Un jour ou l’autre

« Etre dans le monde est source de douleur mais aussi de vigueur ».
Exit le fantôme
Philip Roth

Il avait plu la veille. Désormais, le ciel était pâle, couleur ivoire, traversé par un vent léger. La terrasse était propre. Au-dessus, les volets de la grande chambre étaient clos. Quelques heures plus tôt, on avait entendu des cris atroces, un râle de femme, des hurlements, un appel au secours, une bousculade, un autre cri, comme une agonie, une lamentation venant des ténèbres, l’écho de pleurs et de sanglots, puis plus rien.
Une jambe rouge, recouverte d’un liquide luisant. Le pied gauche dans la main de l’homme. Les doigts recroquevillés. La tête à part. L’autre jambe dans le silence posée le plus droit possible. Le sang en corolles. Vif.
Le silence avait duré peu de temps. L’homme s’était redressé. Les mains vers le plafond et le visage tourné vers le chandelier mat. La peau était bleuie. Un murmure comme une plainte. Le rideau tiré, l’ombre des bougies vacilla. Un rapide mouvement puis de nouveau des gémissements. Le sexe de la femme béant, la sueur sur son corps l’abîmait dans ses impulsions avec l’homme qui lui prenait la base du cou.
Les cuisses étaient rondes, les cheveux dénoués piquaient les seins lourds. Elle aurait voulu se détacher de ses lanières et ne plus avoir à subir. La chaleur de son corps l’entravait. Les mains tout à l’heure l’avaient pénétrée. Elle se courba. Le plafond était bleu de Prusse, quadrillé par des moulures en forme d’anges. C’est ici qu’elle avait connu la jouissance. Sous cette voûte.
Elle rouvrit les yeux. L’homme, un visage mort, puis un pas de côté. Une femme sanglée : elle, portait haut un bébé. « Il vit celui-ci ». Et tandis que le barbier emmaillotait le petit mort comme un paquet, le survivant se mit à donner de la voix dans les bras de l’accoucheuse.
Au petit jour, François de Guillemont, assis à son secrétaire à l’étage supérieur, referma un livre. Il avait laissé les domestiques. Mis au courant du tumulte de l’accouchement de sa femme, il avait manifesté le besoin d’apparaitre mais l’accoucheuse fut catégorique. Plus tard. A l’ombre sous la fenêtre, il fixa le sol dallé, anthracite, recouvert en partie par un tapis azur aux éclats dorés représentant une partie de chasse, bien flétri désormais. Il préférait la tapisserie au-dessus de la cheminée : une discussion entre dieux grecs, dans un décor étonnant, à mi-chemin entre bibliothèque-boudoir et salle-à-manger-vestibule.
François de Guillemont avait les traits tirés en cette matinée de septembre 1780. Sa coiffure recouvrait des cheveux légèrement cendrés. Mince, son visage traduisait à travers ses yeux bleus une intelligence anxieuse. Il se leva puis quitta son secrétaire. Il ne se dirigea pas vers le grand salon, et emprunta le petit escalier de la tour est. Il se sentait étrange. Le ciel était moins pâle désormais, et, à travers les fines ouvertures sculptées dans la muraille, on sentait un vent léger. La pierre froide des marches assourdissait le bruit de ses escarpins à boucles. Les mains derrière le dos, pensif, il descendait. Le temps qui passe, les saisons qui s’enchaînent, les choses immuables et les événements de la vie. Eux-mêmes inscrits dans le cycle de l’existence sur terre. La mort à tout moment. Il songeait au fils perdu, au fils restant surtout. Un descendant, enfin. Il était triste, serein, nullement apaisé, il ne savait plus. Il y avait tant à faire. Son épouse occupait son esprit et son cœur : quand recouvrerait-elle la santé, ses capacités, sa place ? Il lui était attaché, surtout parce qu’elle aimait le délier de ses habitudes. Un esprit vif, sérieux et curieux de lectures. Sur un palier, il fixa le granit du mur, les jointures solides, œuvre des hommes, l’enroulé parfait du pilier, la perspective offerte à travers une nouvelle percée et donnant sur une allée d’oliviers aux feuilles argentées.
La fraîcheur de l’endroit était plaisante. Les premières chaleurs de la journée arriveraient bientôt. Il se courba pour franchir le seuil d’une porte basse, en prêtant soin de ne pas froisser ses boucles poudrées. Il se piquait d’une sobre élégance, et appréciait sa tenue, bleu pompadour et amande discrète. Il continua d’avancer, en gagnant une zone plongée dans la pénombre. Un peu plus bas, la spirale de l’escalier offrait au regard une marqueterie de lumière, fragmentée par l’alternance du soleil et de l’obscurité à travers les fenestrons. L’ombre de François de Guillemont s’étirait et se rétractait au fil de son avancée dans sa demeure. Son esprit se calma. Il songea au spectacle qu’il avait vu à Montpellier quelques mois auparavant dans le salon de son ami, le docteur Pierre Leuvielle. Un artiste venu de Paris avait présenté des scénettes avec des petits personnages animés vus de profil, selon une technique dite de « l’ombre chinoise ». Une représentation d’automates avait eu ensuite un immense succès. La mécanique couplée à la grâce l’avait séduit. Dans le grand salon du docteur Leuvielle, devant les rangées de la bibliothèque en bois de cèdre, sur un fauteuil aux coussins cuisse de nymphe, il avait été fasciné par le goût de l’homme pour les inventions. Bien entendu, ce jour-là, la compagnie animée des hôtes, le vin de Nîmes, la joliesse des dames et leur tenue rose-orangé l’avaient rendu joyeux et facilité sa rêverie.
Aujourd’hui il se sentait étrange. Il regardait le ciel, ou plus exactement il l’observait. L’homme pouvait comprendre la manifestation des nuages, de la pluie et des orages pour mesurer le temps qu’il faisait. La pression, la température et l’hygrométrie pouvaient être chiffrées et comparées. Fasciné par la foudre, il avait été l’un des premiers à commander un paratonnerre. François de Guillemont était convaincu de la maîtrise possible du danger et de l’usage d’un phénomène nouveau, le magnétisme, que l’on qualifiait d’électrique. L’installation devait débuter précisément aujourd’hui. Cela coûtait une fortune, mais ne devait-on pas essayer ?
Arrivé devant un couloir, il remarqua un petit fauteuil d’osier que quelqu’un avait laissé dans un coin, au pied d’une solide et lourde armoire en bois de chêne. C’était tout autant une chaise confortable qu’un fauteuil, avec un petit coussin aux motifs provençaux. Il remarqua le soleil qui gagnait le sommet des eucalyptus. Les branches étaient comme griffées par les ombres rares. François de Guillemont resta là un moment, réfléchit. Un accouchement est-il toujours sanglant ? La mort est-elle toujours présente ?
Troublé, il se redressa subitement, marcha. Il gagna une porte-fenêtre et avant de rejoindre la terrasse vérifia les huisseries. Un des verrous était très fragile. Il fit glisser sa main sur la paroi de verre. Il tâta la surface, éprouva sa solidité. Le reflet des carreaux vert-bouteille ne dissimulait pas totalement les minuscules bulles d’air coincées dans leur pâte. François de Guillemont se demanda quel poids pouvait supporter cet assemblage comprimé. Si on inversait le sens de l’installation des fenêtres, en les disposant non pas à la verticale mais à l’horizontale, peut-être arriverait-on à un autre usage ? Un toit, ou un genre nouveau de terrasse ? Il regarda de nouveau le ciel.
Il sortit et s’engagea sur un petit chemin dallé. Il suivit la pente discrète que bordaient des hortensias bleu clair opalescents. Arrivé au pied d’un figuier, il entendit les premières cigales. Il regarda sa maison, une vaste gentilhommière construite un siècle plus tôt. Il se demanda si le choix de planter le paratonnerre à l’est plutôt qu’à l’ouest était judicieux, mais ses calculs ne pouvaient le tromper : associé à un cerf-volant électrique, le parafoudre devait bien être en direction de l’est.
De la maison, on le vit rester fixe et droit, plongé dans ses pensées, sous l’ombre du figuier aux branches solides. Quelques fruits sombres aux rayures violettes étaient entrouverts au sol. En cette fin de matinée, le sol commençait à devenir chaud lui aussi. François de Guillemont ressentit un picotement et se ressaisit. C’était l’heure du rendez-vous avec son ami Pierre Leuvielle, le médecin.
Issu d’une famille fortunée, après avoir étudié à l’école de médecine de Montpellier, Pierre Leuvielle avait séjourné à Paris. Là, il avait fréquenté autant ses confrères que les dames. Il était revenu en pays d’Oc trois ans auparavant. Il appréciait François de Guillemont, avec qui il avait partagé une maîtresse. Il tenait salon, connu pour être lieu de vie et de savoir. « Du spirituel et du spiritueux, voici la clé », répétait-il. Venir ici, dans ce petit château près de Lunel, le distrayait. Avec l’accouchement de Madame la baronne de Guillemont, il y avait matière à davantage.
Assis sur un banc recouvert de coussins saumon, il attendait. Une jeune servante lui présenta un sirop citronné. Les murs étaient blancs, le sol plaqué de marbres noir et grenat laissait filer quelques plumes d’oies. Il avait emmené avec lui une gazette récente, du printemps 1780. Il se mit à la lire. Un article était consacré à un hospice nouveau, à Vaugirard, dans la capitale. A ses pieds sa sacoche de médecin, avec ses trousses et ses instruments. Il venait de voir Madame. Il avait faim. Le baron François de Guillemont vint lui-même à sa rencontre.
« -Venez avec moi cher ami ». Le maître des lieux emmena le médecin dans le petit salon, proche de la cuisine. Il demanda à ce qu’on leur apportât nourriture et vin. Devant des hauts volets à moitié fermés, un homme les attendait. Très digne quoique vêtu simplement, celui-ci les salua avec respect.
« -Voici Jean Flavés, sculpteur, qui a la rude et noble tâche de faire de moi un buste figé pour l’éternité ». Le médecin souleva sa coupe en souriant. François de Guillemont prit la pose, en s’asseyant sur un fauteuil acajou. La sculpture, bientôt achevée, le représentait de face, jusqu’à l’amorce des épaules. Elle était destinée à orner le dessus d’une commode en épicéa. Le sculpteur avait fini le visage, l’expression était réussie, les traits légèrement creusés, le regard vif, le front réfléchi, les ciseaux et les pointes n’avaient pas failli. Restaient le bas du buste et le haut du crâne à tailler plus finement.
« -Je ne sais pas comment il fait, dit le baron. Il travaille avec adresse, mais quasiment sans me regarder. Imagine-t-on un médecin s’occuper d’un malade sans l’avoir observé ? ».
Pierre Leuvielle éluda la question avec un peu de vin tout en prenant une sucrerie. Il se saisit de son coffret de pharmacie, l’ouvrit machinalement, manipula évasivement son contenu : emplâtre de ciguë, laudanum, sel de vinaigre, conserve de roses…
« -Madame la baronne a besoin de repos ». Il regarda son ami. Celui-ci ne bougea pas, droit dans l’axe que lui avait assigné le sculpteur.
« -Oh, ce qui est arrivé est terrible, mais l’un des enfants a survécu. Et vous pourrez avoir d‘autres descendants, avec votre chère épouse.
-Est-ce que celui qui a survécu… vivra ?
-Il est encore trop tôt pour l’affirmer ainsi ».
La porte s’ouvrit à cet instant, on prévint François de Guillemont que le père Jacques Maillargues venait d’arriver. Bien évidemment cet homme d’Eglise avait été appelé dès les premiers instants tragiques, mais le hasard ou la fatalité avait placé sur son chemin plusieurs accouchements en même temps, sans parler de l’agonie d’un riche propriétaire terrien une heure plus tard. Pierre Leuvielle soupira. Il n’avait plus faim. François, lui aussi, resta muet et sombre.
« -Il m’est venu une idée curieuse ce matin », finit par dire le médecin. Son ami lentement inclina la tête.
« -Comment la présenter ? Vous savez qu’il existe des maisons où l’on regroupe des enfants, parfois très jeunes. Et même parfois des presque nouveau-nés….
-Oui bien sûr, la chose est assez pitoyable, cependant motivée par le besoin de soulager…l’extrême misère. De pallier en quelque sorte.
– Assurément, vous avez raison. Existent également des…hospices, des foyers…qui rassemblent des pauvres femmes, après avoir donné la vie, dans des conditions hélas pathétiques.
-Des hères à la dérive je le crains…
-Dans un moment vraisemblablement stimulé par les charmes des salons, j’ai songé à un nouveau type d’établissement : accueillir des jeunes femmes avant la naissance de leur enfant. Oui, préparer la venue au monde et recueillir les nouveau-nés, plusieurs, en même temps, avant qu’ils ne repartent auprès de leurs parents !
-Comment ?!
-Voyons, nous autres médecins courons entre les nécessités, parfois au détriment de la vie de ceux et celles qui nous sont confiés. Si nous avions nos pauvres alitées et souffrants au même endroit, nous pourrions sauver des vies… ». Un courant d’air tiède souleva les tissus des voilages. « Un hospice pour futures mères, avec plusieurs médecins… ».
Il ne parla pas de ce qui s ‘était passé la veille. Mais le baron fut pris d’un léger tremblement. Il prit du vin, malgré la chaleur et le malaise qui le gagnait. Le parfum de fruit rouge le soulagea un instant. Puis il pivota vers le médecin.
« On reprendra plus tard le burin », et il se dressa, entraînant son ami.
Un attroupement les attendait dehors, dans la grande cour devant le bâtiment principal, bordée de deux lions en marbre. L’équipage était invraisemblable : trois grosses berlines, deux malles postes et une diligence. François de Guillemont eut du mal à dissimuler son contentement : enfin la livraison du paratonnerre et de son matériel ! Les chevaux trépidaient, les hommes s’exclamaient. Bientôt les chiens accoururent en contournant la patache du prêtre, délaissée à côté du bassin, bien à l’ombre.
Le baron et le médecin se consacrèrent sans tarder au déploiement de l’équipement. François songea à son épouse, probablement très faible, et qui devait garder le repos. Ne pas la solliciter…Alors… Quant à voir son fils maintenant, c’aurait été se précipiter comme un homme de peu, trop tendre et déployant avec ostentation ses faibles sentiments. Il dévala les marches du perron et se précipita vers les hommes en train de décharger. Il délogea une oie sur son passage, puis d’un coup de pied bien ajusté, catapulta dans les airs un scarabée de couleur ambre cuivré. Tout le monde s’affaira.
C’est ainsi qu’au milieu de l’après-midi on vit François de Guillemont et Pierre Leuvielle sur les hauteurs du domaine, au milieu d’un pré, courir dans un sens puis dans un autre, selon un plan apparemment connu d’eux seuls, maniant un curieux appareil, tracté par des fils solides qu’ils tentaient d’apprivoiser.
« -Quel plaisir de déployer un aérodyne » s’exclama le médecin.
« -Je vous en prie, appelons cela comme à Paris, un cerf-volant » sourit le baron. Le cerf-volant de Franklin était destiné à une expérience : prouver la nature électrique des éclairs. En faisant voler l’engin durant un orage, le but était de le faire frapper par la foudre. Il n’y avait pas d’orage en vue, mais gagnés par l’impatience, les deux amis avaient hâte d’expérimenter les possibilités de vol. Dos au vent, François de Guillemont détendit l’assemblage de cordes, tira, la structure de bois et de toile s’éleva dans les airs. Le médecin se rapprocha, aida son ami à orienter le cerf-volant, qui monta, haut dans le ciel.
Le personnel réuni dans la cour regarda fixement la forme triangulaire dans son ascension. Son bleu indigo s’inclina et commença à dessiner des mouvements aériens. A son pied, deux silhouettes que l’on voyait de profil, ombrées par les nuages qui commençaient à couvrir le ciel, se noircissaient peu à peu au fur et à mesure que la fin d’après-midi approchait.
François de Guillemont s’animait de plus en plus. Il attendait avec impatience le moment de l’expérience véritable, ainsi que l’installation du paratonnerre sur sa demeure. Les travaux devaient être rapides. « Essayer », se répéta-t-il. Il arpentait la prairie, en imaginant ce que pourrait devenir sa demeure avec ce nouvel appareil. Et ensuite ? Autre chose ? Un nouveau dispositif ? Sa réflexion le surprit, il fut pris d’une sorte de vertige : il se concentra pour imaginer la nouvelle configuration de sa demeure, harnachée d’une combinaison supplémentaire de pierre, de métal et de tiges. Il visualisa sa bâtisse. Et puis, dans un mouvement inattendu de l’esprit, il se mit à élargir sa rêverie : plus tard, son fils aurait-il l’idée d’ajouter encore un édifice ? Si une nouvelle invention dirigée vers le ciel et les étoiles venait à apparaître, trouverait-elle sa place ici, sur le toit ou le grand balcon ? Si on arrive à diriger la foudre, ne peut-on pas orienter autre chose dans le ciel et sur terre ? C’était-là de bien étranges pensées. Il voulut rester dans ce pré le plus longtemps possible, et plus tard, bien plus tard, il se souvint de ce moment avec nostalgie.
Et tandis que la lumière prenait une teinte orangée, plus douce, que le vert-gris des arbres devenait plus sombre, le bleu du ciel appelant les oiseaux, François de Guillemont continuait à courir avec ses filins autour des poignets dans un calme combat avec le vent qui apaisait les perspectives vers le lointain. Les deux amis faisaient voltiger les lanières avec adresse. Le cerf-volant esquissait des figures aériennes de plus en plus maîtrisées. François de Guillemont se prit à faire des mouvements en spirale, simulant la forme du huit, comme s’il le retournait sans cesse pour en connaitre le vrai sens.
Le cerf-volant volait ainsi de plus en plus allègrement, sous le regard devenu hésitant du médecin. François se mit à sourire, il pivota sur lui-même, rayonnant. Puis son regard en croisa un autre.
La fille du cuisinier. Droite devant lui, elle s’était avancée dans le pré, alors que le chant des cigales s’estompait et que les parfums du soir se répandaient peu à peu. Sa tunique était recouverte de traces de sauce et d’épice. Elle le regardait lui, et non pas le cerf-volant enjoué dans les airs. Le baron se reprit. Il fléchit les coudes, rabattit les cordes et l’engin revint au sol. La première expérience prit fin.
Le soir, après le départ de Pierre Leuvielle et de l’abbé, qui avait probablement œuvré avec discrétion, François de Guillemont dîna copieusement, d’une poularde en cocotte lutée avec champignons au Cognac flambé. Il alla se coucher, après qu’on lui eut dit que son épouse s’était enfin endormie. Il tarda à trouver le sommeil.
Il rêva qu’il était seul dans sa demeure. Il ne savait pas où étaient passés les autres occupants. Dans son rêve, son épouse était absente. L’une de ses maîtresses apparut en songe, comme un reflet lointain. Il la prenait debout, contre une commode, les amples jupes retroussées, ses mains caressant ses seins généreux, l’ensemble baignait dans une atmosphère mauve, on entendait au loin un piano murmurer. Les mains de la femme pressaient la base de son cou, comme si elle était agrippée à un roc, ses jambes l’enserraient puis, après, s’écartaient pour disparaître totalement. Il longeait ensuite un couloir dans la pénombre, se retrouvait en haut d’un escalier, descendait lentement une marche après l’autre. Il était serein et triste à la fois, il savait que cet escalier conduisait à une galerie menant sur la terrasse. Le ciel était gris-bleu profond, l’anthracite se mêlait au pourpre. Il se tournait vers une fenêtre, vers l’horizon, sachant que quelque chose arrivait. C’était inévitable. Seul dans cette maison, il marchait, touchait le mur et sondait un avenir en mutation, un monde qui évolue, un univers qui oscille, des nuages noirs, un orage, la foudre, le métal et la toile, le verre et la pierre de sa demeure qui tremble alors que lui reste fixement à regarder le soleil à travers les nuées. Il se retrouvait dehors, à côté des cyprès, au pied desquels des linges souillés avaient été déposés. Il se penchait, effrayé, soulevait un coin du tissu empli de sang. Des mains.
Le baron se réveilla brutalement. « Mon Dieu ! ». Ces mains, ces bras…ces enfants ! Tous ensembles autour de sa demeure. En sueur, il se remémora les propos de son ami, sur une nouvelle forme d’hospice à créer.
Il se leva, regarda la nuit à travers les barreaux écaillés du volet, s’habilla simplement, et prit la direction de la chambre de son épouse. Il allait lui rendre visite. Il lui expliquerait l’expérience du cerf-volant, puis l’installation du paratonnerre. Un jour ou l’autre.
Dans l’immédiat il voulait voir son fils. Dans le couloir, il croisa de nouveau la fille du cuisinier. Cette fois, elle ne le regarda pas, et, yeux baissés, prit rapidement une direction oblique. Un silence profond régnait. Il pensa de nouveau à l’hospice de Vaugirard dont son ami médecin lui avait de nouveau parlé, quelques heures plus tôt, dans la grande prairie, alors que le cerf-volant voltigeait avec grâce au-dessus de leurs têtes et qu’il semblait invincible. Devant la porte sombre, il s’apprêta à pénétrer dans la chambre. Il voulut regarder encore une fois par la fenêtre. L’ombre du fauteuil en osier que quelqu’un avait sorti se profilait sur la terrasse. François de Guillemont se saisit de la poignée de la porte avec ses doigts noueux. D’ordinaire de couleur ambré, le bouton ovale avait dans la nuit un reflet pâle comme l’ivoire. Il le fit pivoter avec force et espéra un cri.

FIN

Juin 2019