. Il avait pris les commandes de long-courriers et effectuait par conséquent de longues distances. Il avait le temps de réfléchir. Il dessinait aussi. Des figures géométriques.

Il accumulait des jours de repos entre deux vols, et avait choisi avec sa femme un pavillon à la limite de deux villes de taille moyenne, dans une zone intermédiaire qui n’était ni urbaine ni campagnarde, située à la lisière de la grande agglomération francilienne. Si on avait pu la regarder du haut du ciel, on aurait pu voir que sa maison était fichée au croisement des contours du Centre et de l’Ile de France. Au sortir de l’aéroport, après avoir quitté quelques heures plus tôt Rome, Moscou ou Singapour, il prenait son véhicule et gagnait ces terres pas vraiment profondes ni vraiment excentrées. Au fil des années, il ne savait plus s’il rejoignait finalement là la vraie vie, comme disaient les gens, même s’il connaissait l’avantage relatif de ne pas être dans l’étouffement parisien. Au bout des années et au bout du compte, tout finissait par se ressembler dans ces périmètres semi-urbains, vaguement tranquilles mais de plus en plus occupés et cernés par des magasins discounts.

Sa femme était allemande et l’avait suivi dans ce pavillon agréable mais s’enfonçant dans un ennui inéluctable. Elle avait arrêté d’enseigner et s’occupait de leur fils, Martin. Un bon petit, un peu rêveur, mais sérieux. Il aimait regarder passer les avions, loin, très haut et pensait toujours que c’était peut-être son père qui faisait exprès de passer au-dessus de sa tête. Si l’avion pouvait s’arrêter quelques instants pour lui, s’immobiliser, se figer en l’air, agrippé à un fil invisible ! Plaqué à une pellicule transparente !

Mais Karl poursuivait sa route. Il avait de toute façon toujours un trajet à effectuer, une tâche à accomplir, un temps à respecter. Au fil des années, il était devenu obsédé par les horaires. Le temps était sa manie. Il collectionnait les montres, fixait partout et dans toutes les pièces des horloges et des pendules. Il ne supportait pas le moindre retard- ni même le fait d’être en avance. Il dominait son temps, à lui. Lorsqu’il s’était mis à vérifier plusieurs fois par jour l’ensemble des cadrans de la maison, sa femme avait commencé à se crisper, puis à se lasser. Lui devenait irascible pour un léger retard, une seule minute de décalage par rapport à l’horaire fixé pouvait le mettre en furie. Il ne supportait pas ce qu’il qualifiait de « glissement ». La vie en société et en famille impliquait le devoir d’être ponctuel.

C’est aussi à cette époque qu’il avait commencé à tuer. La première fois, il avait agi par haine viscérale à l’égard d’une contrôleuse aérienne mexicaine qui ne cessait de le harceler depuis des années. Elle était très méchante, lui donnait des éléments volontairement incomplets, cherchait à le perturber et se plaignait de lui aux autorités. Ils s’étaient retrouvés tous les deux par hasard dans la partie réservée aux personnels dans l’aéroport de Mexico. Il avait ressenti une haine profonde, et comme justifiée. Il lui avait parlé, l’avait rapidement empoignée puis entrainée dans les toilettes désertes. Il lui brandit sous les yeux le petit compas qu’il avait toujours sur lui pour ses dessins dans la cabine de navigation, et finit par le lui ficher dans le globe droit. Elle avait beaucoup souffert, et il en était soulagé. Oui, vraiment, il avait ressenti un soulagement. Elle avait un œil crevé, gisait morte à terre dans son sang, et en plus il avait un peu de temps pour arranger la chose. Un peu d’ordre, et surtout un peu de concentration. Il dissimula son arme dans une cache peu courante : à l’intérieur même du cadavre, en l’introduisant par la bouche et en l’enfonçant avec énergie. Le petit compas était désormais quelque part dans le tube digestif de cette mexicaine.

Il recommença régulièrement. Il choisit des pays assez peu rigoureux dans leurs investigations policières, et surtout submergés par des phénomènes de violences. Les autopsies y étaient bâclées. Il tua ainsi plusieurs personnes qui lui avaient nui – essentiellement par des indications aéronautiques évasives – en Afrique et dans certaines nations d’Asie. Il ciblait avec soin. Son mode opératoire était toujours le même : en attirant les nuisibles dans des toilettes désertes et en leur crevant les yeux. Il faisait disparaitre l’arme du crime (le plus souvent une épingle) en la faisant ingurgiter à ses victimes. L’une d’entre elles eut le temps d’avoir l’estomac perforé en plus des yeux crevés.

Son statut de commandant de bord international lui permettait de partir toujours à temps. Un serial killer dans les airs, imparable. Il comptabilisa sept éliminations, puis s’arrêta. Il devait prendre sa retraite. Son épouse l’avait quitté bien des années plus tôt. Après un temps de réflexion, considérant l’endroit où il s’ennuierait le moins, il opta pour la côte d’azur. Et puis, en ce jour de juin, il reçut un coup de fil de son fils. Cela faisait bien longtemps qu’il n’avait pas revu Martin. « Tu veux m’annoncer quelque chose ? Bon. Je t’attends à dix-neuf heures. Précises ». Il regarda ses pendules. L’une d’entre elles semblait tenir toute seule, comme si elle était reliée à un fil invisible.

Karl et Martin

Karl prépara le repas, une tarte à la tomate confite sur un lit de fine moutarde, suivie d’un rôti de porc aux herbes, avec quelques légumes du jardin mijotés. Il laissa son fils choisir le vin, il savait qu’il apporterait une bouteille. Martin arriva à l’heure. Le repas débuta après un apéritif plus long que d’habitude.

Martin savoura quelques bouchées du rôti fondant, aux saveurs d’épices et de légumes caramélisés, et finit par dire :

« – J’ai une annonce à faire.

-Eh bien je t’écoute, répondit Karl.

-J’ai beaucoup travaillé, sur quelque chose de nouveau. Je vais innover…Comment dire ?

-Je ne comprends pas, finit par rétorquer son père.

-Je…poursuis. Jusqu’à présent, je me suis intéressé au vin, c’est-à-dire au liquide, une fois versé dans un verre.

-Hum ! Oui et alors ? Où veux-tu en venir ? Dépêche-toi.

-J’ai voulu faire autre chose.

-Autre chose ?

-Oui, désormais, je veux m’intéresser au vin, avant même son extraction, avant l’ouverture de la bouteille. J’ai inventé un procédé, un instrument inédit, papa. J’ai mais au point des lunettes infra-rouge qui permettent de déceler, non seulement l’existence ou non de dépôt à l’intérieur de la bouteille, mais aussi la texture de la boisson : son acidité, son velouté, son degré exact d’alcool. On peut connaitre la qualité d’un vin sans ouvrir le flacon. Ce dispositif s’appelle « l’œnoscope ». Karl regarda Martin, puis se resservit un grand verre.

« -Tu peux détecter aussi ses fragrances sans enlever le bouchon ?

-Les traits principaux oui.

-Tu peux donc connaitre un nectar sans que celui-ci ne s’en doute en quelque sorte ?

-Oui ! Je ne respecte plus le cloisonnement de la bouteille…Des siècles d’intimité de cristal, de pudeur de verre et de secret d’étiquette qui se fracassent subitement sur mon invention…

-Et que vas-tu faire ? Il faut que tu te dépêches.

-Pourquoi ? Je suis le seul sur ce créneau. Dans l’immédiat, je vais aller à Paris, cela sera plus pratique pour parler de mon affaire. J’abandonne mon activité de consultant ici. Je déménage, papa.

-Tu déménages ?! Quel changement…Ressers-moi du vin. Quelle histoire, une paire de lunettes et hop on voit tout ce que l’on veut dissimuler !

-Dissimuler ? Pourquoi dis-tu cela…Tu…

-Tu sais bien que j’ai un faible pour les secrets.

-Tu sais bien que j’ai toujours été fort pour les connaitre. »

Karl regarda son fils fixement, inclina la tête comme s’il engageait un virage sur la gauche puis tendit le bras pour s’emparer d’une nouvelle bouteille. Ils prirent le dessert lentement : un sabayon de figues, glace vanille. Ce n’est finalement pas si léger que cela déclara Karl, je vais prendre un digestif. Il prit la liqueur.

« -Tiens, dis Martin, tu portes une montre assez rare, une Savasco, c’est une marque taiwanaise je crois.

-Non, d’Indonésie. -L’Indonésie…Là où il y a eu un crime horrible une fois, à l’aéroport. Je me souviens avoir lu dans le journal que la police avait fait remarquer que la victime n’avait été dépouillée que d’une chose…sa montre. »

Karl s’immobilisa complétement, regarda son fils de nouveau fixement, ne fit plus un geste. Il finit quand même par soulever son bras, le maintint en l’air quelques secondes puis imprima à sa main le geste universel que l’on adopte pour se servir à boire.

« Tu vois Martin, je connais mal Paris, mais tu as raison d’y aller. Je me souviens avoir fait il y a longtemps une longue promenade solitaire dans le quartier du Marais. C’était entre deux vols bien entendu. Je me suis retrouvé à un moment donné rue Payenne, dans le jardin de l’Hôtel-Donon, qui abrite le musée Cognacq-Jay. Dans ce petit jardin, un véritable havre de paix dans ce quartier animé, on peut y observer à loisir la façade de cet Hôtel particulier. Je m’y suis senti subitement très bien, soudainement rasséréné. J’étais en même temps hors du temps, pour une fois, et raccroché au monde par la sérénité du lieu. Personne ne pouvait m’inquiéter. J’étais seul et confiant. Assis sur un petit banc de bois en plein Paris, je fixais la façade : sur celle-ci se détache avec une netteté sans appel un seul petit balcon, curieusement sur le côté, en hauteur. On ne voit que lui, ce balcon très en hauteur, seul dans sa catégorie. Fixe. Il se tient là depuis toujours on dirait. Seul sur le côté. Je n’ai pas pu naturellement y accéder mais je me suis imaginé le faire ; encore maintenant, je m’imagine sur ce balcon, moi, lui et le vent. Oui, le vent dans ma vie, le vent à travers moi. C’est Lowry qui parlait comme cela je crois ».

Karl et Martin burent encore, surtout Karl. Tard dans la soirée, Karl se cogna le crâne contre un masque africain apposé au mur. Ce n’était pas grave, mais il saigna. Il accompagna son fils jusque sur la terrasse, puis finit par s’assoupir près de lui. Il était comme recroquevillé à ses pieds. Un peu plus tard encore, Martin le coucha dans une chaise-longue en veillant à ce qu’elle soit bien arrimée au sol.

Martin

Ce matin mon père allait mieux. Il a vérifié les pendules. Ajusté les aiguilles. Il s’est recoiffé. Sa blessure n’est pas grave, bientôt plus rien ne sera visible.

Je lui ai dit au-revoir et suis parti. Je suis au volant de ma voiture sur une petite route à l’écart des grands itinéraires. La climatisation me protège de la chaleur. Le ciel bleu transperce l’habitacle en verre de ma voiture. La route s’incline légèrement, un virage imprime un coude au bitume brulant, et bientôt la mer sera proche. Le toit ouvrant me permet de voir passer les avions. Parfois, lorsque l’un d’entre eux est au-dessus de la voiture, je le suis des yeux, ainsi, avec son image incrustée au plafond, immobile, parallèle au mouvement du véhicule, semblable à une vignette décalquée.

J’écoute de la musique, une jeune artiste française, au nom anglophone. Finalement, je ne sais pas si je déménagerai. Je crois que je vais m’occuper de mes bouteilles et remettre de l’ordre dans ma cave.

Pour une fois, mon père m’a fait un cadeau : il m’a donné une jolie broche en forme d’épingle.  

Mars 2015