DEHORS DEDANS

« Je ne crois pas que personne écoute jamais délibérément une montre ou une pendule. Ce n’est pas nécessaire. On peut en oublier le bruit pendant longtemps et il ne faut qu’une seconde pour que le tic-tac reproduise intégralement dans votre esprit le long decrescendo de temps que vous n’avez pas entendu ».
William Faulkner. Le bruit et la fureur.

Le propre du malheur est de salir la mémoire.
De l’assombrir.
De la ternir.
La souiller.
Le bonheur, lui, est éclatant et dessine une ligne pure à laquelle nous sommes fidèles: quand nous vivons un épisode heureux, tous ses instants demeurent en nous avec netteté. Admirablement. Mais une fois que le malheur s’abat, la mémoire est abimée. Altérée. La conscience se fragmente, nous sommes en proie à la confusion, nous ne retenons qu’une partie des choses. Nous sommes hébétés, avec des points que nous essayons de raccommoder, sans succès le plus souvent. De nombreux points épars. Alors l’essentiel est de nous accrocher à certains. Quelques points, c’est tout. Nous apprenons par la suite, parfois bien plus tard, que ce n’est déjà pas si mal.
Inès et Judith s’étaient retrouvées square d’Ajaccio, à côté des Invalides. Chacune pensait que l’autre en avait pris l’initiative, mais aucune ne s’en souvenait. Alors, qui avait décidé la première ? Qui avait pris cette résolution ? Peu importe, songeaient-elles. Les deux sœurs avaient agi de concert, peut-être par mimétisme spontané. Elles savaient que leur frère aimait cet endroit. Venir là, c’était un hommage, cotonneux, un pèlerinage, vaporeux. Dans son dernier souffle, Gabriel leur avait peut-être murmuré de se recueillir sur ce banc écaillé, à l’ombre d’un grand arbre, à l’endroit où un petit chemin de terre dessinait un coude.
-Mon Dieu, que s’est-il passé ?
-Où est-il ? Désormais ?
Plus tard, sur la route menant à la chambre mortuaire, aucune ne se souvint de les avoir vues immédiatement. Ces silhouettes. Ces figures noires. La nuit était tombée, et, en pleine rue, entre les voitures, cette cohorte, ce défilé de personnages hagards, avides, hurlant et cognant contre les vitres, les habitacles. Le phénomène n’était pas nouveau, mais il prenait un tour de plus en plus agressif. Inès et Judith réalisèrent plus tard qu’elles avaient entendu des cris, elles ne savaient plus de quoi il s’agissait.
Inès voulut ironiser mais ne trouva pas de mot. Judith gara la voiture et ouvrit sa portière avec dépit. « Maintenant, il faut monter ces quelques marches, c’est tout. A l’air libre, on a toujours l’impression de se défaire de quelque chose, de s’échapper d’un mauvais rêve. C’est pour cela que l’homme a inventé l’insomnie. Pour sortir du sommeil qui l’écrase ». Elles entrèrent.
Julia était livide, blanche, comme écorchée. Le corps noueux, relief de ronces passées. Flanquée d’amis pour certains inconnus, et dépossédée de l’essentiel. Gabriel a disparu répétait-elle, « il a disparu ». Oui, il était parti, parti vers le néant, «la mort, notre petit frère, ce n’est pas possible ». Mais que s’était-il passé ? Une chute ? « Une chute atroce ! ». Incompréhensible. Julia répétait « disparu, son corps… ». Les amis inconnus, notamment un couple très beau, très bien assorti, moderne, finirent par la convaincre d’une incinération.
Quelques jours plus tard, on choisit une urne. De couleur bleu-vert. Inès se souvint d’un temps vif et lumineux le jour de l’enterrement, Judith retint la sensation d’un vent humide. Toutes les deux gardèrent en mémoire la musique voulue par Julia lors de la cérémonie : La sonate au clair de lune, de Beethoven. « La musique du film, L’homme qui n’était pas là», dit Inès.
Dans le cimetière, des oiseaux tournaient haut dans le ciel. A force de les regarder, on avait l’impression qu’ils se rapprochaient. Alors Judith pensa à ce passage des Frères Karamazov où Dostoïevski décrit l’enterrement d’un petit garçon. Avant de mourir, le garçon demande à son père : « Papa, quand ils jetteront la terre dans ma tombe, émiette un morceau de pain au-dessus pour que les moineaux viennent, et je saurai qu’ils sont venus et je serai heureux de ne pas être seul ». Le couple très beau, très bien assorti et moderne, était présent, en retrait. Leurs lunettes de soleil étaient légèrement orangées. Judith n’en possédait pas. On pouvait voir ses larmes couleur de thé pâle.
Dans l’après-midi, Inès et Judith restèrent avec Julia dans son appartement, dans une petite rue du sixième arrondissement. Elle avait hérité de ses parents, la transmission étant devenue quasiment le seul moyen de se loger dans certains arrondissements de Paris. Julia avait proposé une boisson douce, mais les deux sœurs avaient résolument choisi un alcool fort : un whisky sec pour l’une, une vodka pour l’autre. Julia prit un Martini blanc. Elle les regardait à tour de rôle : les deux étaient brunes, avenantes, mais dans un style différent. Inès avait les cheveux suffisamment longs pour en faire un chignon habilement décontracté. Ses yeux en amande d’un vert pétillant étaient ce jour-là perdus dans la contemplation des tableaux fixés aux murs. Elle était, comme souvent, en pantalon. Judith, toujours élégante, était en tailleur. Elle laissait voir ses jambes, jolies, tandis que son visage, marqué par une certaine dureté, avait l’habitude à travers ses yeux bleu clair de scruter son environnement avec précision. Inès était consultante, spécialisée dans le coaching des cadres. Judith, ingénieure informatique dans une entreprise en plein essor. Les deux étaient alors célibataires, Inès cultivant un mystère constant sur le sujet, quoique laissant entendre que tout allait très bien, vraiment oui, cela tournait même très bien, Judith s’étant séparée de son mari quelques mois auparavant après la période fatidique des quinze ans. « Les fameux quinze ans » répétait-elle, sans que l’on sache à quoi elle faisait référence précisément. Toutes les deux savaient que le bonheur n’existe pas, ou plus, l’une puisant dans son expérience professionnelle, l’autre à titre personnel.
Et dans ce petit appartement parisien, dans un immeuble des années vingt comme il y en a tant, dans l’atmosphère pastel de la pierre d’origine et du soleil couchant, Julia entreprit de présenter ses tableaux apposés aux murs ivoire, tous choisis par ses soins avec Gabriel. Au-dessus de vieux tapis bordeaux, entre les meubles acajou de bibliothèques surchargées, éclairés par de nombreuses lampes, elle les commenta comme un dernier témoignage de sa vie avec lui. Ou un dernier message venant de lui. Inès la regarda, et ne peut s’empêcher de contempler son énergie. Son frère lui avait dit que Julia ressemblait à Sandra Larue, présentatrice météo sur BFM, et c’était profondément vrai. C’était son double, et elle présentait les toiles comme s’il s’agissait d’écrans annonçant le temps pour le lendemain. Sérieuse et accorte. Devant le dernier tableau, pourtant, elle sembla hésiter, elle le fixa avec davantage d’émotion. « Voici…voici le dernier moment, ou plutôt… ». Elle s’effondra. Les deux sœurs se précipitèrent pour la soutenir. « C’est le dernier tableau que Gabriel a…avant de faire cette chute fatale ». Toutes les trois reprirent un verre sur un canapé terre de Sienne.
Plus tard, au moment de partir, Inès et Judith regardèrent toutes les deux le tableau : le cadre était en métal gris bleuté, le vernis était luisant et faisait ressortir les pulsations des touches de couleur, le motif était un paysage, une étendue de désert avec quelques personnages sans visage.
Le lendemain, parce qu’elles en avaient décidé ainsi, elles partirent toutes les trois, en vélo, jusqu’à l’aéroport de Roissy. Inès et Judith accompagnaient Julia qui voulait prendre plusieurs jours de repos en Bretagne. Le choix des vélos était peut-être étrange, mais s’avéra agréable : elles surent apprécier les bords du canal de l’Ourcq, les rues entre les pavillons d’Aulnay-sous-Bois, le charme hors du temps de Tremblay-Vieux Pays. Elles confièrent ensuite leurs vélos à l’agence de location du centre commercial Aéroville et prirent une navette pour gagner l’aéroport.
En attendant son avion pour Lorient, dans une reconstitution d’un vieux salon de thé, Julia répéta qu’elle avait besoin de revoir la Bretagne, l’air et la mer du Morbihan. Elle savait pourtant que lorsqu’on a le mal du pays, il ne faut pas revenir sur ses terres natales, car la nostalgie risque alors de tout emporter.
« Mais là, c’est différent puisque moi-même je deviens différente. Tout mon être change, alors mon regard aussi ».
Elle ignorait ce qui s’était produit. Gabriel travaillait beaucoup pour son prochain livre. Il avait chuté d’une terrasse, accidentellement. Non il ne buvait pas. Le corps… « En fait, je ne l’ai pas… » Vu ? Compléta Inès. Julia ne pouvait pas « faire son deuil », elle avait toujours trouvé l’expression particulièrement bizarre, mais là, en pratique, pour elle-même, c’était carrément stupide. Judith lui demanda si elle avait des choses concrètes à faire, en Bretagne.
« J’irai me promener sur les étendues de sable, ce n’est évidemment pas le sable chaud des pays du Sud que nous aimions tous les deux, mais c’est un sable frais, humide, ondulé par le mouvement de la marée, sur la partie de la plage que l’on appelle l’estran. La partie couverte puis découverte en alternance par la mer. Une zone entre-deux ». Elle irait aussi marcher à travers les alignements de Carnac. Ces pierres espacées. Elle reprendrait son activité d’ostéopathe plus tard.
Le vol pour Lorient cohabitait curieusement avec un vol pour un pays lointain. Inès suivit des yeux un instant une famille, un couple et trois enfants, la mère, une très jolie jeune femme blonde, portant dans ses bras un bébé.
Après l’embarquement de Julia, les deux sœurs décidèrent de rester un peu ; elles se dirigèrent vers un bar-lounge récemment ouvert, Le Métropole. Toutes les deux prirent un cocktail vitaminé. Elles regardaient les gens, les serveurs, les reflets des machines à nettoyer le sol poussées par des employés taciturnes. Aucune ne parlait.
« Putain qu’est-ce que je m’emmerde dans mon travail » finit par lâcher Judith. Inès comprit parfaitement le sens de cette phrase : loin d’être déplacée alors que Gabriel venait de décéder brutalement, elle exprimait une authenticité à la hauteur de la situation. Elle remettait les choses à leur place. Ingénieure informatique compétente et efficace, elle travaillait…à quoi ? « Produire des systèmes de plus en plus performants pour connaitre le goût des clients, leur profil de consommateurs, tout cela pour guider leurs actes d’acheteurs dans les galeries commerciales. La robotique au profit de la vente de biens de consommation. Quelle dérision ! ». Là, dans un fauteuil simple mais confortable de ce salon-bar anonyme, au milieu d’un aéroport, Judith se demanda si elle ne ferait pas mieux de changer de voie. « Mais pour faire quoi ? » répétait-elle sommairement.
Inès observa les voyageurs, la plupart indolents, portant tous à de rares exceptions des vêtements sombres.
« Tu sais, moi aussi je me suis interrogée récemment. Et j’ai décidé de me réorienter. Enfin de changer de cible comme on dit. J’ai abandonné ma pratique de coaching de cadres, la cause est presque toujours perdue de toute façon. Des professionnels crispés dans une société tendue, j’ai souvent l’impression de produire plus de mal que de bien. Tu vois, j’ai réfléchi et me suis dit que cela vaudrait le coup d’essayer de coacher de manière moderne les sans-grades, les sans-voix (oui certains se sont autoproclamés comme tels), les laissés pour compte en somme. Je deviens experte en conseil et lobbying auprès de celles et ceux qui sont sur le bord de la route. Je vais les aider à s’organiser et à se faire entendre auprès des vrais décideurs, les GAFA, qui peuvent les soutenir financièrement: je serai la passerelle entre les indigents indignés et les grands groupes des réseaux sociaux ».
Judith laissa son regard filer derrière la baie vitrée vers un groupe de touristes allemands. Puis elle se tourna vers sa sœur, avec un sourire. Ses yeux parlaient pour elle, ils brillaient. Le soleil troua un nuage et vint à ce moment éblouir la partie du bar dans laquelle elles se trouvaient. Ses yeux finirent par cligner. Décidément, il fallait absolument qu’elle s’achète une paire de lunettes noires.
Elles se parlèrent régulièrement les jours suivants, Gabriel continuait de les obséder. Sa mort semblait irréelle. Les semaines passèrent ensuite, les échanges s’espacèrent, naturellement comme l’on dit. Enfin chacune se consacra à ses activités, un certain temps. Six mois plus tard, Inès et Judith se retrouvèrent au Métropole. Entre temps, Judith avait eu la confirmation de son ennui au travail. Quel sens y avait-il à participer d’une course à la consommation ? L’hypocrisie générale des relations professionnelles l’écrasait de plus en plus. Elle avait besoin de parler, et retrouver sa sœur dans ce bar d’aéroport n’était pas pour lui déplaire. Inès arrivait de Clermont-Ferrand. Tout de suite, Judith vit que cela n’allait pas fort. Son chignon était de travers, le pantalon qu’elle portait avait été précisément trop porté et elle portait son sac comme s’il contenait une enclume. Judith, toujours élégante, chaussures à talons, tailleur sombre, s’en empara, le mit dans un coin avant d’embrasser Inès. Elles commandèrent un Martini blanc.
« C’est la cata » annonça Inès avec laconisme. « Pratiquement personne ne veut de mes conseils, et lorsqu’on m’écoute, on se querelle pour mettre en pratique mes recommandations. Chacun a sa propre idée. Les groupes que l’on voit émerger ici et là sont tous obsédés par l’autogestion. Je ne mets personne en relation car chaque cercle tourne pour lui, seul dans son coin. Un gus m’a même menacée un jour avec un revolver parce que je trouvais son approche des problèmes trop individualiste ».
Elles burent par petites gorgées. Elles regardaient le ciel, lorsqu’on prenait le temps, on arrivait à percevoir des oiseaux s’affranchir des dangers des moteurs d’avions. Devant elles, des groupes, des couples et des solitaires passaient et se croisaient. « On a besoin de faire un break » dit Judith. Elles se redressèrent pour se rendre au restaurant gastronomique d’une chef étoilé qui avait ouvert une table au deuxième étage. Là, elles eurent une impression d’espace, au-dessus des pistes. Elles sourirent.
Quelques semaines plus tard elles riaient même, le visage fouetté par le vent et les cheveux en pagaille, elles étaient bien au-dessus de tout désormais, toutes les deux, toutes les deux elles partageaient un moment où on se sent heureux, léger, aimé et aimant, y a-t-il un adjectif exact pour cela ? Toutes les deux c’est-à-dire en pensant encore à leur frère, songeant qu’il était quelque part, pensant à tous les bons moments vécus ensemble, et plus elles pensaient à lui plus elles aimaient la vie et plus elles s’élevaient dans les airs car elles s’élevaient dans le ciel à travers les nuages la beauté de la terre émergeait avec ses lumières simples et solides, son sol et sa nature profondément vaste et si tranquillement disposée plus elles riaient plus elles avaient envie d’exister, autour d’un astre, près des étoiles, plus elles désiraient ne jamais achever leur course leur périple leur aventure ici ailleurs, au pied du soleil au bord d’un feu ou à la faveur des étoiles. Bon sang.
Elles volaient dans les airs, dans une petite nacelle tractée par une montgolfière.
Elles vivaient un instant rare, un moment […]. Y a-t-il un adjectif pour cela ?
Le week-end suivant le déjeuner à l’aéroport, désireuses de se changer radicalement les idées, elles avaient passé en revue chez Judith les sites dédiés aux vols dans les airs. Celui dédié à une communauté récente, la communauté aerocene, les avait captivées. La Fondation du même nom se proposait de réaliser des séjours aériens d’un genre nouveau, uniquement par l’emploi de l’énergie solaire. Le vol de montgolfières s’effectuait sans recours à un quelconque carburant. Le moindre matériau nuisible à l’environnement était banni. Très sérieusement, de manière appliquée, elles avaient contacté un membre de la communauté, qui gravitait autour d’un artiste, Tomas Saraceno, un argentin. Après avoir suivi les différentes étapes, ressemblant fort à un rite initiatique renouvelé, elles eurent le privilège de s’élever dans les airs grâce à une montgolfière aérosolaire. Seule la différence de température entre l’intérieur du ballon et l’extérieur permettait l’ascension. Le dispositif était forcément très léger et rudimentaire, parler du reste de nacelle était exagéré : Judith et Inès s’agrippaient à une sangle assez symbolique.
La situation était celle de deux personnes qui cohabitent : au bout d’un moment elles s’aventurèrent sur le chemin de leurs propres pensées. Judith remarqua qu’elle ne voyait plus d’oiseaux. Existait-il un espace particulier, délimité, qui était couvert par le vol des oiseaux, et un autre où ils n’allaient jamais ? Y avait-il une portion du ciel balayée par les moineaux et les mouettes à intervalles réguliers, selon une amplitude changeante mais automatique comme le mouvement de la mer sur le sable ? Inès, elle, était assez loin de ces rêveries aériennes et se mit à penser à sa nuit précédente. Cela avait été très agréable, vraiment un plaisir continu, joyeux. Une bonne surprise, les caresses avaient été diffuses, profondes, les langues comme absorbées. Elle en avait parlé à sa sœur. Judith n’avait pas retrouvé de compagnon. Elle ne savait même pas si elle était « disponible ».
« Comment cela ! ». Inès s’était moquée. Elle ne la croyait pas. Elle n’avait pas tort. Judith finit par avouer qu’elle avait couché récemment avec un artiste de la communauté particulièrement bel homme. « Cuir avec des yeux verts, et de plus,… ».
Le bruit les fit sursauter toutes les deux en même temps. Des pétards. A leurs pieds, des silhouettes noires, piquetées de petites touches de couleur, s’étaient rassemblées autour d’un bâtiment administratif. Bientôt elles virent des gens se mobiliser, s’agiter de plus en plus. De la fumée s’échappa du toit. Quelques flammes. Des groupes s’étiraient en étoiles. Un camion de pompiers fut empêché. La montgolfière fut tirée vers le sol et des membres aerocenes les recueillirent précipitamment. Le bel homme artiste vint à leur rescousse en écartant les bras. Judith remit ses lunettes noires qu’elle avait achetées peu de temps auparavant et s’engouffra dans la voiture conduite ce jour-là par Inès. Le cuir des sièges était agréable, la route du retour leur permit d‘admirer des paysages de forêt à travers les vitres teintées. « Peut-être que les tracas sont faits pour nous apprendre à apprécier ce que l’habitude nous fait oublier de voir » murmura Judith.
Il était temps de retrouver Julia. Cette dernière était revenue de Bretagne, plus déprimée que jamais. On l’imaginait seule au milieu des pierres de Carnac, l’hiver, rentrant chez elle peinant à combattre l’humidité ambiante. Rendez-vous fut pris pour un thé bien au chaud, dans le salon réconfortant d’un hôtel, en plein cœur de Paris. Sans se concerter, toutes les trois achetèrent la veille des chaussures neuves. Inès fit l’acquisition de jolis boots à boucle couleur cognac, confortables et seyants. Judith des escarpins Sarenza aux reflets reptile luisants. Julia opta pour de hautes bottes italiennes noires, Sergio Rossi.
Inès avait franchi la première les portes de l’hôtel, Le Bélier, rue des Beaux-Arts. En prenant place dans un fauteuil cossu, elle remarqua un homme cravaté et une femme, dans un angle. Etrangement, la jeune femme, blonde, ressemblait à celle qu’elle avait vue à l’aéroport le jour de son départ vers la Bretagne. Elle était vraiment lumineuse, et d’après ce qu’il semblait, elle parlait de théâtre, de spectacle, de danse classique aussi peut-être. Sa sœur et Julia arrivèrent alors. Inès leur fit part d’une idée qu’elle venait d’avoir : « Et si nous sortions toutes les trois, pour aller au théâtre, voir un spectacle ou de la danse classique ? ». Ses boots faisaient des mouvements de balancier pour rythmer ses phrases. Julia croisait ses jambes puis les décroisait élégamment, le vernis de ses bottes semblait ne faire qu’un avec son corps. Elle sourit pour la première fois depuis longtemps.
« Oui c’est une bonne idée » dit Judith, ses escarpins pointés vers l’homme à la cravate, fiché dans l’angle et demeurant impassible.
« J’ai envie d’aller écouter de la musique classique » ajouta Julia, « mais attention, avec de la passion, de la chair et du sang, de la vie quoi ! ». Un couple de touristes commanda du champagne avec des toasts au saumon. Un serveur alluma le feu dans la cheminée. Un homme passa derrière une porte vitrée sanglé d’un peignoir. Tout se passait bien.
« Oh ! » s’exclama Inès, « Allons voir le spectacle en duo des prodiges du piano dont toute la presse parle ». Elle sortit de son sac un article de Libération : « Yuja Wang et Khatia Buniatishvilli ! ». « La première est la plus sexy des concertistes » précisa Judith, « la seconde est surnommée la Betty Boop du piano » compléta Julia. L’homme à la cravate pivota alors légèrement vers elles.
Les jours passèrent avant le récital, à l’amphithéâtre Bastille. La pluie, les teintes pâles de Paris, le mouvement de quelques mouettes au-dessus des marchés loin de leurs ciels d’origine, les longues traversées quotidiennes des habitants. La réservation avait été ardue, le spectacle était visiblement pris d’assaut. Enfin, le fameux jour arriva. Julia, qui avait repris son activité peu de temps avant, retrouva Judith chez elle. Elle semblait fatiguée mais heureuse de connaitre un répit. Un taxi les conduisit à Bastille. Inès était arrivée à vélo. Une atmosphère fiévreuse entourait l’Opéra. Elles gagnèrent leurs places, étonnées par le froid traversant les couloirs et les escaliers. Les spectateurs étrangers, nombreux, ironisaient sur l’état de la France.
Tous les fauteuils étaient occupés, la présence sur scène des deux surdouées était un événement. On ne sait pas s’il y avait eu une entente, un tirage au sort, ou autre chose, c’est Yuja Wang qui arriva la première sous les projecteurs : comme d’habitude en tenue très courte, des jambes de feu et une énergie étourdissante. La jeune femme rayonnait. Khatia Buniatishvilli surgit, son décolleté était vertigineux et ses moyens semblaient particulièrement relevés ce soir-là. Toutes les deux se mirent au piano, pour un récital éblouissant. Plus elles jouaient, plus elles semblaient elles-mêmes, c’est-à-dire qu’elles devenaient autres : la musique permet de toucher l’espace et sa trajectoire nous transporte littéralement ailleurs.
Inès, Judith et Julia étaient fascinées. Subjuguées par la splendeur de la musique et la beauté de ces femmes. Mozart devenait intime. Les bras et les mains de Yuja dessinaient des spirales délicates tandis que ses jambes vibrionnaient avec hardiesse. Khatia frôlait les touches avec énergie et un doigté d’une maitrise absolue.
La scène était éclairée par une merveille de simplicité et de beauté austère : un chandelier élémentaire muni de deux bougies était en suspension, très haut, et descendait lentement, avec majesté. La lumière tamisait les artistes dont les ombres se mettaient à onduler de plus en plus vigoureusement. Les pianos noirs, sur le vernis de leur laque parfaite, se mettaient à luire, sensiblement, au fil de l’inclinaison des petites flammes fragiles.
Les sens ainsi stimulés, les trois jeunes femmes eurent la surprise d’être peu à peu gagnées par un sentiment d’exaltation. Et ce qui les touchait le plus, ce qui singularisait ce moment et qui le rendait à jamais inaltérable, c’était l’impression de vivre de nouvelles sensations grâce à la musique. De doux effluves floraux se répandirent peu à peu dans la salle. D’où venait ce parfum ? Elles ne le savaient pas, c’était étrange. Des senteurs légèrement sucrées enrobaient peu à peu les spectateurs. Des instants forts d’une vie peuvent être associés à des odeurs, elles-mêmes mêlées à des couleurs. Julia se souvenait d’une promenade en Vénétie : l’air marin subjuguait les teintes huilées de la mer depuis une terrasse protégée du soleil par des grandes plantations vertes aromatiques. Inès repensait à une pièce de théâtre à laquelle elle avait assisté adolescente, sa camarade à côté vêtue de vert avec une eau de toilette végétale, toutes les deux regardant une adaptation de Dostoïevski à la mise en scène dépouillée. La table sur la scène semblait dégager une odeur de violette. Judith, elle, fermait les yeux. Elle songeait à son ancien mari. Elle le revoyait, elle l’imaginait, maintenant. Elle l’approchait.
La musique était si belle que l’on pouvait pleurer. Des notes sur des lignes tracées sur une feuille il y a des siècles, et ce soir-là, un moment de pure émotion : l’avenir semblait alors moins confus. Plus exactement, il pouvait paraitre clair, transparent, parce que sa question ne se posait pas, ne se posait plus. Yuja et Khatia sourirent en même temps. Dans un même geste, dans un même souffle, elles éteignirent avec grâce le chandelier. Ce fut l’entracte, une lumière soudaine surgit et finit par éblouir Judith qui rouvrit les yeux à cet instant.
Toutes les trois sortirent de la salle, au milieu d’une foule compacte et de plus en plus bruyante. Inès refusa la traditionnelle coupe de Champagne, que l’on se pique de boire en ces lieux. Elle commença à discourir sur les pompes des palais musicaux en proclamant que l’essentiel était ailleurs. Julia s’orienta vers le dernier étage, transformé il y a peu en petit musée à la demande du nouveau gouvernement. La file d’attente était impressionnante. C’est alors que surgit devant les deux sœurs, contournant un pilier, le couple qui se trouvait à la chambre mortuaire puis à l’enterrement de Gabriel. Le couple très beau, très bien assorti. Ils étaient tous les deux en bleu pétrole, l’homme avec une bouteille de Ruinart dans la paume de la main. La surprise passée, ils leur proposèrent une coupe : Inès maintint le cap en fixant la jeune femme, très élégante, très moderne, Judith accepta en observant le jeune homme prévenant et délicat. Ils s’enquirent de leur état, de leur santé, de leur moral. Judith et Inès réalisèrent que Gabriel semblait les avoir bien connus. Elles regardaient leurs yeux, le regard de leur frère s’y était reflété. Judith trempa ses lèvres dans le liquide effervescent, les bulles étaient fraiches, les touches de fruits s’accordaient délicatement à des notes minérales. Elle respira profondément. Les murs étaient ivoire. Les lustres dégageaient une lumière douce, presque mauve, les baies vitrées étaient légèrement embuées. Elle et sa sœur firent un pas de côté. Leurs souliers étaient parfaitement vernis. Bientôt la fin de l’entracte.
« Ah, tenez Judith » lui dit le beau jeune homme, « je vois que vous avez les yeux fragiles, prenez cette monture ». Il lui tendit une paire de lunettes aux verres fumés. « Prenez cette monture », un sourire gracieux à l’appui. Judith le remercia, prit les lunettes et les rangea dans son sac. Elle voulut encore dire un mot, mais le couple s’était éclipsé, la foule se rapprocha. Inès et Judith rejoignirent Julia, qui avait déjà repris place dans son fauteuil juste avant la reprise.
« Le musée est à chier » asséna-t-elle.
Khatia revint sur scène sous un tonnerre d’applaudissements, suivie de Yuja, qui avait troqué sa tenue précédente pour un ensemble encore plus court. Surprise : un violoncelliste apparut. Il se déploya avec élégance, pris position avec son instrument enflé qu’il caressait les yeux fermés. Quand il les rouvrit, il donna à Judith l’impression de la regarder. Il fit glisser son archet avec volupté.
Et puis le noir. Total. Quelques sons assourdis. Plus aucune lumière. Des chuchotements et de courtes phrases échangées. On discernait à peine en ombres chinoises les artistes. Julia comprit rapidement : c’était une panne d’électricité, complète. Au bout de quelques minutes, un responsable vint péniblement sur scène, c’était bien cela, chose rarissime, en fait c’était la première fois. Oui l’Opéra Bastille était désolé, il y aura dédommagement. Nous sommes à disposition. Non le spectacle ne peut pas reprendre, la panne est générale dans le quartier, l’arrondissement, peut-être même au-delà. Quelle désolation ! Des exclamations, des sifflets, quelques applaudissements pour les trois musiciens restés quelque part. On devinait Yuja et Khatia, silhouettes obscures serrées par la taille faire des gestes de la main. Le violoncelliste semblait marcher à tâtons, comme s’il était sur un fil. Dans une atmosphère opaque, de pastel sombre, il vint les retrouver, se pencha sur l’une d’elles, très prés. Le rideau tomba, on l’entendit plus qu’on ne le vit.
Les trois amies furent dehors parmi les premières, il était inutile de rester davantage. Julia voulut repartir à vélo mais la chaine de la roue avant était coincée, il était hors de question de pédaler. Inès et Judith n’hésitèrent pas une seconde : elles allaient toutes les trois faire le trajet à pied, ensemble. Elles s’enfoncèrent dans la nuit.
Elles prient le boulevard désormais totalement obscur. Les habitants étaient décontenancés, beaucoup rentraient rapidement chez eux, peu empruntaient leurs voitures. Il n’y avait plus de métro bien sûr, et le trafic des bus était suspendu, la ville était plongée dans le noir. Une anxiété courrait le long des trottoirs. Julia proposa d’aller chez elle, ce que Judith et Inès acceptèrent. Le ciel était chargé de nuages couleur poussière, la lune, heureusement, laissait voir ses traits. Inès mit le pied dans une flaque et tâcha ses souliers, « et merde ! ». Judith érafla son manteau contre le tronc d’un arbre, Julia se tordit un pied simplement en traversant une rue et se cassa un talon.
Bientôt elles arrivèrent le long des quais du petit port de l’Arsenal, et virent l’étrange spectacle des voiles la nuit trembler comme des figures mystérieuses, toiles géantes traversées de cliquetis répétitifs et sans points fixes. Inès prit l’initiative de descendre un escalier et mit à l’eau une barque laissée là comme si ses anciens occupants étaient partis il y a longtemps. Toutes les trois montèrent dans la petite embarcation. Le trajet ne dura que quelques minutes mais elles profitèrent de ce spectacle : la ville noire à raz de l’eau, l’air frais engourdissant, de petits filaments poudrés à travers le fleuve, et au loin la forme des immeubles et des ponts devenus inutiles le temps de cette traversée. Quelques éclats au fond de l’eau leur firent penser à une fine mosaïque sous-marine. Elles gagnèrent la rive opposée et reprirent leur marche.
La ville semblait de plus en plus vide de ses occupants. Une voiture passa, un camion de pompiers. A sa trajectoire confuse, on pouvait imaginer la fébrilité de ses occupants, des jeunes malabars dévoués un peu perdus, probablement.
On entendait mieux les bruits de la ville, c’est-à-dire le passage des chiens, la course des chats, la fuite des oiseaux, et plus discrètement l’effarement des hommes : ici et là quelques cris, une exclamation, un rire étouffé. Peut-être un soupir.
Les trois amies se mirent à penser au concert : l’incroyable talent des jeunes femmes et le génie de la musique les transportèrent. Dans cette nuit totalement obscure, le souvenir des notes pures et limpides était l’existence même : elles, d’autres, les vivants et les morts pouvaient communier ensemble. Marcher était alors rendre hommage. Avancer était faire acte de gratitude à ce qu’elles étaient en train de vivre et dont elles se souviendraient longtemps, elles le savaient déjà.
Un jogger surgit de la nuit, il venait en sens inverse, elles auraient voulu qu’il les dépassât. Dans cette obscurité ses yeux avaient une couleur de cendre.
Elles suivirent les grilles du Jardin des Plantes. Derrière, les animaux du zoo semblaient avoir bien compris l’anomalie. Il y avait une agitation sombre et des relents d’angoisse animale. On entendait la voix rassurante d’un soigneur, on l’imaginait en train de caresser un éléphanteau ou prendre dans ses bras un bébé singe. La forme d’un panda roux affalé sur une branche se devinait dans l’obscurité. Ses pattes molles dans le vide n’étaient pas menaçantes.
Les silhouettes des toits du quartier latin surgirent. Elles prirent les petites rues montantes. Passèrent devant des façades inconnues, des devantures plongées dans l’anonymat, des portes d’immeubles ténébreux. Julia repensait à Gabriel, son amour perpétuel. Amoureuse d’un homme au corps anéanti et qu’elle n’a même pas vu à la morgue, elle continuerait son activité d’ostéopathe pour les autres, les autres qu’elle toucherait ainsi, par discipline. Inès continuerait à faire du coaching auprès de ceux qui en auraient besoin : aucune inquiétude, elle s’ennuierait mais aurait forcément toujours du travail. Les besoins d’assistance étaient de plus en plus réclamés. Judith, après ses péripéties filandreuses dans les airs, sut au cours de cette nuit qu’elle allait reprendre le chemin de l’entreprise informatique. Avant peut-être d’essayer à nouveau de s’échapper.
Le souvenir de la musique continuait de les habiter, toutes les trois étaient convaincues qu’elles pouvaient passer pour leurs propres fantômes : elles n’en étaient nullement tristes, au contraire ; les fantômes ne font que s’abreuver d’amour. « De lettres d’amour » songea Judith en souriant!
Et, au moment où la fatigue commençait à les gagner, une étrange vision se dévoila. Alors qu’elles remontaient la rue des Ecoles, à l’angle de la rue Jean-de-Beauvais, elles aperçurent dans la pénombre la silhouette d’un homme, penché, un genou à terre, scrutant le sol, au pied d’un chevalet. C’est uniquement à ce moment qu’elles songèrent au risque de mauvaises rencontres. Les furies venaient rarement dans le centre de Paris, mais sait-on jamais, cette nuit était particulière…
« Il fait nuit pour tout le monde » décréta Judith. « Elles ne viendront pas ».
L’homme se tenait à côté de l’Eglise des Saints-Archanges. On devinait l’armature de son chevalet devant lui. Il semblait pensif. Puis il se redressa. Il regarda la voute noire du ciel, piqueté d’étoiles, recula et finit par s’asseoir sur un banc. Inès vint à sa rencontre.
« Monsieur, excusez-nous, mais puis-je vous demander si vous avez besoin de quelque chose ?
-Oh ! Certainement, mais…Je crains que vous ne puissiez me l’accorder. C’est gentil à vous.
-C’est-à-dire ?
-J’attends.
-Vous attendez ?
-Oui, bien évidemment, j’attends. J’attends le retour du soleil, du matin prochain. »
Judith et Julia s’approchèrent.
« Vous êtes…peintre ? » demanda Julia.
« Oui, certainement ». Il rit.
« Oui, je suis peintre. Voyez-vous, hier soir, j’avais l’ambition de peindre ici, en plein air, aidé par l’éclairage public. L’effet n’est pas si mal après tout. Mon tableau représente un vase, bleu, avec des roses blanches, posé sur un banc, au pied d’un petit escalier, devant l’Eglise. C’est un peu naïf, mais que voulez-vous, il faut bien essayer de faire quelque chose. Et puis la coupure de courant a interrompu mon entreprise. Nous sommes dans la société de la panne, Mesdames, il ne faut pas l’oublier. Malgré tout, j’avais bien commencé. Mon vase était correct, cela prenait tournure. Mais maintenant…Avec le noir total, je ne me suis plus retrouvé. J’ai voulu continuer, mais en m’approchant du banc pour incliner différemment le petit vase, je l’ai heurté, il est tombé et il s’est cassé. Les débris sont à mes pieds.
-Oui…Eh bien, maintenant, qu’en pensez-vous ? » demanda Julia, attendrie.
« Maintenant, j’hésite sur la manière de poursuivre. Bien sûr je vais poursuivre. Mais je me demande si, demain, lorsqu’il fera jour, je reprendrai ma composition pour finir le vase tel qu’il était, plein et entier, ou si je vais le peindre tel qu’il est désormais, ou plutôt tel qu’il sera une fois raccommodé, recollé. Je vais rassembler les morceaux, sans chercher à dissimuler les restes de l’accident. Je vais finir de le peindre, fêlé, avec ses zébrures. En fait, je crois que je vais le représenter en traçant le dessin de ses brisures, je pense même les surligner en couleur, peut-être. Ce sera différent de ce que j’avais en tête au départ mais cela correspond à ce que qui s’est passé cette nuit.
-Oui, souvent, il ne faut pas essayer de faire comme si rien n’avait eu lieu » dit à voix basse Julia. « Est-ce qu’on peut toujours tenter de tout reconstruire ? » murmura Judith.
« -Je reviendrai voir votre tableau !» s’exclama Inès.
-Le plus important sera alors le tracé des jointures, leur force sur la toile » sourit l’homme. Son visage resta totalement dans l’obscurité mais sa voix était douce et chaude, enveloppante.
Elles repartirent. Paisiblement. Sans un mot. Elles n’échangèrent pas une parole avant de se retrouver au pied de l’immeuble de Julia.
« Cohabitons pour un verre ! » Inès cette fois accepta avec cœur. Elles escaladèrent l’escalier. Au moment de pénétrer dans l’appartement, l’électricité revint ! Elles rirent ensemble. Julia se précipita vers le buffet, sortit les verres, prit les boissons et les carafes. Inès l’aida en débarrassant la table basse. Elle disposa les bouteilles colorées. Le canapé était couleur ivoire.
Judith, éblouie par le retour de la lumière, mit ses lunettes noires, la nouvelle monture donnée par le jeune homme quelques heures auparavant à l’Opéra. Elle se trouvait dans le couloir principal. Les murs étaient blancs. Elle parcourut du regard les tableaux exposés. Celui que Julia avait présenté comme le dernier choisi par Gabriel lui fit face. Et, sans abandonner ses verres teintés, elle resta longtemps silencieuse. Un doux reflet doré miroitait sur le dessus du tableau, comme un iris ombragé. Elle ne se souvenait pas l’avoir déjà vu.
Elle resta longtemps silencieuse, dans ce couloir aux murs blancs et à l’éclairage venant du plafond. Puis elle fixa un point sur le côté : le couloir s’élargissait pour s’ouvrir sur deux passages.

Mars 2019