Ici, peut-être.

 

« Je suppose que vous êtes là pour vous isoler et vous chercher, vous aussi ? Ou pour composer de la poésie ? A croire que les carnages et les atrocités n’existent plus, que le monde est devenu sensé, que la souffrance a disparu et que le temps d’écrire des poèmes est venu ».

                                                                                                              Amos Oz, Judas.

 

Assis, à l’ombre d’une terrasse, le jeune Octave allait bientôt découvrir que la réalité n’est pas toujours contenue dans les livres. Dans quelques instants l’ouverture du musée ! Il avait commandé un café et profitait de cet instant du jour où la chaleur n’est pas accablante. Seuls les bruits de la radio le gênaient. Les verres sur le comptoir étaient disposés par le patron comme un cérémonial clinquant. Il se leva, paya et sortit. Au loin, il y avait comme un début d’attroupement. Il fendit la piazza et fila tout droit vers le musée archéologique. Après sa réussite au baccalauréat, son père lui avait offert ce séjour à Rome, un joli cadeau.

Octave traversa les premières salles, curieusement désertes, fasciné par ce qu’il voyait. Il prit un petit escalier, longea une galerie. Regarda en l’air, sur les côtés. Et puis, les mosaïques. La lumière et des couleurs poudrées, en torsades à partir du sol. Le mouvement qu’il fit alors pour mieux regarder, comme un chasseur, légèrement de biais. « Pas de doutes » se dit-il. Des effets d’optique, de profondeur, avaient été tracés dans la pierre plus de deux mille ans auparavant. Les manuels rapportaient que la perspective était une invention de la Renaissance, mais tout cela était faux. Devant lui, il y avait la représentation d’une scène de pêche en trois dimensions, avec un personnage en retrait. En vérité, depuis toujours, l’homme avait su manier le trompe-l’œil.

Il prit le chemin de la sortie, troublé et enthousiaste à la fois. Pourquoi avait-on à un moment abandonné cette technique ? Avait-on oublié ? Dès qu’un groupe d’hommes se forme quelque part, commencent-ils par oublier quelque chose ? Mais pourquoi avoir dédaigné la perspective et se méfier de l’ombre et du pli ? Il fallait qu’il y réfléchisse. Le bruit sur le côté le sortit de sa rêverie : l’attroupement touffu était devenu clameur montante. Des gens venaient, des personnes se poussaient, des hommes le bousculaient. Le son de la radio fut relevé d’un cran. Tout le monde était rassemblé par les hommes en arme pour écouter le discours. Les uniformes étaient rutilants.

Bientôt le discours de Mussolini.

Pas de doute se répéta Octave. Il faut filer. Il réussit à s’éclipser par une venelle poussiéreuse jonchée de vieux papiers. Il faisait très chaud. Le Tibre n’était pas loin et il avait besoin d’action. Il se dit aussi qu’il ne fallait pas oublier.

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Octave a désormais l’âge étonnant de cent-vingt ans : c’est précisément son anniversaire aujourd’hui. Il n’est pas le seul à avoir cet âge, le cas n’est plus exceptionnel. Le doyen des Français a cent-vingt-huit ans, celui des hommes sur la planète cent-trente-deux. Octave a toujours eu une bonne constitution, une robustesse génétique à l’évidence. On ajoute à cela un programme biomédical spécifique, l’accès à de nouvelles technologies, comme quelques prothèses miniatures, la greffe de puces, et le résultat est avantageux : la médecine a augmenté la durée de vie d’Octave sans heurts.

Comme chaque matin, sa première pensée est pour toutes les femmes qu’il a aimées, c’est-à-dire pour une seule. Véra son épouse. Devant son lit, il a fait apposer un tableau la représentant : c’est une figure cotonneuse, composé après sa mort. Cela a surpris et peiné son entourage de voir qu’il tenait à ce portrait aux traits indistincts. Lui, pourtant, sait qu’il l’a vue de cette manière pour la dernière fois. Il n’avait pas achevé de mettre ses lentilles de contact de nouvelle génération alors qu’elle partait, comme un matin ordinaire. Elle dans le couloir, lui devant le lavabo de la salle de bains, le regard flou en raison de sa myopie, sa dernière vision d’elle était ainsi : dans un halo feutré et vaporeux. Sur la toile, elle était comme il l’avait regardée, désormais pour l’éternité. Sans excès. Avec fidélité.

Vera est toutes les femmes, toutes les aventures. Chaque fois qu’il partait en mission, il ne songeait qu’à elle. Il partait pour le Pays, la défense des intérêts supérieurs, bien sûr, mais son obsession était pour elle. Il a agi pour le Gouvernement comme on dit. Chef d’un escadron d’interventions spéciales hors du territoire. Un escadron de plongeurs.

Pour achever de se réveiller et se convaincre qu’il est bien vivant, il passe ses doigts sur ses cicatrices. Sentir les traces de ses plaies l’aide à se retrouver. Il les palpe et se dit que cela lui réchauffe les muscles.

Vient ensuite de nouveau le souvenir de Véra. Il tient à l’illusion de sa présence. Il esquisse des gestes au-dessus de sa tête, comme si elle se tenait là, penchée vers lui. Mains dans le vide berçant l’espace, poignets en éveil esquissant un tracé aérien. Les bras finalement tendus. On croit qu’il veut saisir l’appareillage de levée automatique, il ne fait que rêver à sa raison de vivre. Mentalement, il reconstitue les contours du visage de Véra et en fait le tour. Les coudes levés avec les yeux plissés. La barre métallique de saisie pour se cramponner ? Non. La chaleur imaginaire du corps de son épouse défunte. Lui seul le sait. Il dupe depuis des années Sonia, son assistante de vie, qui l’a surpris à maintes reprises dans cette position. A la limite, Garnero, le robot domotique serait plus lucide qu’elle ; lui au moins ne bronche pas quand Octave projette ainsi les bras dans l’espace de sa chambre.

Sonia arrive tous les matins à 7h 30. C’est l’heure.

« Que faites-vous donc à essayer encore de vous lever tout seul ? Laissez, je vais vous aider. Et puis, ménagez-vous, c’est votre grand jour d’anniversaire aujourd’hui. Il faut être prêt pour la cérémonie ! ».

Octave le sait. Il n’est pas résigné. Il a accepté de sortir ce soir, pas seulement pour faire plaisir à ses enfants, mais aussi par goût : il a hâte de découvrir le spectacle organisé. Une installation artistique sur les toits de Paris vue du ciel. On le transportera tout à l’heure par aéromobile. Il surplombera une succession de plateaux lumineux créatifs fixés à l’horizontale au-dessus des immeubles, tels des échantillons d’une fresque colorée visible uniquement en hauteur. Un peu comme les carrés modernes d’une mosaïque revisitée.

Mais il pleut. Beaucoup. Des trombes d’eau en continu, depuis plusieurs jours. Il s’agit d’un phénomène assez rare pour Paris, et cette fois, il est plus inquiétant que lors du précédent épisode, il y a vingt-quatre ans, en 2016. La Seine a commencé à déborder. Octave prend son petit-déjeuner préparé par Sonia. Il regarde l’averse griffer ses fenêtres en sirotant son café. « Ma foi, se dit-il, personne n’aime la pluie, moi j’en raffole. Le contact avec l’eau me manque ».

Sonia l’aide à se préparer. Il se tient ensuite dans le salon, dans son appartement situé au dernier étage d’une haute tour moderne. Il a une vue panoramique sur les quais de la rive droite, du Louvre jusqu’au Trocadéro. Il ne voulait pas voir l’Ile de la Cité, cette enclave étroite sans grande cohérence. La disposition intérieure offre à l’œil une vue étendue : il a aménagé un diorama à l’aide de panneaux coulissants, tous consacrés à Véra. Des jeux de lumière les animent à intervalles réguliers. Quand on pénètre chez Octave, on ne sait jamais quelle sera la surface mobilisée à ce moment. Le souvenir de Véra surgit ainsi, épisodique et rythmé à la fois, en modulations pastel ou illuminé avant de glisser vers la pénombre. Les souvenirs de ses missions ornent les murs et les étagères : des photographies, de ses camarades ou de ses hommes, certains morts, quelques objets comme des pierres, des bustes vert-sombre ou gris mat, des petits tableaux, des coffrets en bois anciens, mais pas d’armes. Encore moins de médailles.

Garnero lui apporte son bracelet combiphone : Lucille, son arrière-petite-fille l’appelle. La pluie est trop forte, la fête va être perturbée. La famille devait venir avec un aéromobile collectif prendre Octave sur la terrasse de l’immeuble. Les intempéries l’en empêchent.

« Pas grave » dit Octave ! « On s’adapte, et on fait autrement. Je vous rejoins au restaurant où on doit se retrouver. Dommage pour l’installation artistique, mais je vais prendre mes dispositions. Je vais prendre un taxi ».

« Non ! S’exclame Lucille. Ce n’est peut-être pas prudent. Sonia est-elle avec toi ? ».

« Assurément ».

Rassurée, Lucille convient que cette sortie est faisable. Mais Octave a menti. Sonia est partie tout à l’heure, après le déjeuner, léger, en prévision du soir. Quitter l’immeuble ne lui fait pas peur. Il en a même envie. Du haut de ses quarante étages, il a l’impression de descendre des cieux. Il peut marcher seul, certes avec une canne tripode, mais seul. Ce sont les bras qui lui donnent du fil à retordre, pas les jambes. Avant de gagner l’ascenseur, il s’attarde un peu devant le miroir de l’entrée. Il fixe sont regard clair enfoncé dans des rides profondes, vérifie que son rasage est net, fait machinalement le geste de se passer la main sur le crâne, encore faiblement garni de quelques pousses de cheveux blancs, il réajuste sa cravate. Il regarde encore une fois sa bibliothèque, éteint les lumières. La porte se ferme.

Tous les ascenseurs sont en panne.

« Putain mais quel boxon cette ville ». Un peu d’eau et tout s’arrête. Octave soupire mais finalement décide de descendre à pied. Il a tranché, il le fait. Il se dit que cela lui fait du bien, le sens de l’action. Il suffit d’y aller pas à pas, sans heurts. Un peu comme en plongée. Les marches ne sont que des éléments palpables à pratiquer simplement, c’est tout. Il se laisse aller.

Alors Octave descend le premier palier, lentement. Il se tient à la rampe, mais ce geste l’encombre d’une certaine manière. Il y va plus franchement. Les marches miroitent dans la semi-obscurité. Le gras de leur vernis n’est que le reflet de la lune qui transparait épisodiquement à travers les carreaux. Dans sa cage d’escalier, Octave amorce un mouvement en spirale. L’épreuve commence.

Alors il songe, il se remémore ses actions, ses opérations. Chef d’escadron de plongeurs pour les forces spéciales, il a conduit des missions risquées, il y a bien longtemps. Il descend toujours et se souvient. Ses hommes, fidèles, loyaux, lui à leur tête. Son métier était l’espionnage, le repérage, parfois le sabotage, rarement autre chose. Sa spécialité était la plongée sous-marine, et ce qu’il préférait avant tout, c’était les fleuves et les rivières, et non les mers. Les océans, les grandes étendues maritimes, non, c’était trop grand, impersonnel, il n’y avait aucun intérêt à intervenir dans un port de méditerranée pour saborder un navire ou bricoler en mer de Chine. Lui était le prince armé des fleuves. Il s’infiltrait dans des voies plus étroites, des affluents reculés. Plus de dangers, plus d’anonymat aussi. En cas de problème, pas de repli. Moins de gloire. Il avait sillonné l’Europe centrale ainsi, de cette manière aquatique inconnue de tous, presque tous. Il fallait se prémunir des ennemis de l’époque. Le jour, le flot était sale. La nuit l’eau semblait encore plus triste et encombrée de drames. Aujourd’hui, ses anciens chefs sont morts depuis longtemps évidemment, ses hommes aussi, probablement. Les fins de vie et la perte, la douleur. Les disparitions. Et puis il y a Pierre.

Le genou gauche fléchit. La main droite s’agrippe fermement à la canne. « Attention, pas le moment de flancher ». Alors il descend toujours. C’est curieux, il ne rencontre personne. Il croit entendre un bruit, et puis non. De toute façon, il entend moins bien. Un chien peut-être ? Seul derrière une porte ? Et là une lampe qu’on éteint dirait-on. Juste au moment où il passe.

Déjà le vingtième étage. L’aspect est différent. Les murs semblent plus hauts, un long couloir se profile sur sa gauche. Un cliquetis. Une lumière orange, une cloison rouge. C’est très laid. Une main agrippée à une grille ! Un visage d’homme épuisé derrière un carreau ! Mais qu’est-ce que c’est. Il y a aussi…un second homme vitré. Une lumière blafarde. Il se souvient, il y a quelques mois a été installé au sein de l’immeuble un espace de rééducation coercitif pour prisonniers en attente d’inclusion sociale. Une nouvelle politique. Et un manque de place ailleurs. Octave passe devant une grande baie renforcée derrière laquelle des hommes le regardent. Des détenus en semi-détention, qui ont l’air d’avoir faim. Il en a connu, beaucoup, des captifs. Des soldats fait prisonniers au cours des missions.

Alors le cœur saigne. Il songe et il pense à tous ceux qu’il a connus, restés là-bas aux mains de l’ennemi. Et Pierre. Pierre qu’il a laissé. Octave avance. Un homme au regard vitreux le regarde descendre encore. La lumière de biais donne à sa peau une couleur verdâtre.

Octave pense à Vera. Elle lui redonnait toujours courage et force. Elle était écrivain. « Nous faisons la même chose, toi et moi : nous craignons de finir dos au mur, c’est notre hantise et notre raison de vivre, écrire est comme naviguer dans des voies étroites, nous risquons de nous perdre. Pour nous sauver, nous cherchons la faille, l’issue est comme une percée, un trou dans un filet ». Véra vivante puis Véra morte trop tôt, après un accident de voiture. Un salopard alcoolisé en face, de face. Encore maintenant, rien que d’y repenser, Octave enrage.

Alors il continue de descendre. Octave entend plus nettement la pluie battre les vitres. Il commence sérieusement à fatiguer. Le souvenir de Véra ne parvient pas à affaiblir la tristesse associée à Pierre. Peut-on maitriser sa pensée, se demande Octave, connaissant la réponse. Il plonge de nouveau dans le passé, et se souvient encore. Cela faisait longtemps que cela ne lui était pas arrivé. Une immersion dans le regret et la peine. Ses pieds semblent accélérer. Attention les lumières des étages sont toujours en veille.

Le Danube en 1969. Un piège. Terrible. On lui avait parlé d’une mission importante, réellement. Il connaissait les dangers mais les avait sous-estimés, oui, il fallait l’admettre. Peu de consignes claires pour autant, peu de moyens dédiés, un schéma opérationnel qui s’était avéré une impasse. On lui avait intimé l’ordre de continuer alors qu’il avait pris conscience qu’il était en territoire ennemi, et non plus en terrain miné comme on le lui avait dit. Lorsqu’il a vu les formes sombres des plongeurs de l’armée adverse, en nombre terrifiant, au loin, dans une eau opaque et sableuse, des fusils-harpons à la main, il a compris l’épreuve. Et lorsque ces mêmes plongeurs ont commencé à tirer, il a refusé la riposte. Tuer ainsi n’était pas sa fonction, éliminer la vie d’inconnus n’était pas sa mission alors qu’ils étaient trop nombreux. La sauvegarde l’emportait. Partir, refuser ce combat dégradant. Partir, se replier. Partir, trouver une issue. Trouver un trou dans le filet.

Fuir lui avait dit son instinct. Et fuir lui avait dit sa conscience. Fuir lui rappelle son cœur. Fuir alors que son ami Pierre était blessé. Il n’a pas pu revenir en arrière et le sauver. Une dernière image, celle de Pierre emporté par des hommes en combinaison noire aux masques lourds chargés de tubes, un mouvement du menton de Pierre en arrière. Les mains agrippées par des bras ennemis comme des pattes d’animaux. Un sang glacé dans les mouvements des palmes du commandant qu’il était.

Ses hommes l’avaient accueilli en silence le soir. Personne ne parla. Pierre était une victime. La Hiérarchie resta réservée.

C’est ainsi que malgré lui Octave se vit comme la figure de la fuite. Il a beau se dire qu’une fuite peut être digne d’éloge, après tout, une fuite peut amener un repli, susciter un retrait temporaire, préparer une nouvelle offensive, ce souvenir le hante. Il éprouve le besoin de s’en défaire, de réagir. Il a envie de plonger de nouveau, de retrouver ce contact avec l’eau, se fondre dans les mouvances obscures du milieu des fleuves. Repartir !

Alors il descend encore. Il a l’impression de glisser, se rattrape à temps. La pluie frappe toujours les vitres. Curieusement, aux étages inférieurs l’ascenseur fonctionne. Ne dessert-il que ces niveaux ? Octave achève sa descente et parvient enfin à destination. Il est devant la sortie. C’est à ce moment-là qu’il croise des habitants. Bien sûr, il ne les a jamais vus auparavant. Eux ne semblent pas étonnés. Ils sont trempés, la pluie a été encore plus forte ces dernières heures.

Et l’improbable s’est produit. La Seine a vraiment débordé, au-delà de ce que l’on pouvait redouter. Les voies sur berges sont inondées, de même que les rues à proximité, désormais envahies par une eau noirâtre. C’est la nuit. Curieux tableau : la ville est liquide, la vie semble fuir. Si on lève la tête, on peut entrapercevoir ici et là des fragments de lumière, comme des lampions, tandis que des formes sombres glissent sur des barques. Oui on a ressorti les barques, ou plutôt on a trouvé on ne sait-où des embarcations sur lesquelles se tassent quelques silhouettes en ombre chinoise. Tableau inédit qui séduit plutôt Octave : de l’eau à portée de main ! Malgré tout, il se demande comment rejoindre sa famille. Une soirée compliquée décidément.

Des hélicoptères traversent de temps en temps le ciel chargé de nuages menaçants. Des faisceaux étincelants découpent alors les bâtiments.

Octave se sent soudainement seul. Que fait-il ici à attendre ? Quelle est l’organisation des services ? Bon sang, il y a bien un dispositif quelque part. Il réalise qu’il a oublié son combiphone chez lui. Encore une erreur. Il s’avance, et regarde autour de lui. Il est dans le hall prolongé par un escalier qui descend jusque dans la rue, désormais sous l’eau. Les reflets des hautes tours zèbrent la surface légèrement changeante. Un air frais et humide s’infiltre. Octave fait un pas de côté. A travers la baie vitrée de l’entrée, les immeubles baignés par le fleuve dessinent en ombres fracturées une marqueterie ténébreuse. Le boulevard semble un canal mystérieux. Octave se déplace encore un peu.

Soudain, une haute barque rayonnante surgit de la poudre noire de la nuit et déploie lentement ses rames comme des rubans de joie. Octave reconnait tout de suite les boucles de cheveux. Lucille ! Elle se tient à l’avant, agenouillée, en fixant droit devant elle sans certitude mais sans excès de doutes non plus. « Grappy !  Yep ! ». Elle a pris les devants, connaissant son arrière-grand-père.

Lui, est touché par sa sollicitude. Elle l’aide à monter à bord, avec l’assistance de deux gaillards. Les bras d’Octave sont bien affaiblis, l’opération est laborieuse. Il parait trembler un peu. « Bon sang, ma petite Lucille, c’est bien toi, me conduire sur les eaux ».

Le canot évolue lentement. Lucille parle avec bonhommie, mais le vieil homme répond à peine. Il s’assoit et regarde la Seine. Son œil ressemble à celui d’une statue de cire. Ses membres endoloris le contraignent à une pose raidie, comme une figure de proue. Il ne peut s’empêcher de regarder l’eau, bizarrement plus claire depuis que la grande barque se propulse à nouveau.

Octave est poursuivi par ses pensées, il rumine, il se mine. « Hein », après un silence, « que dis-tu ? ». Il n’a pas écouté son arrière-petite-fille lui demander comment il allait. Elle sait que sa question est à la fois banale et ronflante, mais elle a bien perçu sa morosité. Il semble gagné par une certaine tristesse alors que c’est son anniversaire. La peur de la fin, s’interroge Lucille. Il regarde immobile le clapotis sans cesse reconduit, elle le fixe avec une tendresse répétée. « Qu’as-tu ? ». Alors, tout simplement, il lui dit sans cesser de considérer le couvercle du fleuve tremblant, qu’il est un lâche et un fourbe et qu’il a abandonné un jour son ami, Pierre. Pour prononcer ce nom, il a tourné son visage vers elle, des reflets brillants au coin des yeux.

Lucille se penche vers lui et lui prend l’épaule. En se rapprochant, elle frappe le fond de la barge avec ses bottes de cuir noir.

« Mais enfin, tu ne vas pas vivre avec cela toute ta …ce n’est pas possible, parce que, tu m’entends, parce que c’est faux. Ce n’est pas vrai, voilà tout. Tu n’as abandonné personne, tu n’as trahi personne. On te l’a dit, je te l’affirme. Change de point de vue et si tu veux souffrir souffre mais pour la grâce de Dieu, pense à Véra, elle a toujours pensé que tu étais admirable, d’une lucidité hors du commun, et que c’était cela qui te rendait amer, contrairement à tous ces médiocres qui vivent dans l’espoir absurde de quelque chose d’autre. Toi tu regardes les choses, tu sais voir mais ne te trompe pas, change de perspective : tu n’as pas abandonné un ami qui était inexorablement perdu et que tu ne pouvais pas protéger, tu as sauvé tes hommes, tous ces hommes à qui tu as ordonné le repli. Ils te doivent leur salut. Et surtout, mais si tu veux pleurer pleure, tu t’es sorti toi-même de ce piège mortel, grâce à toi, on peut vivre, nous vivons, les enfants et les autres, continue comme cela, depuis des années des décennies de tourmente, mais moi je dis stop maintenant aujourd’hui c’est fini, ta famille est là pour toi et nous allons tous au restaurant et admirer un nouveau spectacle et ensuite tu reviendras chez toi et tu te diras que ta vie c’est le refus de l’absurde, ta vie, c’est quoi, c’est le contraire de la mort.

Un point c’est tout. »

Octave contemple Lucille.

« Je veux bien un peu de vin chaud ». C’est suffisant.

Après une gorgée, il se lève assez difficilement. « Merci ma petite », puis se dirige vers l’arrière de la barque, lentement, d’un pas fragile. Il se retourne vers Lucille. A son tour elle l’observe. Octave s’appuie sur la rambarde, puis soulève les mains et plonge le regard vers l’étendue obscure à ses pieds. Il sent un léger roulis, le clapotement que provoque le reflux des vagues discrètes est le seul bruit que l’on entend. Il fait encore un pas. A la surface se reflète une palette d’étoiles qui miroitent encore plus par l’effet du balancement, balancement qui fait osciller le regard.

Lucille se sent bercer par ce moment. Mais brusquement elle voit Octave se pencher de plus en plus vers le fleuve, soudain les deux assistants se précipitent mais trop tard, Octave est à l’eau. Il a sauté.

Il flotte, flotte comme s’il avait une bouée autour de lui, ses jambes le soutiennent. « Ne t’inquiète pas ! » lance-t-il à Lucille. Il se sent revigoré. Il regarde autour de lui, les rues plongées dans l’obscurité liquide, les toits fluorescents, le sommet de quelques arbres sur les boulevards comme des balises, le reflet des nuages bas semblables à des grands flotteurs. Où sont les habitants ? Où sont les hommes et les femmes ? Un bateau passe au loin, en silence. Alors il songe que c’est probablement la dernière fois qu’il peut ainsi se retrouver dans l’eau. Il pense au passé, à sa jeunesse. Peut-être a –t-il eu tort de regretter amèrement les épisodes douloureux de sa vie, ou, plus exactement de ne retenir que l’amertume et passer son temps à regretter. Toute sa vie il a cherché à rester cohérent. Mais, somme toute, cette pensée est assez banale et le plonge dans une douce mélancolie. Peut-être n’a-t-il cherché qu’à inventer sa vie ?

Dieu sait s’il a vu des évolutions et des bouleversements. Est-ce que les autres ont fait comme lui ? Qu’ont fait les hommes pendant tout ce temps ? La même chose que d’habitude ? Un individu en rencontre toujours un autre. Aucune raison que cela ne change. Un groupe d’humains se forme. Et cela ne manque pas : ils commencent par oublier quelque chose. Le plus souvent, c’est important, ça Octave le sait depuis longtemps. Qu’est-on en train d’oublier aujourd’hui ?

Il a les bras en croix, il lève la tête : il fixe un minuscule oculus, là où il réside. Une lueur perce faiblement. Il songe à un espace vide chez lui, à cet espace étroit qu’il ménage, c’est important de laisser un creux, de ne pas tout combler. Devant la coiffeuse de Véra.

Lucille lui parle. Il se sent aller mieux, l’eau est douce, il se laisse aller. Il aimerait continuer à flotter. Lucille retient les deux hommes d’aller le chercher. « Grappy ! Que fais-tu ? ». Il a envie de lui dire qu’il regarde le ciel.

« Bon sang » reprend Lucille, « Ecoute-moi : le passé n’est pas tel qu’on se l’imagine, change d’angle, contourne ton mur ». En écoutant son arrière-petite-fille, Octave pense à l’écrivaine Katherine Anne Porter : «  le passé n’est jamais là où on croit l’avoir laissé ». Une sacrée femme ! Un peu oubliée de nos jours, mais diable, quelle énergie, une beauté en plus, le succès seulement à soixante-treize ans, pour sa « Nef des fous », cela se passe sur un bateau, tiens ! « J’apprends tout en observant et en vivant » s’exclame Octave, citant à voix haute la texane. Le courant le fait doucement dériver, il prend une pose extatique les yeux bleuis par la clarté de la nuit.

« Et on n’imagine pas tout ce qu’il y a dans le ciel ».

Il regarde autour de lui. Lucille le regarde avec confiance, elle va même jusqu’à l’encourager pour qu’il ne soit pas trahi par ses forces, probablement de plus en plus ténues. Un taxi volant au loin, un vieux monsieur à une fenêtre qui éteint un abat-jour, une femme peut-être, plus haut en tenue sombre, des panneaux publicitaires pour des destinations de vacances très éloignées. Comme si on avait du mal à trouver des points communs.

Alors, malgré les drames, les pleurs, les regrets et les chagrins.

Malgré tout.

Il lève de nouveau la tête et regarde la lune.

Il a parfaitement en mémoire les traits précis du visage de Véra.

Il voit les étoiles, les grandes sœurs.

Il se met à sourire.

 

Décembre 2017