Entre les pierres

Remerciements : un grand merci à Nathalie Bibas, artiste-peintre, pour ses précieux conseils.

Ils sont morts depuis un an et je dois répartir les silences.
Nos vies avaient pourtant été conçues sans tragédie. Mon existence n’avait pas grande signification mais je m’en souciais de moins en moins. Survint le jour où j’ai appris coup sur coup la disparition de deux de mes proches : mon meilleur ami, et, quelques heures plus tard, mon père.
J’étais chez moi, en train de regarder à travers les voilages du salon. Je m’apprêtai à aller courir et j’observai l’aspect du ciel. C’était la première fois que je reprenais la course à pied après une entorse de la cheville gauche et une rupture de la malléole, intervenues six mois auparavant. Je devais faire attention. J’avais attendu ce moment avec impatience. Ma tenue, préparée avec soin, m’attendait. Mon Smartphone sonna. Je me souvins du plafond blanc. Du motif en staff au-dessus de ma tête. Un accident de voiture. Pascal était mort. Je n’ai pas compris dans quelles circonstances précises. En réalité je ne sais pas si mon interlocuteur, son beau-frère, en savait beaucoup plus. Un choc frontal je crois. Mais comment ? Et où ? Je me souviens avoir fait une fixation sur le lieu précis, l’itinéraire, la destination. Nous nous connaissions depuis l’école primaire.
Il y avait désormais du soleil, quelques rais de lumière vive éblouissaient la bibliothèque. Je pensai à son sourire, sa malice, sa fidélité. A Marlène, sa conjointe, et à leurs enfants, Stéphanie et Olivier. La tête entre les mains, j’essayai de me calmer. J’eus l’idée de regarder des photos de lui sur mon ordinateur. De lui vivant. La clé USB était dans un tiroir. Au moment où je me levais, je reçus un texto de ma sœur : « papa à l’hôpital en réanimation, suis très inquiète ». Ce jour de mars 2020, on savait qu’il y avait déjà beaucoup de morts dus à la covid 19. Mon père avait développé quelques symptômes quelques jours plus tôt. J’appelai immédiatement ma sœur, je n’entendis qu’un cri. Un long gémissement qui courait le long d’un couloir enfoui quelque part. Et puis la voix de notre mère : « c’est fini ». Je me souviens de m’être retourné pour visualiser le fauteuil amande. Je me cognai contre la table basse. Marron et laide.
Un foulard de Clémence trainait sur le dessus. Un carré de soie jeté à-même la paroi vitrée, et qui avait pris la forme d’un pantin replié sur lui-même. Aux couleurs mauves et roses entrelacées. Immobile. Des images du matin surgirent, floues et lointaines. Clémence me lançant un « tire-toi pauvre con », ironique et provocateur, avec ce même foulard en guise d’oriflamme. Et je me revoyais, sur le seuil de la salle de bains, manifestement motivé pour faire l’amour. Ce que j’offrais dans le reflet de la glace ne laissait planer aucun doute là-dessus. Ne me démontant pas, j’avais entrepris de brandir un puissant flacon de savon couleur olive verte que je fis largement déborder, d’abord sur mon corps, puis, progressivement sur le sien.
« -Et la distanciation sociale malheureux ? » me lança-t-elle.
« -Justement, ce n’est pas de société dont il s’agit ».
Je la fis doucement fléchir en arrière sur le rebord de la baignoire, et je m’accroupis. Je commençai à la caresser, mes doigts étaient épais et agiles à la fois, je répandis profondément le savon liquoreux. Ma langue effleura son sexe puis entama un mouvement court et profond, au contact de sa peau qui devenait de plus en plus souple ; les liquides se confondaient. Mes mains entouraient ses cuisses fermes et larges, tandis qu’elle se cambrait. Les doigts de l’une de ses mains empoignaient mes cheveux. D’un geste ferme, elle me releva le visage, l’ensemble de mon corps se redressa. Mon sexe étant à sa hauteur, elle l’empoigna vigoureusement et le suça, avec une langue ravageuse. Elle me regarda de ses yeux bleus intenses. Puis, elle se leva et se retourna, appuyée contre le mur. Je la pris par derrière, mon sexe la pénétra facilement, la sensation de chaleur était incroyable. Elle haletait. Je n’arrêtai pas de lui caresser les seins. Ses fesses rebondissaient, rondes, larges, en sueur. Je me dégageai avec précaution, me mis à terre, sur le sol le carrelage était bleu et frais. J’étais sur le dos, elle s’accroupit et vint avec énergie entamer ses mouvements impulsifs et ciselés, sauvages et joyeux. Oui je me souvins que nous rîmes, nos visages se regardaient, heureux. Mes mains enveloppaient ses fesses, brulantes tandis qu’elle s’appuyait sur mon thorax. Je gémissais, elle avait les cheveux en arrière, son sexe était merveilleux de confiance et d’allant. Je jouis puissamment, longuement. Elle leva la tête, luisante. Elle reprit sa respiration après moi. Puis elle continua de caresser mon sexe, en le titillant. Pauvre arlequin reprenant ses couleurs.
« Tu avais raison pour ce savon. Il est très bien. Il faudra veiller à la recharge ! ».
Désormais, je me demandai comment cela avait pu avoir lieu. Et si cela avait eu lieu. Ou bien si cela aurait dû avoir lieu. C’était absurde, mais je ne pus m’empêcher de penser que j’aurais peut-être pu éviter…Mais quel était le lien ? Je devenais un autre, témoin hésitant de son propre récit, observateur incrédule de son histoire. Avais-je vraiment vécu cela ? Après tout, c’était peut-être un songe. Il y avait trop de…quoi ? Je me heurtais à la pauvreté de mon langage, de mon monde, de mes capacités. Trop de « choses » ? Pour me ressaisir, redresser la barre, j’imaginai que quelqu’un me regardait. Après tout je suis comédien.
Je sortis, avec un profond sentiment de solitude et de chagrin. La situation était tellement tragique qu’il fallait vraiment faire face. Je pouvais m’écrouler plus tard. Pouvoir faire naufrage après : c’est ce qui m’a permis de tenir. Je me rendis compte que j’avais oublié de prendre une attestation de sortie ; je ne sais pas du reste comment je l’aurais remplie. Sur le moment, j’avançai, tel un acteur sur une scène de théâtre désertée, face à un public muet et invisible. Il faisait très beau. La rue de la Convention était quasi-déserte, je remontai vers l’est, le vert des feuilles des arbres alignés s’accordait très bien avec le gris perle des immeubles, le bitume noirci de la chaussée délaissée, le mouvement rapide de quelques oiseaux fuyant les chiens. Je comptai et m’assis sur le troisième banc après le kiosque. Sur une petite place, une statue contemporaine avait été installée deux mois auparavant. Je l’observai fixement. L’artiste avait représenté les lois géométriques précises de la cérusite, un minéral composé de cristaux. Un panneau rappelait que la cérusite est l’autre nom du carbonate de plomb, que l’on avait abondamment utilisé pour fabriquer de la peinture aux 19éme et 20éme siècles à l’échelle industrielle. Ce procédé avait été un véritable poison pour les ouvriers. L’architecture sous mes yeux était imposante, constituée de barres de couleurs pâles entrecroisées, comme le squelette d’un rubik’s cube en partie désossé. Certaines poutres étaient en bois clair, d’autres dans une matière évoquant un plastique couleur ivoire. Cinq mètres au sol, trois en hauteur, des ombres effilées, un jeu de reflets dans la vitrine du magasin d’en face fermé, l’ensemble était curieusement beau. Je ne regardai pas ma montre. Je me souviens qu’un papillon passa devant moi. J’eus un pincement au cœur. Mon père m’avait montré un jour après l’école sa collection de papillons, avec bonheur et application ; Je devais avoir 8 ans. Il fit mon apprentissage, de manière aussi ludique que rigoureuse. Je constituai progressivement mon propre album. Je le fis découvrir un samedi après-midi à Pascal. Cela l’amusait moins que moi. Plus tard, nous passâmes à autres choses, le foot, les cafés, la musique, les filles…Un autre papillon virevolta. Il était plus sombre. Je le reconnus, c’était un phalène de bouleau. Les battements d‘ailes renvoyaient un éclat bleuâtre sur la sculpture. Puis le soleil déclinant, un manteau sombre recouvrit l’architecture puissamment amarrée au sol. Un vieil homme sortit d’une boulangerie. Je me levai empli de doutes et de craintes.
Clémence est décoratrice, spécialisée dans les trompe-l’œil, et venait de partir in extremis pour rejoindre un atelier, dans la vallée du Rhône, à Vienne. Elle avait obtenu cette autorisation mais je n’étais pas très sûr de ses motifs profonds. Quant à moi, comédien de théâtre, je parvenais jusque-là à jouer régulièrement, je réussissais à vivre de mon métier. Cela avait été très dur, le chemin avait été éprouvant, mais, à la quarantaine, je ne me plaignais pas. Clémence et moi nous connaissions depuis deux ans, elle venait souvent à Paris. Elle avait fait les décors d’une pièce dans laquelle j‘avais joué. Avant l’épidémie du coronavirus, je participai à l’adaptation sur scène d’un roman de Philip Roth, La tache. Il y a beaucoup de livres chez moi. Ils sont mal rangés. Ce soir-là, rentré chez moi, je regardai leurs tranches, disparates, multicolores à l’origine, souvent fanées au fil du temps.
Je me rendis le lendemain matin à la morgue dans laquelle était entreposé le corps de mon meilleur ami. Sa mort m’avait été annoncée en premier, je pensais devoir respecter désormais cet ordre. J’irais voir mon père après. Je pénétrai sans encombre dans les entrailles de l’hôpital, après que, la veille, le SAMU du Val de Marne lui eût confié Pascal. Je vis Marlène de loin, assise sur une chaise en plastique dans le style des années soixante-dix. L’hôpital datait de cette époque. Cette chaise avait-elle été toujours là ? Il y avait un long couloir en pente, je repensais au cri étouffé de ma sœur la veille. Les petits revêtements au sol, les carreaux sales laissant percevoir un peu de jour. Marlène la tête penchée, deux hommes que je ne connaissais pas à côté. Elle se tourna vers moi, je m’assis. Nous n’avions pas de masques. Ses yeux se mirent à pleurer. Pascal était mort en allant voir sa mère pour son anniversaire. Quelqu’un me dit que je ne pouvais pas rester là longtemps, compte tenu de l’épidémie. On attendait un peu de famille. Les enfants étaient avec leurs grands-parents. Marlène, moi et deux autres personnes, qui s’avérèrent deux employés de l’hôpital, restâmes sur nos chaises. Je ne comprenais pas ce faisaient les deux agents. L’un était grand, de couleur, les bras presque nus, de longs doigts, une boucle d’oreille. L’autre portait des lunettes, ressemblait à un instituteur maussade, et portait une blouse trop grande pour lui.
A l’âge de 18 ans, Pascal et moi avions été à Dublin, après le bac. Nous en parlions régulièrement. Les pubs étaient chaleureux, les pelouses ivres de joies, les ciels renversés emplis de couleurs, jour et nuit. Nous nous étions fait un devoir de nous mettre dans les pas des personnages d’Ulysse que Pascal adorait. Plus tard, il évoquait souvent Joyce avec ses élèves. Moi, je préfère ses nouvelles. Avant de partir de l’hôpital, je me remémorai son beau visage, la tête souvent très légèrement inclinée vers la droite, les mèches de ses cheveux blonds un peu rebelles. Je tendis le bras lentement et donnai à Marlène un exemplaire d’Ulysse de 1922, année de sa parution. Avec un mot que j’avais écrit le matin.
Je regagnai le hall principal, la cafétéria était fermée. Je vis passer un professeur de médecine avec son Smartphone collé à l’oreille. Il demandait un taxi pour rejoindre un plateau de télévision expliquer qu’il manquait de temps pour s’occuper de « ses » malades. Je repris le métro à destination de l’autre hôpital, celui dans lequel mon père reposait.
L’établissement en question était dans Paris, près d’une gare. Je me perdis dans les couloirs. Les gens étaient très gentils, ils m’orientaient et me donnaient des indications avec le sourire et sollicitude. Avant de pénétrer dans la chambre mortuaire, je me heurtai à une équipe de télévision. Les projecteurs m’éblouirent, je ne vis pas ma sœur. Elle était pourtant là, à mes côtés, lorsque notre mère nous aperçut tous les deux. Il y avait beaucoup plus de monde que pour mon ami Pascal. L’hôpital était très ancien, et d’une profonde laideur à l’intérieur de ses bâtiments. L’espace réservé aux défunts, pourtant, avait dû être rénové peu de temps avant. Il était serein, intime. Nous fûmes trois à être autorisés à voir une dernière fois mon père, sans nous approcher et en restant à distance des uns des autres. Mon père était mort. Je l’avais vu avec le sien en des circonstances identiques, en 2005, à l’hôpital de Meaux. Il s’était penché et l’avait embrassé sur le front, « au revoir papa ». Maintenant, mes mains étaient dans mon dos. Je regardais ma mère, ma sœur, nous nous regardions. Puis, en partant, avec un immense poids dans la poitrine, en remontant vers la sortie, je croisai un employé, bras presque nus, aux longs doigts et qui portait une boucle d’oreille, semblable à celui du matin.
Dehors, ma sœur me demanda si je pouvais venir à l’enterrement avec l’exemplaire d ‘Ulysse de 1922. Papa aurait adoré.
De retour dans mon appartement, je fis comme beaucoup en de telles circonstances. Je sortis des albums de photographies, j’auscultai mes archives sous clés USB, je recherchai quelques minutes, ou quelques heures, de proximité avec les absents. Des messages de proches arrivaient régulièrement sur mon Smartphone. Je guettai un signe de Clémence, que j’avais prévenue la veille au soir, tard. Je poursuivis mon exploration et recueillis une photo prise à la fin des années quatre-vingt, à l’occasion d’un week-end. Pascal était chez nous. Moi-même j’avais été plusieurs fois avec lui dans la maison de ses parents. C’était en 1988, en septembre. Il faisait beau et d’une chaleur inédite. La réélection de Mitterrand quelques mois plus tôt réjouissait mes parents. Ils y croyaient encore. Dans le jardin, nous avions joué au foot, puis mon père nous a entraînés dans la construction d’une cabane. Une vraie petite bâtisse en bois. Avec plan, instruments, répartition des tâches. Mon père était particulièrement allant et gai ce jour-là, plus que d’habitude. La photo le montre avec Pascal confiant et souriant, la main sur l’épaule. Nous avions onze ans.
J’ai reposé la photo, j’ai repensé à ce moment de septembre 1988. Devant moi se balançaient doucement les branches d’un arbre maigre. J’ai repensé à la maison, à des souvenirs plus anciens encore, d’autres plus récents. Je ne voulais pas ajouter de l’amertume. Alors en levant les yeux vers le plafond blanc, j’ai revu mon père, plus jeune, une autre photo où on le voit à côté de son vélo, mon grand-père avec ma grand-mère adorée, et même mon arrière-grand-père à la jambe raide et qui pourtant, un jour, avait fait de la balançoire, riant devant nous, en se tenant accroché à ses bretelles plutôt qu’aux minces cordages métalliques. Le jardin n’était pas très bien entretenu mais cela n’avait aucune importance. Ma sœur et moi jouions ensemble.
Je sursautai. Un tilt sonore m’informait. Le texto attendu de Clémence était arrivé. Elle était désolée « pour moi » et pensait beaucoup à la situation. Elle aimait bien mon père, comprenait que la « perte » de Pascal m’affectât beaucoup. Accablé je l’appelai, ce qui était une erreur. Une bévue. Une bourde. J’eus l’impression de la déranger, elle crut que je lui faisais des reproches.
Avant le jour du premier enterrement, pour tenter d’occuper le vide, j’essayai d’apprendre mon texte. Ce fut très laborieux. Je devais jouer le rôle de l’écrivain.
L’ordre des cérémonies imposa cette fois mon père en premier. Les règles interdisaient un nombre important de participants, seules quatre personnes furent autorisées. C’était affreux, car, en plus de notre mère, de ma sœur et de moi, nous ne savions pas qui allait nous accompagner. « Je ne peux pas choisir ! » s’exclama notre mère. « Comment choisir ? ». Finalement, un vieil ami, ou supposé tel, put nous rejoindre. Né à Paris, mort à Paris, mon père fut enterré au cimetière de Bagneux, dans la grande tombe familiale. La cérémonie eut lieu à l’église Saint-Séverin, en plein quartier latin, vide. Nous arrivâmes en longeant le petit square, sur la droite. Il n’y avait personne. Les employés des Pompes Funèbres, très prévenants, semblaient fatigués. Le prêtre nous attendait, et fit un signe de tête. Nous entrâmes.
L’orgue était muet. Il se déployait comme un manteau majestueux, ses ailes vernies recouvraient les pierres claires d’un silence imposant. On nous distribua nos places, aux quatre coins de l’assemblée. C’était triste et simple, paisible et accablant. Le style flamboyant des colonnes et des travées atténuait un peu la pesanteur des lieux. L’église Saint-Séverin a la particularité de posséder un double déambulatoire. Enfant, j’aimais me glisser à travers cette architecture élancée et harmonieuse, tout en mouvement et en jeu d’équilibres verticaux. Les colonnes gainées de marbre et de bois me fascinaient. Le prêtre adopta un propos sage et grave. Ma mère, ma sœur et moi continuions à nous regarder. Puis je me concentrai. En tentant de prier pour mon père. A la fin de la cérémonie, les piliers constituaient mon seul horizon, au point que mes larmes semblaient couler sur mes joues comme les nervures les enlaçant. Le souvenir de mon père avait été déroulé comme une spirale désormais immobile, devant une assistance clairsemée, sans musique ni chants, dans un silence seulement meurtri par des pleurs isolés. Dans le cimetière, ma sœur me demanda si j’avais bien le livre de Joyce. Je lui répondis que je l’avais cherché. Elle soupira. J’aurais dû l’avoir maintenant pour le remettre dans le caveau. Je discutai un peu, puis nous dûmes repartir. Nous nous séparâmes, en application des règles de confinement.
Esseulé, je n’essayai plus de me plonger dans mon rôle. Je n’avais ni faim, ni soif. J’écoutai de la musique, Bach, Beethoven. Puis je reçus un mail de Clémence. Elle était en train de peindre une grande toile. Un trompe-l’œil. Pour se détendre, elle travaillait également le bois, comme elle le faisait régulièrement. Elle aime restaurer des meubles anciens. Elle voulait prendre de mes nouvelles. Avec allant.
Le lendemain eut lieu l’enterrement de Pascal, mais je n’eus pas le droit de m’y rendre. L’interdiction était absolue. Alors, vêtu simplement, en jeans noir, chaussures souples, pull et blouson, je pris le métro et, calmement, descendis à la station Mabillon. Je ne fus pas contrôlé. Les funérailles avaient lieu dans l’église Saint-Sulpice. La taille de l’édifice, écrasant, renforçait l’impression de solitude et de tristesse extrêmes de Marlène et de ses enfants. Je la vis, cette fois bien droite, en tailleur noir, avec autour d’elle deux petites silhouettes bien hésitantes. Le garçon ne pouvait s’empêcher de regarder les oiseaux. J’avais fait le tour de la place, et je m’étais mis derrière la fontaine. J’avais pris mon appareil photo, dans l’idée de prendre des clichés, pour rendre hommage à mon ami. De loin, discrètement. Sur place, l’idée me parut totalement saugrenue, le geste déplacé, la mise en pratique aberrante. En fait, je me calai contre le rebord de la fontaine, la fontaine de Visconti avec ses quatre évêques, dos à l’église. Là, je m’aperçus que je n’étais pas seul. Accroupies, trois personnes semblaient converser à voix basse. L’une d’elles me fit signe d’approcher. En m’avançant un peu, prudemment, je m’aperçus qu’il s’agissait là de la compagnie la plus lamentable que j’eus à partager de toute mon existence. Visiblement tous imbibés, les trois personnages discutaient de manière décousue et grossière. Une femme habillée comme une clocharde convaincue qu’elle pouvait encore aguicher était à gauche d’un homme lourd et mal rasé qui venait d’arracher des mains un vieux journal roulé en boule à un type blafard portant des lunettes noires. La colère m’envahit. Je repartis chez moi.
Plus tard, lorsque le coronavirus fut vaincu, du moins suffisamment affaibli pour reculer et frapper de moins en moins sévèrement, lorsque l’existence reprit progressivement forme, lorsque nos vies purent retrouver un peu de leurs repères tout en s’adaptant à de nouvelles règles, lorsque l’activité regagna un peu d’entrain, je n’essayai ni d’oublier ni de me morfondre. Ce fut de nouveau le chemin des répétitions et je foulai le bois sec et sonore des plateaux de théâtre. Je repris aussi le footing, avant de me blesser de nouveau. Clémence vint me retrouver. De plus en plus souvent. Ses compositions étaient superbes.
Un samedi d’octobre, un jour où régnait une tiédeur d’arrière-saison, douce et lumineuse, nous nous rendîmes à Saint-Sulpice. Je n’y étais pas revenu depuis l’enterrement de Pascal. Nos pas nous menèrent tout au fond du bâtiment, dans la chapelle Saint Luc, là où s’était tenue la cérémonie. L’ombre des arceaux était bleue, la pierre était froide ; je fixai les murs et les chaises au dossier ovale qui avaient vu Marlène et les enfants six mois plus tôt. Je me recueillis. Longtemps, les yeux fermés. Curieusement, une larme coula le long de mon cou alors que je n’avais rien senti sur ma joue. Clémence me prit la main. Elle fixait le plafond.
« -Regarde cette percée. »
Je levai la tête, sans savoir dans quelle direction exactement.
« -Regarde là. Regarde, cette trouée qui vient du 18éme siècle, l’époque des Lumières. Mets-toi juste en dessous, légèrement décalé. Regarde cette perspective ».
Je regardai. La fresque très colorée de Paolo Crosato, un ciel très coloré. Un ciel harmonieux et lumineux à la fois.
« -Oui, il est d’une lumière intense. Aujourd’hui, ce ciel pourrait être qualifié d’excessif, d’outrageux même. Nos univers grisonnants ne pourraient pas le braver. Et pourtant, tout est à sa place : le jeu des complémentaires et les valeurs données à chaque couleur, selon sa position. Chaque plan a son intensité propre en fonction de son éloignement sur la voûte. Tout fonctionne au point d’être transcendé.
-C’est vrai…Quand on regarde ce ciel sur la voûte, on dirait qu’il nous aspire vers le haut.
-C’est cela la magie : le plafond s’ouvre vers le ciel et quelque chose se libère. Sans 3 D, sans image de synthèse, sans ordinateurs, sans projection, mais juste un savoir-faire et des pinceaux ».
Clémence avait les yeux brillants. C’était émouvant de l’entendre parler de ce que l’homme peut faire avec ses mains. On avait l’impression qu’on allait bientôt suivre les chevaux ailés au-dessus de nos têtes.
« -Regarde, regarde encore. Les premiers plans sont intenses, ils sont plus chargés en lumières et en ombres. Ils se déclinent ensuite inversement en allant vers le lointain. Là est le talent du peintre pour obtenir cette lumière si singulière dans le ciel ».
Tous deux si proches l’un de l’autre, je la relançai.
« -Un travail hors-pair alors. Quelle technique !
-Bien entendu mon cher ! La perspective sur cette surface de pierre, très grande, très étendue, est déformée. C’est essentiel. Elle doit l’être, selon les règles propres au trompe-l’œil pour les grandes dimensions ».
Elle me prit le bras et me fit avancer à un endroit précis. Il fallait simplement savoir comment lever la tête. Clémence me l’apprit ce jour-là.
« -C’est peinture est faite pour être contemplée selon un angle vue particulier. Exactement ici. Si tu prolonges les lignes des piliers, des axes et des personnages, tu te rends compte qu’elles vont toutes vers un point différent.
-Mais c’est aberrant !
-Exactement ! En réalité, si le peintre avait respecté la perspective classique, toute droite, tu aurais vu, tu aurais cru que les piliers allaient tomber sur ta tête au lieu de s’élever vers le ciel. Pour que cela fonctionne, il faut modifier la règle usuelle, pour que le regard s’adapte. Quand on se place à un point précis, au centre de la fresque, on s’aperçoit que l’ensemble tient parce qu’il y a une adaptation pour le regard de l’homme, avec une vue d’en bas. Une correction qui tient compte de sa place, sur la pierre, les pieds au sol ».
Je m’avançai un peu. Clémence, en maîtresse de cérémonie aguerrie et bienveillante, me fit faire un léger pas-de-côté. C’était tout. Je sus comment regarder le ciel.
Cette peinture nous transportait des siècles en arrière. Elle nous offrait une vie idéale au-dessus de la nôtre. Elle nous parlait de l’âme de son auteur, qui nous parlait à son tour.
« Certaines choses traversent le temps, il faut y croire » dis-je à Clémence en l’enlaçant. « Nous, nous sommes peut-être simplement dans une mauvaise époque qui sera moquée plus tard ».
Dehors, sur la grande place, les arbres étaient presque noirs, des oiseaux volaient autour de la fontaine de Visconti. Des familles, des retraités, des étudiants et de simples passants. Des agents de la force de l’ordre. La corniche de l’immeuble en face était elle aussi noircie. En dessous, pendant longtemps un cinéma avait existé, avant de fermer à la fin des années quatre-vingts, le « Bonaparte ». Le vent laissait filer de vieux journaux. Je crus voir près d’une poubelle une forme sombre. Les pavés étaient légèrement rouges, comme des tuiles inversées. Le soleil déclinait. Un parfum de pierre courait le long des dalles. Nous cessâmes de parler. Entre les pierres, l’herbe essayait juste de pousser. Clémence était légèrement devant moi. J’avais hâte.
Nous nous dirigeâmes vers le fleuve.

Avril 2020