Un léger grain de poussière

 

 

En 1922, Hemingway, écrivain en devenir et jeune marié, vit à Paris. Son épouse se fait subtiliser la valise contenant ses premiers manuscrits alors qu’elle s’apprête à prendre le train, gare de Lyon. Ernest Hemingway, dépité, doit tout recommencer. Il divorce quelques années plus tard, et se mariera ensuite à trois reprises. Prix Nobel de littérature en 1954, il se suicide en 1961.

La valise ne fut jamais retrouvée.

Et si….

                                                                           

 

Mon grand-oncle était sombre, presque noir, dans sa tête et ses habits. Puis gris, lorsqu’il fréquentait trop la rue et les bars, le soir. Paris l’aspirait.

La lecture est un drôle de boulot qui arrive de temps en temps à ouvrir sans grincer le tiroir d’une nouvelle mémoire. Le livre que j’avais entre les mains contenait des photos en noir et blanc, mal collées, des articles déchirés plus que coupés, quelques lettres, des annotations. C’était l’album de souvenirs de mon grand-oncle Max. Il me l’avait présenté un après-midi d’automne, à la fin des années soixante-dix. Je ne savais pas grand-chose de lui, il me raconta son existence, dans son petit salon, qui faisait aussi chambre à coucher. Je me doutais que ce serait bientôt son lit de mort.

Max avait toujours habité Paris. Il me parla de l’entre-deux guerres avec entrain, la ville accueillait alors de nombreux artistes, américains souvent, prometteurs parfois. Certains réussirent, d’autres non.

Il était jeune à l’époque, enfin il l’avait été jusqu’en 1914. Il était devenu ensuite un mâle, dans la Somme. A Verdun aussi. Sa bonne amie d’alors, la petite Françoise, l’a soutenu, elle. Une bonne petite, un peu légère. Et c’est elle, après la guerre, qui a eu l’idée de le spécialiser comme elle disait, dans le « trafic ferroviaire »: vols et larcins dans les gares, de préférence directement dans les trains, avant le départ des voyageurs.

Son truc était simple me dit-il. Il avait repéré que de nombreux voyageurs, une fois installés dans leur compartiment, regagnaient le quai pour saluer leurs proches ou acheter quelques victuailles auprès de marchands ambulants. Un jour, en décembre 1922, à la Gare de Lyon, il a vu une jeune femme, seule, avec un sac et une valise. En s’approchant, alors qu’elle demandait un renseignement, il l’entendit parler anglais. Bon sang, quelle proie facile ! Un jeu d’enfant pour se glisser dans le wagon, voir si elle redescendait, ce qu’elle fit, et s’emparer de la valise. Elle achetait un sandwich en forme de triangle, enveloppé dans du papier, ainsi qu’une fiasque de cognac, ce qui le frappa. Un homme ne devait pas être loin, il fila.

Revenu chez sa petite, il était un peu plus nerveux que d’habitude. C’est toujours excitant d’ouvrir une valise que l’on vient de voler à quelqu’un. Toujours l’espoir du trésor inattendu, un objet rare, des billets. Il se souvient bien qu’il avait pourtant ressenti une sensation curieuse sur le bitume en prenant un air détaché le long des boulevards. Le poids de la valise…un peu léger. Un contenu disparate, il le sentait. Il posait le colis sur la table de la cuisine, qui faisait office de séjour du reste. Il faisait sombre, il alluma une cigarette. Un carreau était cassé, le vent passait, l’odeur de charbon aussi.

Il ouvrit avec une pince. Une liasse. Plusieurs liasses. Une pochette de carton avec un élastique. Du papier. Ses mains fourrageaient jusqu’au fond, sa cigarette aux lèvres laissant tomber un peu de cendre. Que du papier ! Du papier, sur lequel on avait écrit, beaucoup. Des lettres, des écritures, tapées à la machine. Sa déception fut immense, tout cela n’était que des textes, des lettres vraisemblablement, des…correspondances, des rapports peut-être. Il déplia l’élastique fermant le volume le plus épais. Apparut dans la pénombre que traversait le velouté rougeâtre du poêle de la chaudière la forme d’un éventail semblable à une brosse de papier. C’était un livre, l’esquisse d’un livre sur une tige de métal qui reliait les feuillets entre eux. Il s’assit sur une chaise branlante, craignant les foudres de sa Françoise devant son incompétence. Il se mit à lire vaguement ce misérable butin. C’était en anglais, logique somme toute. Il y avait un drôle de nom. Trois lettres et un point. Hem.

Comme il s’y était attendu, sa bourgeoise l’a traité de tous les noms. Elle était gentille d’habitude, mais là, il avait exagéré, dit-elle. Même pas capable de voler correctement. Ramener du papier sans valeurs, des gribouillis, probablement un galimatias infâme, la honte. Elle but un peu, un peu trop. Le rouge tirant sur le sang-de-bœuf visqueux, à l’époque, ça y allait. Il eut le malheur de dire que la valise semblait assez chic, elle partit. Ils se sont un peu revus ensuite, mais plus comme avant, et puis, plus jamais. Il l’aimait bien pourtant, une brave petite, un peu fiévreuse face à l’avenir. On était dans les années vingt, souvenez-vous ! Il y avait du tonus dans l’air.

Il était intrigué par toutes ces lignes noircies. Des textes courts, des choses qui ressemblaient à des…poèmes, il faut bien le dire, et puis un gros morceau. Il alla voir Caro, une sacrée fille, qui connaissait un peu d’anglais, à force de le pratiquer à sa manière. Entre deux passes, elle lui a lu et traduit les plus petits écrits. Bon sang, cela parlait de la guerre ! Ce type l’avait connue, lui aussi. Il en parlait bien, il avait vu ce que Max avait vu. Il disait ce que lui n’avait jamais réussi à expliquer à quelqu’un. Il réfléchissait tandis que les pages du manuscrit étaient en vrac sur la couverture miteuse d’un lit poisseux à l’odeur infecte.

Il y avait une adresse sur un bout de papier au fond de la valise. Le lendemain, il prit le chemin vers le quartier un peu pouilleux à l’époque de la montagne Sainte-Geneviève. Le type habitait avec son épouse place de la Contrescarpe mais il ne trouva personne ce jour-là. Pour se soulager, soulager sa déception, sa culpabilité, sa lâcheté, il prit un verre. Sa table, au fond d’un troquet enfumé et bruyant, était ceinturée par les tenues bleues d’ouvriers et le rouge de leurs ballons, il y avait aussi des vestes noires de quelques obscurs, officiant dans le petit négoce et convertis au blanc sec du verre étroit claquant sur le comptoir. Un curé égaré avec un jeune homme était à la bière roussâtre. Il aimait bien cet endroit.

Il revint régulièrement, et c’est ainsi qu’il revit la jeune femme de la Gare de Lyon. Elle s’attabla, un peu nerveuse. Un grand gaillard surgit, commanda immédiatement une bouteille de vin rouge. Mon grand-oncle avait pris un cognac un peu par coquetterie. Sa couleur est plus belle en fin de matinée, l’hiver, alors que le soleil fait reluire les toits et allège les vestiges de la cendre et des poubelles. Il s’approcha. Rien dans le regard, ils parlaient entre eux, il leur a alors demandé de lever la tête et posa la valise sur la table. La femme comprit tout de suite. Je crois qu’il n’oublia jamais son sourire. Il ouvrit. L’homme se pencha, fixa son regard sur ses manuscrits qui allaient lui assurer l’avenir, finit par les prendre et lui dit simplement qu’ils étaient salis et recouverts d’une étrange poussière molle. Comme un grain endormi dit-il, et il éclata de rire.

Il les revit de temps en temps. Ils étaient tous les deux américains. Revigoré, soutenu par son épouse, celui qu’elle appelait affectueusement Puppy fignola le manuscrit. Elle, de son côté, ne lui a jamais vraiment reproché quoi que ce soit. Elle s’appelait Elisabeth, son mari, apprenti écrivain, l’appelait parfois par de petits noms changeants, par fantaisie on suppose. Elle culpabilisait d’avoir été aussi légère et étourdie à la gare de Lyon. Max aimait bien siroter un apéritif avec elle, au bord d’une terrasse. Elle portait de jolis petits chapeaux ronds qui laissaient apparaitre ses cheveux sur la nuque. Elle prenait son verre pâle parfois à deux mains. Elle regardait souvent en l’air, avant de le fixer de son regard bleu : « Un peu grâce à vous, paradoxalement, j’ai retrouvé mon mari, qui était furieux et si triste après la disparition de la valise ». Le livre fut publié. Le Puppy n’était pas totalement satisfait du titre « Le soleil finit par se lever ». Il ne savait pas non plus s’il avait été jusqu’au bout de ses possibilités d’écriture.

On ne s’en souvient plus beaucoup, mais à l’époque ce roman eut un certain succès dans sa communauté. Tout semblait bien parti. Mon grand-oncle était heureux, il avait contribué en quelque sorte à sa réussite en restituant les manuscrits. A peu près à la même époque, Elisabeth et son mari ont eu un bébé. De son côté, lui vivotait. Grâce à Elisabeth, il devint commis aux petites choses dans l’antenne parisienne d’un journal anglo-saxon. C’était très médiocre mais juste un peu mieux que misérable. Il était au labeur de la ville et de ses bureaux, de janvier à décembre, et vit défiler les années, derrière des vitres de moins en moins lumineuses. Il allait parfois dans le quartier de la montagne Sainte-Geneviève dans l’espoir de trouver un peu de gaieté, de la griserie, une femme. Il ne s’attardait pas.

Le succès du premier roman de l’américain ne dura pas. Ses nouvelles lui rapportaient l’estime de quelques-uns mais guère plus. Il travaillait aussi pour des journaux outre-Atlantique. Un jour, alors qu’il était au café, devant une bouteille déjà largement entamée, il semblait triste et énergique à la fois, une force retenue, comme entravée. Son regard se portait sur les filles. Il écrivait, toujours, mais avec labeur. Entre deux rasades. Selon lui, son frère avait plus de talent et méritait d’être maudit. Bon sang ! Dans ces cas-là, la bouteille ne durait pas longtemps. Il courait après le succès, et, dépité, se disait que repartir aux Etats-Unis était peut-être la voie à suivre. Tout cela, on l’a su après leur départ, vers 1928. Puppy avait réussi à interviewer un grand écrivain célèbre, mais le contact avait été rugueux et l’article n’avait pas été à la hauteur des attentes du public. Le coup de grâce en somme. Elisabeth avait prévenu mon grand-oncle de la date de leur départ. Ils prenaient le train, Gare Montparnasse cette fois, pour gagner la côte et emprunter un bateau pour New-York.

Max les attendait sur le quai. Il serra fort la main de Puppy, qui le remercia, grâce à lui les textes n’avaient pas été perdus. Elisabeth l’embrassa sur la joue, sa peau rebondissait. Elle avait un parfum d’abricot, lui devait sentir un peu l’alcool. Il avait amené un jouet pour leur fils. D’autres amis étaient présents. Mari et femme saluèrent par la fenêtre, et lorsque le train s’ébranla, tout le monde se mit en mouvement, les bras s’agitèrent, les chaussures raclèrent le sol granuleux, on entendit des exclamations en français, en anglais. Max eut juste le temps de glisser une petite bouteille de cognac entre les doigts d’Elisabeth. C’était la première fois qu’il les touchait.

Il resta dans son trou. Les années passèrent. L’agitation et les bruits. Des espoirs et des heurts, des replis. La souffrance et la honte de la guerre. Et puis le soleil à nouveau, qui finit par se lever.

Il continua péniblement son travail. Il avait parfois faim, et soif. Après l’excitation de 44, la promesse de renouveau de 45, 46 fut bien morne. En 47, le pays était traversé par une série de grèves et de conflits sociaux. Paris semblait déjà de nouveau éreinté. Il déménagea dans une nouvelle pièce, plus grande, dans une rue serpentine pas très loin du Luxembourg, tout en haut d’un immeuble recouvert de tuiles grises et flanqué de gouttières avachies, comme les langues pendantes d’un animal triste.

Un matin d’été, après une nuit de rêves confus mais affranchi par l’expérience que beaucoup de choses finissent par se régler en attendant couché, il resta longtemps dans son lit crasseux. Un rare moment de lucidité. Chose étonnante, en ouvrant le carreau de sa cuisine, qui lui servait donc aussi de chambre, il vit au loin, s’approchant avec une énergie tranquille comme s’ils s’étaient échappés d’un rêve ancien Elisabeth et son époux, bras dessus-bras dessous, l’air calme et déterminé. Il crut à une illusion d’optique, un mirage. Il se précipita dehors, à moitié nu, revêtu d’une simple serviette mal commode et du reste mal ficelée. Ils s’exclamèrent, enthousiastes à sa vue. Il n’avait pas l’habitude.

Elisabeth avait minci ; son regard chatoya, sa robe était élégamment bustée, Hem l’accapara. Ils venaient d’arriver à Paris, excités à l’idée de revoir la ville et curieux d’assister aux désordres qui semblaient y régner. Il avait l’espoir d’écrire des articles sur les grandes grèves et les manifestations populaires. Max voulait-il les accompagner ? Pouvait-il les aider ? Oui bien certainement. Ils se mirent en route. Avec eux, Paris semblait vert, léger. Elisabeth appelait dorénavant son mari « Papa ». Ils traversèrent le jardin du Luxembourg. Tandis qu’ils longeaient les allées sablonneuses, les grains de sable en petites spirales sous l’effet du vent les accompagnaient le temps de rejoindre le grand bassin. « On dirait des vrais » dit Elisabeth, de loin, en parlant des voiliers. Mais bien sûr ce n’étaient que des imitations, petits jouets poussés par des enfants. Papa resta silencieux.

Il tenait à passer devant leur ancienne habitation et voulait savoir si le quartier avait changé. Mais un fait curieux se produisit. Au lieu de se diriger vers la place de la Contrescarpe, il voulut gagner la rue Cardinal-Lemoine, où jamais ils ne furent. «  La mémoire, la mémoire ! » dit Elisabeth en riant. Elle lui prit le bras et l’entraina. Lui, ne comprenait pas pourquoi il s’était trompé à ce point. Mon grand-oncle n’osa demander depuis combien de temps il n’avait pas écrit.

Le désormais Papa avait déjà soif et voulut ouvrir une bouteille alors qu’ils débouchèrent dans une artère bien encombrée. Des manifestants réclamaient plus de droits et un meilleur salaire, le ton montait, des drapeaux flamboyaient et rivalisaient de slogans, la police veillait puis chargeait, les badauds reculaient. Des pavés voltigeaient, des carreaux furent brisés. Des coups échangés. Des bruits secs. Quelques cris. Max s’était accroupi pour se protéger, et lorsqu’il se redressa, il vit son ami ensanglanté. Il avait voulu participer et faire le coup de poing « pour aider ses frères ». Il avait pris un coup de matraque dès le premier mouvement. On l’emmena à l’hôpital.

«  Laisse-moi t’expliquer ce qu’est un hôpital à cette époque » me dit mon grand-oncle : un lieu certes ouvert tous les jours et toutes les nuits avec des gens dedans, quelques va-et-vient de soignants alternant sacerdoce et pitié, l’indifférence servant de repos, parfois un médecin préoccupé, savant et fondamentalement pataud. Son pauvre ami américain fut alité quelques jours dans une salle commune bien française, sombre et sale. Il avait de la fièvre, il délirait. Il appelait son épouse « Hadley ». Sa sueur était poisseuse. Ce n’était pas beau. Il disait qu’il aurait dû avoir plus de succès, que ses livres auraient mérité davantage de reconnaissance, qu’il était taillé pour autre chose. Elisabeth et Max attendirent. Elle encouragea son époux en lui trouvant un nouveau surnom : « Champ ».Pour le réconforter, mon grand-oncle lui donna en douce un peu de cognac, velouté et tiède. Le Champ avait toujours besoin d’un remontant.

Un soir, alors que les effluves des affections semblaient s’éclipser peu à peu sous l’effet d’une averse, à travers une porte-fenêtre voilée, Max reconnut avec stupéfaction Françoise, son ancienne petite. Elle était devenue infirmière. Ça alors ! Il n’osa s’approcher. Il se souvenait de sa bévue, à la Gare de Lyon, de sa maladresse. Et s’il ne lui avait rien dit ? Si rien de tout cela ne s‘était produit ? Pas grand-chose n’aurait été différent sur la terre, si ce n’est pour elle et pour lui. « On aurait continué à être ensemble, à nous rouler dans de maigres couvertures et à trottiner sur de minces allées sans déranger personne, tout du moins le dimanche, jour de repos » me dit mon grand-oncle. Désormais, elle s’activait, et s’occupait de Champ sans savoir qui il était, l’homme à la valise ayant indirectement provoqué le renvoi de son loustic d’alors.

Il reprit des forces. A sa sortie, Elisabeth et lui décidèrent de se mettre au vert. Ils contactèrent des amis, d’autres journalistes surtout, et décidèrent de rejoindre les Alpes. Mais cette fois, on ignora le jour de leur départ. Max ne savait pas très bien où ils logeaient, à l’hôtel ou chez des connaissances. Elisabeth lui fit un cadeau en envoyant une photo. On les voyait souriants, jeunes mariés, heureux, confiants dans l’avenir. Au dos, elle avait écrit ce petit mot : « Cher ami, frappée par vos initiatives, heureuse de ses dénouements, je boirai avec mon champion à votre santé ! ». Une petite bouteille d’un cognac américain accompagnait le tout.

Et ce fut vraiment tout. Max ne les revit plus. Il reçut seulement une carte postale un jour, d’Espagne. Il continua toujours à exercer laborieusement dans les bureaux du journal. Il profita de temps en temps des rues et des terrasses de Paris. Les saisons s’enroulèrent autour des possibles mais rien ne se passa. Un jour, beaucoup plus tard, il vit à travers la devanture d’une librairie que son ami avait eu un prix, là-bas, en Amérique. C’était la première fois que l’un de ses livres était traduit. On voyait sur la couverture : « prix du meilleur livre de l’année, Boston, cercle des chroniqueurs ». Max était fou de joie, enfin un prix ! Il imaginait son ami ravi. Il se disait qu’il y était un peu pour quelque chose.

Lorsque mon grand-oncle me raconta tout cela, il était vieux et usé, ses deux amis américains étaient décédés l’année précédente. Je le revois alors que la nuit gagne le petit séjour : « Peu de gens lisent Hem, mon Champ alias Papa, mais il a été publié. Quelle histoire ! Qui sait ce qui se serait passé si je n’avais pas restitué la valise avec ce fameux livre ? Ma vie n’a pas été éblouissante, mais au moins j’ai réussi à sauver quelque chose. Et lui, mon américain, m’a permis d’être meilleur ».

Et je l’imagine, un peu plus tard, caresser le premier roman du Champion, même s’il était alors recouvert de poussière. Il devait penser aussi à sa Françoise, le cœur serré.

Les derniers temps furent poussifs. Le pastis avait remplacé le cognac.

On l’enterra au cimetière du Montparnasse. Lui qui fut au fond si peu voleur, j’eu à cœur de déposer sur le sien l’unique bien qu’il possédât : ce livre qui contenait les feuillets de son existence. Je ne voulais pas qu’ils se dispersent au gré du vent. Devant sa tombe, je me disais que j’étais le seul à savoir ce qu’elle contenait, le secret d’une curieuse amitié avec un écrivain. Il y avait pourtant quelque chose de curieux. Juste avant de mourir, Max m’avait donné une petite bande de papier sur laquelle il avait écrit en lettres malhabiles et déliées à la fois « Rassures-moi, enlèveras-tu la poussière ? ». Le papier était déjà malaxé et je l’ai moi-même tellement lu et relu qu’il en vient désormais à tourner sur lui-même, tel une bobine noircie. Ce petit rouleau est aujourd’hui devant moi, enroulé autour de mon doigt, fragile cylindre de papier à l’écriture de moins en moins lisible. Bientôt, on ne pourra plus le déchiffrer.

Je reviens souvent dans le cimetière. Face au tombeau, je regarde longtemps l’angle de la pierre. Elle, ajustée et lisse. Et en dessous le livre désormais refermé.

 

Avril 2018