Quelques points un départ

« -Est-ce que Dieu existe ?
-Bien sûr. Mais pas encore ».

Je fais souvent le même rêve. Je traverse avec anxiété un long couloir. Je marche péniblement. Le mur est blanc. L’éclairage vient du plafond. Le couloir devient galerie et bientôt s’élargit pour s’ouvrir sur deux passages : je ne sais pas où aller. Je m’oriente vers l’un des côtés. Puis je choisis de rebrousser chemin et finis par prendre l’autre option. C’est alors que je me réveille.
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Alors que je me trouvais en haut de la Tour Eiffel, un jour de juin, j’eus soudain une envie irrépressible d’embrasser Julia. En me penchant vers ses lèvres tout en lui caressant les cheveux derrière l’oreille, je fus stoppé net, figé sur place, raidi : je découvrais ma peur de l’altitude. En raison du vertige, mon rythme cardiaque s’accélérait, mes bras pendaient le long du corps qui donnait l’impression de s’écailler. En bas, des coupures colorées, sur lesquelles des petites figures sombres se mouvaient lentement. Julia sourit pour essayer de me détendre.
« -Tu connais ces photos en noir et blanc où l’on voit des ouvriers-peintres voltigeurs s’agripper allégrement aux barreaux de la Tour ? ».
Crispé, je me contentai d’aligner un pas de côté, incapable de faire plus, et surtout pas un demi-tour comme j’en avais eu l’ambition.
« -Je suis littéralement coincé Julia ».
Elle sourit et me prit le bras, tel un grand malade. Elle m’aida à retrouver le chemin de l’ascenseur. Le ciel était d’un bleu roi soutenu, par endroits voilé par de fines colonnes poudreuses. J’avais l’impression que retombaient sur mon corps des particules de poussière.
« -Eh bien, pour quelqu’un qui se piquait d’être empli de vitalité… » lança Julia en riant. Après la descente, le sol terreux du Champ de Mars me fit du bien. Nous longeâmes l’une des grandes voies qui bordent l’ensemble. Nous passâmes devant le 11 bis Avenue Emile Deschanel, que je désignai à Julia comme l’endroit où avait habité le grand réalisateur et acteur Max Linder, sur lequel j’étais en train d’écrire. Un bel immeuble imposant, empreint à mes yeux de gravité en raison du souvenir de cet ancien occupant. Pourtant, aucune plaque commémorative n’avait été apposée. Je ne savais pas quel étage il avait habité. Le deuxième ? Je levai le regard. L’air était doux et enveloppant, les arbres fleuris semblaient paisibles. Le petit drapeau d’un consulat ne flottait pas loin. Je m’approchai encore. Au-dessus de la porte, la figure d’un lion dominait le visiteur. On avait l’impression qu’il tenait ferme le fronton. Ou bien qu’il se mettait à dévorer la pierre.
Julia me reprit le bras, passa son autre main dans mon dos. Devant le 11 bis je l’embrassai longuement. « Tu as un drôle de goût dans la bouche ! » me dit-elle, enjouée. « Oui j’ai un petit grain depuis tout à l’heure ». Nous allâmes chez moi. Rapidement tout nu, j’allai retrouver Julia dans ma chambre avec un masque de lion. Au lit, je retrouvai mon équilibre, aidé sensiblement par le sens de l’orientation de mon amie-panthère.
Après, je repris mon travail d’écrivain. J’avais la chance de vivre de mon activité d’écritures : articles dans des revues littéraires, contribution régulière à un magazine, participation soutenue à un site internet en développement, et déjà trois livres publiés avec quelque lectorat. Mon dernier ouvrage, un roman tiré d’un fait réel (le vol des premiers manuscrits d’Hemingway en 1922) avait eu un peu de succès. J’avais relié le point de vue du voleur anonyme avec celui du grand écrivain pour arriver à la conclusion somme toute classique qu’ils avaient des points communs. Je croisai vérité et récit, histoire vraie et fiction. J’écrivais uniquement chez moi, dans une petite pièce aménagée à cet effet, dos à la fenêtre, face à un mur délibérément blanc. Quelques photos sur le bureau. Un petit coffret, la statuette d’un coq, un globe miniature. Et puis la maquette d’un voilier. A cette époque, je travaillais sur Max Linder, le grand auteur français du cinéma muet : acteur, réalisateur, il fut en son temps célèbre, l’équivalent de Chaplin. Une star, aujourd’hui plongée dans un oubli presque total (on connait surtout la salle de cinéma éponyme). Adulé en France et à l’étranger, riche, il connut une fin tragique en se suicidant à 41 ans avec sa jeune épouse. J’écrivais sur sa fragilité, j’évoquais ses troubles et ce qui de son vivant annonçait sa destinée d’oublié. J’étais persuadé qu’il la pressentait. Je me documentais bien sûr beaucoup et voyais de nombreux films. J’aimais bien Max.
Ma vie était agréable, et ce soir-là, je me rendais à un vernissage au Musée de la chasse et de la nature. Julia était repartie à son cabinet d’ostéopathie. Au moment de quitter mon appartement, elle m’avait regardé de haut en bas comme pour vérifier le bon alignement de mes os et de mes muscles. Julia était le sosie d’une présentatrice météo de BFM télé, Sandra Larue. J’avais longtemps fantasmé sur elle, avachi dans mon canapé, avant de connaitre Julia. Je ne savais pas trop s’il y avait un lien précis. En tout cas je ne voulais pas trop y réfléchir. Elle avait beaucoup d’influence et je luis dis à quel point j’étais bien avec elle. J’avais l’impression de changer. « Oui, mais si tu te mets à trop me ressembler, alors continuerais-je longtemps à avoir…du désir pour toi ? » me répondit-elle.
Je me souviens de l’air frais dehors. Le ciel plus gris traversé d’oiseaux. L’un d’eux, mort, tombé on ne sait comment, avait été récupéré par un chien à l’odeur âcre. A l’approche du Musée, dans le quartier du Marais, les passants étaient si nombreux que j’avais un peu de mal à marcher, je devais sans cesse infléchir mon pas. J’arrivai enfin, sans savoir si j’avais envie d’être là. Je voulais juste voir deux ou trois personnes et jeter un œil au cas où. L’exposition était consacrée à un florilège d’artistes contemporains. La couleur et la malice étaient les maitres-mots. Le kitsch du lieu convenait très bien. Sophie Calle était présente, j’aimais beaucoup ses textes brefs qui accompagnaient parfois des dessins ou des photographies. La soirée avait attiré de nombreux jeunes et moins jeunes, en cercles serrés devant les tables du buffet. En guise de fond musical, et par l’entremise d’un sponsor, un concert du groupe U2 était retransmis en direct sur un écran géant dans la cour pavée. Il n’avait pas commencé mais on distinguait la pénombre du public, parsemé de flashes réguliers, on entendait des bruits étouffés, préludes annonciateurs. Et puis soudain la voix de Bono : « Every …Every… ». « Every one ! ». J’entrais dans le grand salon. Je ne vis pas mes amis. J’imaginais tous ces gens avec des figures d’animal : lions, panthères, tigres, léopards, lynx,…On me présenta une coupe de champagne. Tout en buvant, je me décalai un peu et me retrouvai dans la partie consacrée aux nouvelles formes d’art. Je vis l’étonnante statue d’un visage humain sur lequel coulait une véritable larme à intervalles réguliers. « Every one ! » entendais-je encore.
Dans un recoin, je vis une sorte d’alcôve : un grand panneau vitré de Catherine Ikam abritait un écran sur lequel des visages numériques apparaissaient lentement, paisiblement. Ils se présentaient peu à peu comme s’ils sortaient du néant, sous forme de points de plus en plus lumineux puis s’effaçaient, s’enroulant progressivement sur eux-mêmes, s’éteignaient, soufflés par le vide, vrillés par la nuit. Alors d’autres renaissaient et succédaient aux premiers. Je regardai fasciné, hypnotisé. En me mettant sur le côté, je m’aperçus que l’inclinaison des portraits s’orientait différemment selon l’axe que j’adoptai. Je me reculai, le visage en pointillé d’une femme sur écran s’approcha. Il se précisait et disparaissait selon la manière dont on le regardait. Une métaphore de l’existence moderne ? J’avais eu la chance d’être seul quelques instants, d’autres personnes finirent par envahir la pièce.
En me retournant, derrière une rangée de vitres, j’aperçus un tableau coloré, mêlant teintes pastel, touches vives et figures humaines joyeuses. Une jeune femme au premier plan. L’ensemble était beau parce qu’il était sensible, lumineux et fragile en même temps, serein et pourtant nostalgique, impliquant et en retenue, sincère dans les personnages et en trompe-l’œil dans le décor, un mystère proche, quelque part, humain donc. Au centre de la toile une femme brune.
Je vis apparaitre un visage sur un carreau. S’effacer ensuite lentement. Je continuai à déambuler à travers la salle. Il y avait de nombreux panneaux transparents protégeant les installations des artistes et j’allais de l’une à l’autre sans ordre précis. Le contour du même visage baigné du miroitement pâle d’une surface polie glissa devant moi. L’expression s’anima. Le pigment de la peau se révéla mat, comme du cuivre brûlé. Je crus un instant être plongé dans une œuvre de Catherine Ikam. Mais l’ombre, qui avait effleuré ma vue, resta immobile alors que je bougeai : je fis un pas en arrière, rien ne se produisit. J’adoptai alors une position fixe, raide, semblable à une statue. Le visage lentement glissa vers moi, comme mobilisé en coulisses. Puis une silhouette fugace interrompit le mince pinceau de lumière d’un spot au plafond. Une paire d’yeux noirs brusquement catapultée de la pénombre apparut en reflet sur le miroir de la vitre, à la faveur d’un rire sonore : « Tu ne me reconnais pas ?! ».
Saisi, j’étais comme un enfant au spectacle d’une lanterne magique. Valeri Aias ! C’était bien elle, Valeri. Qui me souriait. Une ancienne camarade de lycée. Totalement perdue de vue depuis 25 ans. Le concert de U2 commençait. Elle semblait contente de me voir. « Mais que fais-tu ici, Gabriel ? ». Je luis dis que j’étais écrivain, que j’avais l’occasion de venir à ce genre d’endroit, que…
« -C’est drôle, je t’aurais vu plutôt enseignant. Tu t’intéresses à l’art ?
-Bien sûr. Tiens regarde, les créations de Catherine Ikam sont prodigieuses. Mais j’ai vu aussi un tableau qui m’a bien plu, là, derrière…
-Celui-là ? Mais c’est moi qui l’ai peint ! ». Ça alors ! Elle était devenue artiste. A Rome me dit-elle, mais elle vivait une partie du temps à Paris. Elle faisait beaucoup de choses, elle était très occupée. Elle parlait rapidement, ses phrases s’enchainaient très rapidement. Dans toutes les parties du Musée, les basses du concert commençaient à vibrer.
Je la félicitai et l’embrassai alors sur les deux joues. J’étais assez troublé, elle ne faisait pas du tout son âge. Elle était assez grande et athlétique. Détendue, souriante. Belle.
« -Viens, allons fêter nos retrouvailles. Je vais te présenter à mon ami et nous irons chez nous boire quelque chose si tu en es d’accord».
Fort de mon expérience, je savais que je ne devais pas remettre ce verre à plus tard. Plus on avance en âge, plus on se connecte au présent pour préparer la suite. Nous repassâmes devant le buffet, à travers de nombreux groupes d’invités. Je revis Sophie Calle, et je crus même qu’elle esquissa un sourire en ma direction. Je ne vis toujours pas mes amis. Valeri fendait la foule comme un carreau d’arbalète, fière et sereine à la fois. Cette fois, Bono était sur scène, courant sur l’estrade géante, ovoïde, les paroles de la première chanson, « City of blinding lights », résonnant sous le porche du musée tandis que nous quittions les lieux en nous engouffrant dans un taxi, Valeri empoignant le coude de son ami, Julien, avec entrain.
Chacun sortit son smartphone et commença à pianoter tandis que le taxi emprunta un parcours sinueux à travers de vieilles rues décolorées sous un ciel tombant. Des gens étaient attablés en terrasse, malgré la fraicheur. Leurs vêtements paraissaient gris depuis les fenêtres de la voiture, et la ville entière semblait rongée par une liqueur brunâtre. Nous arrivâmes dans le 15éme arrondissement, près de Convention, au pied d’un immeuble moderne. Dans l’appartement qui se révéla très grand et très clair, Julien sortit les verres et les boissons. Il mit en marche la télé : le concert de U2 apparut, mais avec la touche Replay on se retrouva au début. On revit Bono sur la scène géante, comme s’il avait continué à courir durant notre trajet, éperdu, attendant notre arrivée pour enfin aller jusqu’au bout du premier refrain. Le son des instruments était merveilleux. Je m’assis avec une coupe de champagne. Valeri en face de moi, croisant les jambes.
Je savais qu’elle n’était pas totalement française comme on dit. Elle était née en Vénétie, et y était retournée, pour exercer sa passion, la peinture. Depuis peu, elle vivait de nouveau à Paris, avec Julien, expert en robotique. Ils étaient attachants, elle avec ses cheveux bouclés qui ondulaient comme le prolongement de son sourire lorsqu’elle parlait avec conviction une coupe à la main, assise en tailleur, la main libre esquissant dans l’air le tracé de sa pensée, lui, brun, les yeux clairs et le regard franc, les mains posées sur ses cuisses pour asseoir son propos, prêt à se dresser avec tranquillité sur ses mocassins vernis, posés bien droits sur un tapis bleu glacier. Nous étions entourés de nombreux tableaux. J’aperçus aussi des photos de nus ; j’aurais bien voulu savoir qui figurait dessus, mais j’étais trop loin.
Valeri avait désormais un certain succès, après des débuts difficiles. Elle pouvait vivre de sa peinture. Elle aimait les paysages, la profondeur des forêts, la légèreté d’un pré, le bord d’un cours d’eau. Elle ne peignait jamais beaucoup de personnages à la fois, ou bien alors des enfants. Elle considérait qu’introduire un groupe d’humains adultes était périlleux, comme dans la vie du reste. Ses sources d’inspiration étaient diverses. Elle travaillait beaucoup : de même que la lecture est la meilleure école d’écriture, le regard affutait sa main, les musées étaient les lieux d’apprentissage. Elle s’y rendait souvent, malgré son appréhension de la foule. C’est aussi pour cela qu’elle était ravie d’avoir pu quitter rapidement le vernissage de ce soir.
« -Au fait, tu te souviens du voyage avec le lycée à Los Angeles ? ». Bien sûr ! Comment aurais-je pu l’oublier ? Le professeur d’anglais organisait chaque année un séjour aux Etats-Unis. Nous avions eu la chance de pouvoir y participer. Nos parents étaient généreux. Nous étions répartis dans des familles, auprès de nos « correspondants », baragouinant comme nous la langue de l’autre, dans une ville tranquille, en lointaine banlieue. Le point d’orgue du voyage avait été un week-end à Los Angeles. C’est à ce moment que je m’étais rapproché de Valeri. Sans plus, mais suffisamment pour créer une sympathie. C’était juste avant la coupe du monde de foot en France, nous en parlions beaucoup, entre garçons surtout. Je me souvenais bien de l’après-midi passé au musée d’art de Los Angeles, le « LACMA » : je m’étais retrouvé avec Valeri, arpentant avec elle les galeries. J’avais même cru bon de faire l’intéressant en lui donnant une vague leçon d’art pictural, sur les règles de la composition et les principes d’équilibre d’une toile. Comment deviner à cet instant qu’elle allait devenir peintre ? Aurais-je pu percevoir un indice ? Nous étions restés longtemps devant un tableau, que peu de gens regardaient. C’était elle qui l’avait remarqué : un espace désertique, une dune sous un ciel curieusement gris, une poussière de rocaille. Elle s’y attarda ; elle voyait au loin une figure de pèlerin. D’apôtre peut-être. Puis nous partîmes, nous n’en reparlâmes plus. Du reste, à l’issue du séjour américain, nous n’eûmes plus beaucoup l’occasion d’échanger. Elle voulait devenir « chef d’entreprise », cela m’impressionnait. Moi, je voulais faire des études de Lettres. La dernière fois que je l’avais vu, c’était à une station de RER, peu de temps avant son bac, c’était tout. Pourtant, je n’avais jamais oublié son sourire, sa gaieté, elle semblait me trouver sympathique par moments, c’était déjà beaucoup pour moi. Je n’avais pas osé aller plus loin.
Maintenant, je pouvais la plupart du temps me faire passer pour quelqu’un qui réussissait, plus ou moins. Malgré tout, je m’aperçus vite que Valeri et Julien n’avaient rien lu de moi. Ils m’interrogèrent sur mon travail en cours. J’étais devenu intarissable sur Max Linder. Star internationale, devançant à un moment donné Chaplin, puis connaissant des déceptions et des échecs. Incarnant un rôle de dandy, chic, élégant, drôle, mais souvent malade entre les tournages, puis tourmenté, dépressif, ivre de jalousie à l’égard de sa jeune épouse. Inventif et perdu à la fois. Sûr de lui et parfois inconscient, comme sur le tournage de « Sept ans de malheur » où il côtoie en toute légèreté des lions et joue avec un félin. Quelle pulsion l’animait vraiment ?
« -Quel était son vrai visage ? » demandais-je. « Dans l’un de ses derniers films, tourné par Abel Gance, « Au secours », on le voit incarner un personnage paniqué, au téléphone, appelant à l’aide. Je ne peux pas m’empêcher de penser qu’à ce moment-là il n’a jamais été aussi sincère. Cette expression…Il s’est suicidé à l’âge de 41 ans, en 1925, à Paris, après avoir tué son épouse, pensant qu’elle le trompait ou le redoutant. Lui, l’élégance, le charme à la française…Ne se sentait-il plus capable de vivre ? De créer ?
-C’est peut-être la même chose », me dit Valeri. Le concert de U2 se poursuivait. Bono était à genoux, appelant de ses vœux la paix dans le monde. Puis la musique repartait ; le concert était phénoménal. Des halos rouges jaillissaient de l’écran pour zébrer le salon. « Le plus grand groupe du monde ! Mais quelle est la faille de Bono ? Comment la voir ? » demandais-je alors à voix haute. Je repris du champagne. Nous discutâmes longtemps. Nous parlions des artistes, d’art, des tendances nouvelles. A un moment, Julien me regarda attentivement. Il se cala dans son fauteuil et sourit à sa conjointe. Et puis il se lança.
« Il est temps. Il est temps de passer radicalement à autre chose. Temps pour l’art de franchir une étape. L’art ne doit rien ni au hasard ni à la facilité. C’est une tâche ardue. La liberté qu’il peut procurer est souvent payée au prix fort. Il renverse la vie ? Alors continuons. Je vois que tu t’intéresses aux nouvelles technologies. J’ai beaucoup travaillé. Je propose une nouvelle forme artistique, en associant recherche picturale et pouvoir génétique. »
J’étais intrigué, et frappé par le sérieux du propos de Julien et l’air grave de Valeri. Je me concentrai.
« Le principe est d’introduire son code génétique dans un tableau numérique, de greffer son ADN dans sa structure, et de disposer ainsi d’une œuvre vivante. Le support réagit non seulement à ton regard, à tes mouvements, mais encore plus à ton cerveau avec lequel il est connecté. En fait, c’est très simple ». Et cela le fut, littéralement. J’étais stupéfait. Je reposai ma coupe. Nous passâmes dans une pièce attenante, sorte d’intermédiaire entre atelier et laboratoire. Je ne sais pas comment l’expliquer, je voulus essayer, je saisis une occasion unique de vivre quelque chose de nouveau. De ne ressembler à personne. Julien me fit une prise de sang. Muni de mon empreinte génétique, il fit ensuite une série de tests puis s’engouffra derrière une console informatique reliée à une armoire de brassage. En attendant le résultat, Valeri me parla de son travail en cours, une fresque dans la bibliothèque d’un hôpital psychiatrique, ouverte à tous, y compris et surtout aux patients. Elle tenait à apporter une sérénité sans naïveté, une ouverture d’esprit lucide et tolérante. Elle avait aussi un projet de Workshop dans une île méditerranéenne. Je voulais lui dire que je l’enviais mais Julien revint, réfléchi et enthousiaste à la fois. Ils étaient vraiment accordés ces deux-là.
Un peu plus tard, un paquet rigide sous le bras, je quittai les lieux après avoir embrassé mes hôtes. Valeri me sourit longuement je crois, ou bien je fus peut-être victime d’une illusion à la faveur de la pénombre qui effilait sa silhouette, dans ce couloir couleur marbre, gravé à jamais dans ma mémoire alors que je me retournais pour la saluer d’un geste de la main. Je mis du temps à trouver un taxi, c’était le petit matin, je finis par rentrer chez moi. A peine arrivé, je vis que Julia était là. Assoupie, elle se réveilla et me regarda. Me fixa : « Tu es moins droit que tout à l’heure », ce qui chez elle pouvait évoquer de nombreuses choses. L’écran du poste était encore allumé, sans le son : Bono semblait parler tout seul. J’étais épuisé et excité. J’allai sur le balcon après m’être déchaussé, et, pour m’apaiser, allumai un cigare. Julia, comédienne, fit mine de jeter mes souliers par la fenêtre. Pieds nus, je me calmai peu à peu. Puis, me souvenant de ma peur récente de l’altitude, je rentrai. Julia m’accueillit. Elle ouvrit son peignoir, elle avait de très beaux seins. Elle s’approcha, ouvrit mon pantalon et prit mon sexe dans la bouche. Elle alternait les caresses, y compris sur les pieds. Je jouis profondément. Les pulsations de « Purple rain » rythmaient en musique les mouvements.
Je retrouvai les jours suivants mes activités habituelles tout en ayant hâte de profiter de mon tableau, si on pouvait appeler comme cela cet objet. Il se présentait sous la forme d’un écran rectangulaire enchâssé dans une structure métallique qu’il fallait brancher. Je le fixai dans le vestibule, et, après avoir procédé aux réglages, déclenchai l’allumeur : la surface de l’écran s’illumina en torsades de couleurs puis s’immobilisa en un paysage de forêt. Des arbres sombres, touffus, percés par une petite clairière au centre, avec une prairie profonde. Quelques trouées de lumière aux reflets miel. Pas d’animal visible. Il fallait surtout bien se positionner face à un capteur situé sur le bas, à gauche. Très impatient, je me mis droit devant et attendis. Au bout de quelques instants, la forme générale des arbres se fendit, une tâche de couleurs apparut, au milieu de la clairière se dessina un ovale dans lequel je reconnus mon visage. C’était bien moi qui me présentais. Je n’osai bouger. Les couleurs étaient chatoyantes, l’aspect général rond et lisse. J’éclatai de rire et me demandais si tout cela n’était pas une blague ou bien une simple anecdote. Julia se demandait pourquoi elle n’apparaissait jamais dans ce tableau. Je lui avais raconté la soirée, mais elle était sceptique. Force était de constater que j’étais le seul à être projeté dans cette configuration de nouvelle génération. L’objet était beau dans son chic moderne sans ostentation, et la surface luisante des arbres, de la clairière et de la prairie, était un plaisir pour les yeux.
Un soir, je connectai l’appareil et fus stupéfait : je me vis sur l’écran, mais sous une forme qui avait changé. Oui ce n’était plus la même. Plongé dans l’obscurité, mon visage était anguleux, parsemé de tâches rouges. Une autre fois, mes traits perçaient mon visage couleur de cendre, picté de roux. Je me voyais, vibré en pigments de fauve. Que se passait-t-il ? Devant le phénomène, je restai calme. Dès que je me mirais, face à moi une colère fronçait. Le plat de l’écran me renvoyait une lumière de foudre et un roulement d’éclat. Une ondulation bronze, une étoile fragmentée. Un œil piqué. Un copeau sec. Une pointe de langue.
Bon sang je devais réagir. J’écrivais de plus belle. Je sortais le plus possible, pour prendre l’air et regarder le ciel. Les oiseaux étaient mes rivaux : eux-aussi cherchaient à tracer des signes, ils se déployaient en esquissant un ballet que personne ne comprenait.
Valeri m’appela régulièrement pour me demander comment je vivais « l’expérience ». Je lui racontais ce que je voyais, cela avait l’air de l’amuser. Elle me rassura, tout cela était parfaitement normal. J’étais profondément troublé, je voulais en savoir plus. A mes questions, Valeri répondait à peine.
« -Mais qu’est-ce qui se passe ?
-Tu le sauras plus tard, en principe.
-Est-ce sérieux ? C’est tellement curieux, inattendu. J’ai l’impression de rêver.
-Alors si cela ressemble à un songe, cela doit être la vie », me répondit-elle.
Il fallait que je m’anime. Je décidai de passer quelques jours aux Etats-Unis, dans le cadre de mon travail sur Max Linder : il fallait que j’étudie mieux ses périodes américaines. J’avais de toute façon prévu de le faire, autant passer à l’acte maintenant. Mon ami Max avait séjourné et tourné à Hollywood, où il avait rencontré un certain succès, au début des années vingt. Je souhaitais le poursuivre minutieusement, remonter la trace, trouver son empreinte. En achetant mes billets pour Los Angeles, je remerciai le hasard. Je passerai forcément au Musée d’art, comme vingt-cinq plus tôt, et cette idée m’excita. Dans le taxi me conduisant à l’aéroport, insouciant, je regardai filer les chiens sur les trottoirs la tête en l’air tandis que les voitures demeuraient impassibles au pied d’immeubles anciens. Les quais couvaient invariablement le même fleuve, les monuments doraient sous un soleil monotone, le ciel était endurci, le décor de la capitale abritait des citadins moroses.
Dans l’avion, je regardai sur ma tablette des films de Max, je ne pouvais m’en empêcher. J’en revoyais certains pour la cinquième fois ou plus. Il était véritablement un artiste du rêve : son univers est celui de l’onirisme. Ses gags tourbillonnent, souvent au mépris d’une structure narrative élémentaire. Visiblement, pour lui, les plans doivent s’enchaîner très vite. Les scènes se succèdent, parfois sans lien évident entre elles : le plus important est d’avancer, toujours. Comme une course, une course contre la montre. J’étais au-dessus de l’Atlantique avec cette idée : Max Linder ne désirait qu’une chose, voler le temps. C’est-à-dire essayer de vaincre la mort. Je ne savais pas s’il s’agissait d’un combat ou d’un désespoir.
Sur place, j’étais très actif. Je pris beaucoup de notes utiles pour mon livre. Je consultai les journaux de l’époque, me rendis sur ce qui subsistait des plateaux de tournages, et surtout je mis les pieds dans ceux de Max : je visitai les hôtels et résidences dans lesquelles il avait séjourné. Je m’inspirai du génie du lieu en somme. Je croyais voir sa mince silhouette élégante descendre un escalier, s’assoir au piano, héler un taxi. Star du muet, sa voix était inconnue. Je n’avais qu’une figure face à moi. Un visage.
Un soir, dans ma chambre d’hôtel, j’appelai Julia. Il fallait jongler avec les neuf heures de décalage horaire. Il était à Los Angeles 7 heures du matin. Rapidement, nous convînmes d’une séance érotique virtuelle sur Skype. Ce jour-là, nos sextoys connectés par Internet furent sur la même longueur d’onde. Les vibrations furent puissantes, c’était fort agréable. Nous étions contents, nous allâmes nous coucher.
Et le lendemain, je me rendis au Musée d’art. Immense et labyrinthique, il abritait une quantité colossale de collections. Avec mon application téléchargée, je déambulai en essayant de me faire mon propre parcours, après tout, c’est un peu le principe de l’art. J’admirai quelques toiles du Titien, puis de Renoir, de Cézanne aussi. Mes souvenirs du lycée étaient lointains cependant, je ne m’y retrouvai pas. Les lieux avaient-ils changé ? Dans ma mémoire, les salles étaient moins lumineuses, les lieux plus resserrés, les visiteurs plus nombreux. En pareilles circonstances le plus souvent, on se souvient des moments les plus légers, on ne retient que l’agréable, on se décharge du poids des choses anciennes. Apparemment, moi, du passé j’avais surtout retenu les pesanteurs. Désormais, sur les mêmes lieux, je commençai à me délester. C’est ainsi que j’empruntais d’innombrables couloirs, baignés d’une lumière tamisée par des ouvertures haut placées. Je me souvenais de parquets en bois, mes pieds foulaient un sol couleur marbre. Je longeai une grande galerie, un gardien me sourit, un enfant passa. C’est un long cheminement que de refaire un voyage ancien, revenir sur ses pas et retrouver des lieux que l’on a connus il y a bien longtemps. Mais il faut parfois très peu de temps, une fois sur place, pour se souvenir brusquement de choses oubliées depuis. Rejaillit ainsi le souvenir d’un escalier, sur le palier duquel Valeri et moi nous étions arrêtés quelques instants. Je reconnus le coude de la pierre et la balustrade, alors que je n’avais pas eu conscience de gravir des marches. Je m’étais retrouvé à cet endroit presque à mon insu, comme si mon corps s’était mobilisé tout seul et m’avait guidé machinalement. Rien de spécial ne s’était produit ici vingt-cinq ans auparavant, mais j’y repensai brutalement. Valeri m’avait parlé à cet endroit de son goût pour le reggae, son admiration pour Bob Marley. J’avais gratté ici bêtement le revêtement du mur. Je regardai désormais le blanc et je repris ma visite. La Trahison des images de Magritte m’accueillit dans la salle voisine. Longtemps je restai là, un couple de Japonais finit par s’éloigner. Avant de partir, en pivotant, je jetai un œil sur les tableaux apposés dans un angle : parmi eux, lui. Je le reconnus aussitôt. Le tableau que Valeri et moi avions admiré vingt-cinq ans plus tôt. Je ne sus dire si la salle était identique, qu’importe. La toile était sous mes yeux : le paysage de sable, sous un ciel chargé, des figures au loin, approchant peut-être, ou bien en quête de quelque chose. Je m’approchai : l’auteur s’appelait Charles Howney. Je ne le connaissais pas. Je vis en bas à gauche de la toile, incrusté dans le cadre, un minuscule point noir luisant. Un capteur. Je regardai de nouveau le tableau, les lignes semblaient bouger, le ciel devenir moins gris. Une pointe de bleu perçait. L’un des personnages semblait s’être déplacé pour se rapprocher du spectateur. J’eus un coup au cœur, littéralement. Je me reculai vivement, et m’engouffrai dans les premières toilettes : devant le miroir, je me vis un peu rouge. Il fallait que je reprenne mes esprits. J’humectai mon visage, je me calmai. J’allais boire un verre à l’une des nombreuses cafétérias. Un vieux monsieur me fixa longtemps. Il avait un peu de bave aux lèvres. Je quittai les lieux peu après.
Le soir, je reçus un texto de Valeri : « Alors, tu as salué notre ami Charles ? ».
Je reprenais l’avion le lendemain. Le trajet fut impeccable : le Boeing suivait respectueusement son plan de vol, prédéfini sur écrans, et adressait régulièrement signaux et messages parfaitement reçus. Dans l’appareil, au-dessus de l’Atlantique, étourdi, mon esprit n’arrivait pas à se concentrer. Je divaguais en somnolant doucement. Je songeais qu’un jour, probablement plus proche qu’on ne le croyait, l’écriture sans stylo ni clavier serait possible. Ecrire uniquement par la pensée, après tout, pourquoi pas ! Si l’homme l’imagine, et surtout y travaille, alors cela deviendra réalité. Je reprenais un whisky offert par la compagnie en mettant mon casque. J’étais dans mon monde. Les chansons étaient vaporeuses-speed, j’inventais le concept. J’étais en train d’écouter un album de Kim Wilde, égérie pour adolescents rêveurs et fébriles des années 80 et 90, c’était parfait. Je prolongeais mon propre questionnement oiseux : et si un jour on parvenait à peindre sans pinceau ? Sans outil du tout ? Mais directement par une interface esprit/ toile ? A l’arrivée, je me dis que j’avais traversé un rêve. Comme étourdi par ce qui m’était arrivé. « Etourdi ? Complétement interdit oui ! » s’exclama Julia qui m’attendait gentiment. Nous récupérâmes rapidement mes affaires. Je me souviens que nous dûmes attendre longtemps, en revanche, un taxi. Le trafic était suspendu par le passage de l’imposant cortège de Marion Maréchal-Le Pen.
Notre véhicule finit par nous conduire sur une autoroute noircie, avant de gagner la capitale traversée par un flot de cars de touristes, visiblement plus souriants que les habitants, qui eux regagnaient leurs domiciles tels des figurants mal payés. Nous allâmes chez Julia. Elle et moi ne savions pas trop quoi faire ce soir-là ; j’étais exténué lui dis-je, prétextant le décalage horaire.
La vie continua. C’est-à-dire que rien ne se produisit.
Je travaillais à mon récit. J’allais de en temps en temps square d’Ajaccio juste à côté des Invalides. Max était mon refuge. Julia s’occupait des corps de ses clients-patients. Semblait moins préoccupée du mien. Je lui soufflai un soir, alors que nous étions dans un restaurant uniquement fromager, que j’aimerais un certain temps simplement renouveler l’expérience des sextoys connectés simultanément à distance. Cela sembla lui convenir. Elle roula longuement une boulette de pain en effilochant la mie par de menus gestes des doigts.
Je m’approchais de la fin de mon récit. Max devenait de plus en plus malheureux. Quant à mon « tableau », il ne reflétait rien de différent : dans l’entrée de mon appartement j’étais toujours le même. Moi, les arbres et la clairière. Valeri me contacta un jour d’automne, en octobre. Elle me dit qu’elle et Julien organisaient une grande fête prochainement. Julia et moi étions invités, à la condition de venir sans smartphone ni appareil photo. Surpris mais enchantés, nous acceptâmes naturellement. Autre étonnement : nous reçûmes par coursier express un colis contenant une fiole d’un liquide blanchâtre, qu’il fallait boire durant les heures précédant la réception. Nous le fîmes.
Le soir-dit, nous nous rendîmes à la fête. Je portais un jean noir de marque et une chemise blanche, une veste sombre. J’avais hésité pour des chaussures à double-boucles. J’avais finalement opté pour des mocassins. J’étais très quelconque en somme. Julia avait une veste blazer et un jean chic, déchiré avec soin : elle était superbe. La soirée avait lieu dans une aile du Palais de Tokyo, privatisée pour l’occasion. Il y avait là autrefois un restaurant. Nous empruntâmes les premiers escaliers, plongeant dans la pénombre. Les marches brunes et les piliers rectangulaires couleur bronze dessinaient un décor années trente. Quand nous entamâmes la descente, nous distinguâmes une chanson de « Christine and the Queens », quelques personnes apparurent également. « …dehors il y a un type qui pleure… » pouvait-on entendre. Déjà un premier buffet avec des boissons était disposé au pied d’un miroir sur un palier, à la faveur d’une lumière tamisée. Valeri fit son apparition, radieuse, tout de blanc vêtue. Elle nous demanda si nous avions bien respecté ses instructions. Elle nous accompagna.
Il fallait descendre encore. Une rumeur s’amplifiait. Les invités étaient nombreux. La lumière était devenue mentholée. Les boissons semblaient innombrables et le buffet inépuisable. Sur une scène étroite, un clone de la chanteuse Abra se démenait avec fougue. Je vis dans la pénombre quelqu’un qui ressemblait à Charlie Steen, du groupe Shame. Je me demandais si c’était vraiment lui. Il y avait aussi alors peut-être ses copains de scène. Comment Valeri les connaissait ? Julien vint à ma rencontre, jovial. Il me dit de bien profiter. Julia et moi nous dirigeâmes vers des tableaux, récents, de Valeri. Sur la plupart, niché dans un paysage de prairie, de chemin, ou bien de petit port d’apparence tranquille, se lovait un animal : un chien alangui, parfois aux dimensions imposantes, un coq silencieux. La perspective légèrement plane et le jeu étudié des ombres laissaient toutefois percer un mystère, une attente : s’il y avait eu quelque chose avant l’imitation de la quiétude, il y’aurait quelque chose après, peut-être un trouble. Je serrais mon verre. Julia était frappée par l’empathie qui se dégageait de ces toiles. Mais aussi par l’anxiété qui en émanait, selon elle.
« -Sous les trait de la sérénité étudiée, un regret ?
-Une peur de l’avenir ?
-Comme Max ? ».
La musique était de plus en plus forte, les gens dansaient. Je regardai. Je buvais. Je mangeai. J’embrassai Julia. Je regardai à nouveau. Les ombres des danseurs couraient sur les murs recouverts de frises feuilletées. Je mordillais l’oreille de Julia. Les ombres effleuraient les corniches. Des ombres de plus en plus frénétiques. Des automates mécaniques, huilés. Puis nous fûmes plongés dans le noir. Julia commençait à me caresser. Le bruit devint alors assourdissant. Mon regard fut happé par quelque chose venant du dessus : une grande plaque de métal se mit à descendre du plafond, comme la toile d’un décor sur la scène d’un théâtre. Cette lame argentée fut suivit par d’autres. Je fus obligé de me dégager de Julia. Les danseurs se retrouvaient compartimentés, encerclés par ces pans métalliques qui bientôt constituaient le modelé d’un labyrinthe. Sur les murs je voyais les silhouettes s’allonger, se contracter puis se distendre de nouveau. Un grand fracas nous surprit tous. Une pluie de minuscules billes mauves, échappées de la voute, ruissela sur nos corps.
Ce n’était pas désagréable. L’impression était tiède et enveloppante. Je souriais. Une femme que je ne connaissais pas s’approcha en souriant également. Elle avait un creux béant teinté de vert à la place du nez. Les mêmes tâches de couleur se retrouvaient sur son crâne. Un homme avait le torse luisant de bleu. Des couples avaient les fesses orange. Des danseurs étaient des squelettes. Ces hologrammes dernière génération tressautaient frénétiquement sur le sol. Je pivotai : tout le monde présentait un aspect kaléidoscopique. J’eus alors la présence d’esprit de me regarder dans un miroir : je ne vis que des yeux. Mes yeux. Ereinté, je partis à la recherche de Julia. Je croisais Julien, hilare, en homme biseauté. Les bouteilles étaient renversées. Une poudre violette flottait dans l’air. Je ne vis pas Valeri. Sur une balustrade, enfin j’aperçus Julia. Soulagé, je m’approchai, puis reculai : elle seule avait son apparence habituelle.
« -J’ai bien fait de ne pas absorber son élixir miracle, non ? ».
Je montai les escaliers. Des hommes en noir étaient agglutinés sur un palier, en train de chanter de longues psalmodies. Les voûtes ne résonnaient que d’une seule note, trainante et basse. Leurs bouches étaient à peine ouvertes. Je ne vis pas leurs regards. Je continuai de remonter en croisant des silhouettes tapies, tels des fauves alanguis sur des marches. Je me retournai et regarda pour la dernière fois la salle immense, agitée d’ombres dansantes aux reflets variés et aux formes hachées, comme si un génie sorti de sa bouteille était venu ciseler mes frères humains avec un instrument sorti des ténèbres. Valeri était légèrement en retrait, le regard fixe, tourné en hauteur. On pouvait voir, couvrant sa chevelure, un casque identique à celui que portait un prince guerrier sous le soleil de Troie. Il s’illuminait à intervalles réguliers d’éclairs fluorescents. Son bras droit scandait quelque chose dans l’air. Je sortais. Enfin à l’air libre. Au-dessus de moi la nuit semée d’étoiles, le filament d’un nuage, les feuilles de platane inertes sur des branches lourdes, et la forme obscure d’oiseaux aux ailes dépliées.
L’air libre. Les nuages cotonneux. L’espace. La fraicheur. L’envie de courir. D’aller vite.
Pour un temps certain.
Rentré chez moi, j’ouvris une bouteille, sortis deux verres. Julia vint me rejoindre au milieu de la nuit. Elle me regarda longtemps. J’allais surfer sur le net. Dans mon dos je sentais sa présence.
Le lendemain, elle m’aida. Elle m’accompagna. Dans le couloir blanc je me retournai pour lui faire des gestes répétés. Elle me scruta fixement. On me donna un numéro. Je dormis. Mécaniquement je pris mes nouveaux quartiers.
En plein froid et sous une lumière blanche.
Je me trouvai en Finlande.
Je garde le souvenir d’un séjour calme et laborieux. Dans ma chambre d’hôtel, je me levai tous les jours à 6h 30 et me couchai à 23 h. Je travaillai à mon livre le matin, de 8h à 12h, puis en fin d’après-midi, de 17h à 19 h. Après le déjeuner je faisais la sieste. Je lisais aussi. Je mangeai au restaurant de l’hôtel le midi. Le soir, j’allais parfois à une brasserie juste à côté. Je ne connaissais personne, et pour cette raison j’avais choisi cette destination. La monotonie était la caractéristique principale de cette existence, j’approchais le bonheur croyais-je un temps. J’étais descendu dans un établissement confortable sans ostentation. La chambre était de bonne dimension, le lit était agréable. La température était bien réglée, je n’eus pas à souffrir du froid. Le personnel était professionnel, personne ne me posait de questions. La nourriture était correcte, un peu répétitive. Je travaillais bien. Au bout de deux semaines, je me décidai à sortir un peu dans Helsinki. De nombreux immeubles étaient modernes. Presque toutes les grandes villes sont modernes quand on les compare à Paris. J’allais faire une promenade sur le port. Il y avait encore trop de monde pour moi. Je me renseignai à l’hôtel et partis le lendemain pour une maison de location dans une région reculée, à la campagne. Les magasins étaient à proximité, tout était très pratique. Je finissais mon livre sur Max Linder, qui s’était donné la mort à l’hôtel Baltimore, près des Champs-Elysées, et avait obligé de manière atroce sa jeune épouse à faire de même. Tous les deux laissaient seule leur petite fille âgée de quelques mois. Je voulais imaginer une autre fin, inventer une parade, une issue différente, quelque chose, une blague, mais rien à faire : la réalité historique s’imposait, je devais m’incliner. Je faisais une courte promenade avant le diner. Je rencontrai quelques personnes souriantes. De la fenêtre de la pièce principale, assis à mon bureau, je voyais de grandes constructions austères, autour desquels une brève agitation se produisait le matin et le soir. Une dizaine d’employés, pas plus, arrivait et repartait à heures fixes. Je m’étonnais qu’un aussi petit nombre de personnes soit suffisant, compte tenu de la dimension des bâtiments. J’appris peu après qu’ils abritaient des capacités phénoménales d’informatique. Tous les géants d’Internet avaient installé là leurs serveurs. Ces immenses hangars modernes abritaient des milliers d’ordinateurs surpuissants. Des taxes réduites sur l’électricité, des avantages fiscaux, la fraîcheur du pays, une localisation géographique idéale entre l’Europe et l’Asie expliquaient la présence de ces « fermes numériques ». J’étais seul dans ma petite maison, à quelques mètres de milliards de données. J’appelai régulièrement Julia et Skype nous apaisa. Un soir, je la vis sur écran avec l’ombre d’une moustache à la Max, un discret sourire, l’œil en coin et le chapeau melon imparable. Je décidai de rentrer.
Les rues de Paris étaient traversées par le mouvement habituel de gens fatigués et de touristes nonchalants. La nouvelle municipalité allait bientôt instaurer un péage à l’entrée de la ville. Julia avait décroché le tableau-écran du mur de l’entrée. Mon livre était achevé. Je repensais à mon ami Max. De quoi avait-il eu peur ? Pourquoi avait –il été aussi malheureux ? Etait-il vraiment ivre de jalousie à l’égard de son épouse ? Ou bien était-il angoissé par l’arrivée du cinéma parlant ? S’était-il dit qu’il n’arriverait jamais à exprimer son talent dans l’art des dialogues ? Qu’avait-il encore à me dire ? Je sirotais mon whisky, affalé dans mon canapé, devant la télévision.
Mon portable résonna. C’était Valeri. Elle prit de mes nouvelles avec sollicitude. Elle travaillait beaucoup en vue d’une nouvelle exposition, associant des artistes de différents pays. Elle retournerait en Italie après car la lumière du sud lui manquait. Elle nous ferait signe pour le vernissage. Je n’osais rien dire. Julia et moi hésitions. J’eus beau réfléchir, je ne savais pas quoi faire. Et puis lorsque nous reçûmes par texto l’invitation, l’évidence nous guida : nous savions elle et moi que nous allions nous y rendre. J’eus un coup au cœur en découvrant le lieu : l’hôtel Baltimore. Sur les traces du suicide de Max.
C’était une belle soirée de printemps, douce et venteuse. Le ciel était lavé des nuages gris coutumiers. Comme le berceau d’un innocent. Les toiles étaient exposées sur le toit de l’hôtel. Nous prîmes l’ascenseur. Julia était très gaie et confiante, je me souviens de son sourire dans la montée. La porte s’ouvrit et, sur la terrasse, je vis des chevalets, dressés comme des ombres souhaitant la bienvenue. Les créations picturales étaient baignées d’une lumière oblique terne et grise. Il n’y avait personne. Je me retournai : Julia n’était plus là. J’étais dans un décor fantômatique et ténébreux. En noir et blanc. J’avançai. Oui j’avançai malgré tout et finis par gagner de l’autre côté une porte, que j’ouvris. Il y avait un long couloir. Je le traversai avec anxiété. Je marchai péniblement. Le mur était blanc. L’éclairage venait du plafond. Le couloir devint galerie et bientôt s’élargit pour s’ouvrir sur deux passages : je ne savais pas où aller. Je m’orientai vers l’un des côtés. Puis je choisis de rebrousser chemin. Je pris ainsi l’autre option et ouvris une nouvelle porte.
C’est à ce moment que j’arrivai en surplomb d’une nouvelle terrasse : je me penchai et vis en contrebas, dans une cour intérieure, un groupe d’hommes et de femmes qui s’exclamèrent à ma vue. Je me penchai encore : je vis sans crainte du vertige les yeux de Julia et de Valeri riants et confiants. Les gens sautaient sur place au son d’une musique surgissant de nulle part, les bras levés vers moi. Je reconnus la chanson « Rivers of Babylon ». La fameuse chanson du groupe Boney M, issue d’un psaume de l’Ancien Testament, résonnait en ce lieu avec puissance :
« -Sur les bords des fleuves de Babylone, nous étions assis et nous pleurions, en nous souvenant de Sion.
– Aux saules de la contrée nous avions suspendu nos harpes.
– Là, nos vainqueurs nous demandaient des chants, et nos oppresseurs de la joie : chantez-nous quelques-uns des cantiques de Sion !
-Comment chanterions-nous les cantiques de l’Éternel sur une terre étrangère ? ».
Les poings dressés formaient des cercles, les mains étaient des repères, les doigts étaient signes. Mes frères et mes sœurs étaient là, mosaïque de points lumineux. Ils brandirent chacun au-dessus de leur tête un écran cubique qui présentait une partie d’un dessin plus grand, les englobant tous. Je m’inclinai pour regarder mais je n’avais plus peur.

Je vis à ma hauteur, en face de moi, dans la pénombre d’un porche, la silhouette d’un homme élégant, portant beau, faisant un clin d’œil dans ma direction. Il caressait sa moustache bien coupée, mit ses gants beurrés de frais, se couvrit d’un haut-de forme luisant. Bon sang…Il se mit à courir, tout en me dévisageant avec un franc sourire. Max ! C’était bien lui, qui cavalait, là, devant moi. Puis, sans hésiter, il franchit allégrement le parapet le séparant du vide, au-dessus de la terrasse. Il se dressa.
Il sauta.
Alors je me mis à courir.
Je me ruai en avant.
Je sautai.
Un grand et long silence dans le noir, interminable et implacable.
Un silence puissant, impossible à redresser.
Un sentiment de flocon poudré sur un nuage d’orage éteint.
Un écho. L’écho d’un prénom….Charles, oui c’est moi.
Charles, c’est bien moi.
Je flotte. Je flâne. Je suis dans un paysage serein, calme, nu. Quelques brins d’herbe, des tiges plutôt. Une matière profonde, ocre, terre de Sienne. De fins granulés. Cela ressemble à un désert. C’est enveloppant.
S’approchent des personnages, en forme de draps cousus, croisés de teintes douces. L’un d’entre eux ne peut s’empêcher de regarder le ciel, chargé. Les nuages, les fabuleux nuages sont très hauts et on s’étonne même qu’ils puissent y en avoir. On ne peut voir au-delà.
Je suis droit maintenant, je continue à avancer, je suis bien, je n’hésite plus. De temps en temps, ma main glisse sur la surface vernie d’un cadre noir, elle en fait le tour régulièrement.
Je suis rectangle, fixe, rectiligne et plat à la fois, je ne me suis jamais senti aussi bien. Je sais que Julia doit me laisser ainsi. Elle doit me laisser ainsi. Rester connecté. Me maintenir relié.
Devant moi il y a comme un film transparent que je caresse à peine. C’est une matière étrange, rugueuse et pastel. Quand je la touche elle vibre un peu. Ou plutôt, elle résonne. J’écarte les mains, et de l’autre côté, je vois des yeux qui étirent leurs ombres. Ils passent, disparaissent parfois reviennent. Je ne sais pas si ce sont toujours les mêmes.
Je suis bien, je flotte dans un bleu léger.
L’important est d’être connecté. Etre ainsi.
Ne pas briser l’énergie. Ne pas risquer une interruption. Je dois continuer.
Est-ce vraiment Julia ? Je peux rester ainsi, je veux rester ainsi le plus longtemps possible ! Le cadre noir brille. De petits débris soufflent sur moi. Mais est-ce bien elle ?
Je perçois le maniement d’une touche, un peu plus loin. L’effleurement d’un contact, un clic.
Oh !
Mon Dieu.
Mon Dieu…

Juillet 2018

Quelques points un départ

« -Est-ce que Dieu existe ?
-Bien sûr. Mais pas encore ».

Je fais souvent le même rêve. Je traverse avec anxiété un long couloir. Je marche péniblement. Le mur est blanc. L’éclairage vient du plafond. Le couloir devient galerie et bientôt s’élargit pour s’ouvrir sur deux passages : je ne sais pas où aller. Je m’oriente vers l’un des côtés. Puis je choisis de rebrousser chemin et finis par prendre l’autre option. C’est alors que je me réveille.
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Alors que je me trouvais en haut de la Tour Eiffel, un jour de juin, j’eus soudain une envie irrépressible d’embrasser Julia. En me penchant vers ses lèvres tout en lui caressant les cheveux derrière l’oreille, je fus stoppé net, figé sur place, raidi : je découvrais ma peur de l’altitude. En raison du vertige, mon rythme cardiaque s’accélérait, mes bras pendaient le long du corps qui donnait l’impression de s’écailler. En bas, des coupures colorées, sur lesquelles des petites figures sombres se mouvaient lentement. Julia sourit pour essayer de me détendre.
« -Tu connais ces photos en noir et blanc où l’on voit des ouvriers-peintres voltigeurs s’agripper allégrement aux barreaux de la Tour ? ».
Crispé, je me contentai d’aligner un pas de côté, incapable de faire plus, et surtout pas un demi-tour comme j’en avais eu l’ambition.
« -Je suis littéralement coincé Julia ».
Elle sourit et me prit le bras, tel un grand malade. Elle m’aida à retrouver le chemin de l’ascenseur. Le ciel était d’un bleu roi soutenu, par endroits voilé par de fines colonnes poudreuses. J’avais l’impression que retombaient sur mon corps des particules de poussière.
« -Eh bien, pour quelqu’un qui se piquait d’être empli de vitalité… » lança Julia en riant. Après la descente, le sol terreux du Champ de Mars me fit du bien. Nous longeâmes l’une des grandes voies qui bordent l’ensemble. Nous passâmes devant le 11 bis Avenue Emile Deschanel, que je désignai à Julia comme l’endroit où avait habité le grand réalisateur et acteur Max Linder, sur lequel j’étais en train d’écrire. Un bel immeuble imposant, empreint à mes yeux de gravité en raison du souvenir de cet ancien occupant. Pourtant, aucune plaque commémorative n’avait été apposée. Je ne savais pas quel étage il avait habité. Le deuxième ? Je levai le regard. L’air était doux et enveloppant, les arbres fleuris semblaient paisibles. Le petit drapeau d’un consulat ne flottait pas loin. Je m’approchai encore. Au-dessus de la porte, la figure d’un lion dominait le visiteur. On avait l’impression qu’il tenait ferme le fronton. Ou bien qu’il se mettait à dévorer la pierre.
Julia me reprit le bras, passa son autre main dans mon dos. Devant le 11 bis je l’embrassai longuement. « Tu as un drôle de goût dans la bouche ! » me dit-elle, enjouée. « Oui j’ai un petit grain depuis tout à l’heure ». Nous allâmes chez moi. Rapidement tout nu, j’allai retrouver Julia dans ma chambre avec un masque de lion. Au lit, je retrouvai mon équilibre, aidé sensiblement par le sens de l’orientation de mon amie-panthère.
Après, je repris mon travail d’écrivain. J’avais la chance de vivre de mon activité d’écritures : articles dans des revues littéraires, contribution régulière à un magazine, participation soutenue à un site internet en développement, et déjà trois livres publiés avec quelque lectorat. Mon dernier ouvrage, un roman tiré d’un fait réel (le vol des premiers manuscrits d’Hemingway en 1922) avait eu un peu de succès. J’avais relié le point de vue du voleur anonyme avec celui du grand écrivain pour arriver à la conclusion somme toute classique qu’ils avaient des points communs. Je croisai vérité et récit, histoire vraie et fiction. J’écrivais uniquement chez moi, dans une petite pièce aménagée à cet effet, dos à la fenêtre, face à un mur délibérément blanc. Quelques photos sur le bureau. Un petit coffret, la statuette d’un coq, un globe miniature. Et puis la maquette d’un voilier. A cette époque, je travaillais sur Max Linder, le grand auteur français du cinéma muet : acteur, réalisateur, il fut en son temps célèbre, l’équivalent de Chaplin. Une star, aujourd’hui plongée dans un oubli presque total (on connait surtout la salle de cinéma éponyme). Adulé en France et à l’étranger, riche, il connut une fin tragique en se suicidant à 41 ans avec sa jeune épouse. J’écrivais sur sa fragilité, j’évoquais ses troubles et ce qui de son vivant annonçait sa destinée d’oublié. J’étais persuadé qu’il la pressentait. Je me documentais bien sûr beaucoup et voyais de nombreux films. J’aimais bien Max.
Ma vie était agréable, et ce soir-là, je me rendais à un vernissage au Musée de la chasse et de la nature. Julia était repartie à son cabinet d’ostéopathie. Au moment de quitter mon appartement, elle m’avait regardé de haut en bas comme pour vérifier le bon alignement de mes os et de mes muscles. Julia était le sosie d’une présentatrice météo de BFM télé, Sandra Larue. J’avais longtemps fantasmé sur elle, avachi dans mon canapé, avant de connaitre Julia. Je ne savais pas trop s’il y avait un lien précis. En tout cas je ne voulais pas trop y réfléchir. Elle avait beaucoup d’influence et je luis dis à quel point j’étais bien avec elle. J’avais l’impression de changer. « Oui, mais si tu te mets à trop me ressembler, alors continuerais-je longtemps à avoir…du désir pour toi ? » me répondit-elle.
Je me souviens de l’air frais dehors. Le ciel plus gris traversé d’oiseaux. L’un d’eux, mort, tombé on ne sait comment, avait été récupéré par un chien à l’odeur âcre. A l’approche du Musée, dans le quartier du Marais, les passants étaient si nombreux que j’avais un peu de mal à marcher, je devais sans cesse infléchir mon pas. J’arrivai enfin, sans savoir si j’avais envie d’être là. Je voulais juste voir deux ou trois personnes et jeter un œil au cas où. L’exposition était consacrée à un florilège d’artistes contemporains. La couleur et la malice étaient les maitres-mots. Le kitsch du lieu convenait très bien. Sophie Calle était présente, j’aimais beaucoup ses textes brefs qui accompagnaient parfois des dessins ou des photographies. La soirée avait attiré de nombreux jeunes et moins jeunes, en cercles serrés devant les tables du buffet. En guise de fond musical, et par l’entremise d’un sponsor, un concert du groupe U2 était retransmis en direct sur un écran géant dans la cour pavée. Il n’avait pas commencé mais on distinguait la pénombre du public, parsemé de flashes réguliers, on entendait des bruits étouffés, préludes annonciateurs. Et puis soudain la voix de Bono : « Every …Every… ». « Every one ! ». J’entrais dans le grand salon. Je ne vis pas mes amis. J’imaginais tous ces gens avec des figures d’animal : lions, panthères, tigres, léopards, lynx,…On me présenta une coupe de champagne. Tout en buvant, je me décalai un peu et me retrouvai dans la partie consacrée aux nouvelles formes d’art. Je vis l’étonnante statue d’un visage humain sur lequel coulait une véritable larme à intervalles réguliers. « Every one ! » entendais-je encore.
Dans un recoin, je vis une sorte d’alcôve : un grand panneau vitré de Catherine Ikam abritait un écran sur lequel des visages numériques apparaissaient lentement, paisiblement. Ils se présentaient peu à peu comme s’ils sortaient du néant, sous forme de points de plus en plus lumineux puis s’effaçaient, s’enroulant progressivement sur eux-mêmes, s’éteignaient, soufflés par le vide, vrillés par la nuit. Alors d’autres renaissaient et succédaient aux premiers. Je regardai fasciné, hypnotisé. En me mettant sur le côté, je m’aperçus que l’inclinaison des portraits s’orientait différemment selon l’axe que j’adoptai. Je me reculai, le visage en pointillé d’une femme sur écran s’approcha. Il se précisait et disparaissait selon la manière dont on le regardait. Une métaphore de l’existence moderne ? J’avais eu la chance d’être seul quelques instants, d’autres personnes finirent par envahir la pièce.
En me retournant, derrière une rangée de vitres, j’aperçus un tableau coloré, mêlant teintes pastel, touches vives et figures humaines joyeuses. Une jeune femme au premier plan. L’ensemble était beau parce qu’il était sensible, lumineux et fragile en même temps, serein et pourtant nostalgique, impliquant et en retenue, sincère dans les personnages et en trompe-l’œil dans le décor, un mystère proche, quelque part, humain donc. Au centre de la toile une femme brune.
Je vis apparaitre un visage sur un carreau. S’effacer ensuite lentement. Je continuai à déambuler à travers la salle. Il y avait de nombreux panneaux transparents protégeant les installations des artistes et j’allais de l’une à l’autre sans ordre précis. Le contour du même visage baigné du miroitement pâle d’une surface polie glissa devant moi. L’expression s’anima. Le pigment de la peau se révéla mat, comme du cuivre brûlé. Je crus un instant être plongé dans une œuvre de Catherine Ikam. Mais l’ombre, qui avait effleuré ma vue, resta immobile alors que je bougeai : je fis un pas en arrière, rien ne se produisit. J’adoptai alors une position fixe, raide, semblable à une statue. Le visage lentement glissa vers moi, comme mobilisé en coulisses. Puis une silhouette fugace interrompit le mince pinceau de lumière d’un spot au plafond. Une paire d’yeux noirs brusquement catapultée de la pénombre apparut en reflet sur le miroir de la vitre, à la faveur d’un rire sonore : « Tu ne me reconnais pas ?! ».
Saisi, j’étais comme un enfant au spectacle d’une lanterne magique. Valeri Aias ! C’était bien elle, Valeri. Qui me souriait. Une ancienne camarade de lycée. Totalement perdue de vue depuis 25 ans. Le concert de U2 commençait. Elle semblait contente de me voir. « Mais que fais-tu ici, Gabriel ? ». Je luis dis que j’étais écrivain, que j’avais l’occasion de venir à ce genre d’endroit, que…
« -C’est drôle, je t’aurais vu plutôt enseignant. Tu t’intéresses à l’art ?
-Bien sûr. Tiens regarde, les créations de Catherine Ikam sont prodigieuses. Mais j’ai vu aussi un tableau qui m’a bien plu, là, derrière…
-Celui-là ? Mais c’est moi qui l’ai peint ! ». Ça alors ! Elle était devenue artiste. A Rome me dit-elle, mais elle vivait une partie du temps à Paris. Elle faisait beaucoup de choses, elle était très occupée. Elle parlait rapidement, ses phrases s’enchainaient très rapidement. Dans toutes les parties du Musée, les basses du concert commençaient à vibrer.
Je la félicitai et l’embrassai alors sur les deux joues. J’étais assez troublé, elle ne faisait pas du tout son âge. Elle était assez grande et athlétique. Détendue, souriante. Belle.
« -Viens, allons fêter nos retrouvailles. Je vais te présenter à mon ami et nous irons chez nous boire quelque chose si tu en es d’accord».
Fort de mon expérience, je savais que je ne devais pas remettre ce verre à plus tard. Plus on avance en âge, plus on se connecte au présent pour préparer la suite. Nous repassâmes devant le buffet, à travers de nombreux groupes d’invités. Je revis Sophie Calle, et je crus même qu’elle esquissa un sourire en ma direction. Je ne vis toujours pas mes amis. Valeri fendait la foule comme un carreau d’arbalète, fière et sereine à la fois. Cette fois, Bono était sur scène, courant sur l’estrade géante, ovoïde, les paroles de la première chanson, « City of blinding lights », résonnant sous le porche du musée tandis que nous quittions les lieux en nous engouffrant dans un taxi, Valeri empoignant le coude de son ami, Julien, avec entrain.
Chacun sortit son smartphone et commença à pianoter tandis que le taxi emprunta un parcours sinueux à travers de vieilles rues décolorées sous un ciel tombant. Des gens étaient attablés en terrasse, malgré la fraicheur. Leurs vêtements paraissaient gris depuis les fenêtres de la voiture, et la ville entière semblait rongée par une liqueur brunâtre. Nous arrivâmes dans le 15éme arrondissement, près de Convention, au pied d’un immeuble moderne. Dans l’appartement qui se révéla très grand et très clair, Julien sortit les verres et les boissons. Il mit en marche la télé : le concert de U2 apparut, mais avec la touche Replay on se retrouva au début. On revit Bono sur la scène géante, comme s’il avait continué à courir durant notre trajet, éperdu, attendant notre arrivée pour enfin aller jusqu’au bout du premier refrain. Le son des instruments était merveilleux. Je m’assis avec une coupe de champagne. Valeri en face de moi, croisant les jambes.
Je savais qu’elle n’était pas totalement française comme on dit. Elle était née en Vénétie, et y était retournée, pour exercer sa passion, la peinture. Depuis peu, elle vivait de nouveau à Paris, avec Julien, expert en robotique. Ils étaient attachants, elle avec ses cheveux bouclés qui ondulaient comme le prolongement de son sourire lorsqu’elle parlait avec conviction une coupe à la main, assise en tailleur, la main libre esquissant dans l’air le tracé de sa pensée, lui, brun, les yeux clairs et le regard franc, les mains posées sur ses cuisses pour asseoir son propos, prêt à se dresser avec tranquillité sur ses mocassins vernis, posés bien droits sur un tapis bleu glacier. Nous étions entourés de nombreux tableaux. J’aperçus aussi des photos de nus ; j’aurais bien voulu savoir qui figurait dessus, mais j’étais trop loin.
Valeri avait désormais un certain succès, après des débuts difficiles. Elle pouvait vivre de sa peinture. Elle aimait les paysages, la profondeur des forêts, la légèreté d’un pré, le bord d’un cours d’eau. Elle ne peignait jamais beaucoup de personnages à la fois, ou bien alors des enfants. Elle considérait qu’introduire un groupe d’humains adultes était périlleux, comme dans la vie du reste. Ses sources d’inspiration étaient diverses. Elle travaillait beaucoup : de même que la lecture est la meilleure école d’écriture, le regard affutait sa main, les musées étaient les lieux d’apprentissage. Elle s’y rendait souvent, malgré son appréhension de la foule. C’est aussi pour cela qu’elle était ravie d’avoir pu quitter rapidement le vernissage de ce soir.
« -Au fait, tu te souviens du voyage avec le lycée à Los Angeles ? ». Bien sûr ! Comment aurais-je pu l’oublier ? Le professeur d’anglais organisait chaque année un séjour aux Etats-Unis. Nous avions eu la chance de pouvoir y participer. Nos parents étaient généreux. Nous étions répartis dans des familles, auprès de nos « correspondants », baragouinant comme nous la langue de l’autre, dans une ville tranquille, en lointaine banlieue. Le point d’orgue du voyage avait été un week-end à Los Angeles. C’est à ce moment que je m’étais rapproché de Valeri. Sans plus, mais suffisamment pour créer une sympathie. C’était juste avant la coupe du monde de foot en France, nous en parlions beaucoup, entre garçons surtout. Je me souvenais bien de l’après-midi passé au musée d’art de Los Angeles, le « LACMA » : je m’étais retrouvé avec Valeri, arpentant avec elle les galeries. J’avais même cru bon de faire l’intéressant en lui donnant une vague leçon d’art pictural, sur les règles de la composition et les principes d’équilibre d’une toile. Comment deviner à cet instant qu’elle allait devenir peintre ? Aurais-je pu percevoir un indice ? Nous étions restés longtemps devant un tableau, que peu de gens regardaient. C’était elle qui l’avait remarqué : un espace désertique, une dune sous un ciel curieusement gris, une poussière de rocaille. Elle s’y attarda ; elle voyait au loin une figure de pèlerin. D’apôtre peut-être. Puis nous partîmes, nous n’en reparlâmes plus. Du reste, à l’issue du séjour américain, nous n’eûmes plus beaucoup l’occasion d’échanger. Elle voulait devenir « chef d’entreprise », cela m’impressionnait. Moi, je voulais faire des études de Lettres. La dernière fois que je l’avais vu, c’était à une station de RER, peu de temps avant son bac, c’était tout. Pourtant, je n’avais jamais oublié son sourire, sa gaieté, elle semblait me trouver sympathique par moments, c’était déjà beaucoup pour moi. Je n’avais pas osé aller plus loin.
Maintenant, je pouvais la plupart du temps me faire passer pour quelqu’un qui réussissait, plus ou moins. Malgré tout, je m’aperçus vite que Valeri et Julien n’avaient rien lu de moi. Ils m’interrogèrent sur mon travail en cours. J’étais devenu intarissable sur Max Linder. Star internationale, devançant à un moment donné Chaplin, puis connaissant des déceptions et des échecs. Incarnant un rôle de dandy, chic, élégant, drôle, mais souvent malade entre les tournages, puis tourmenté, dépressif, ivre de jalousie à l’égard de sa jeune épouse. Inventif et perdu à la fois. Sûr de lui et parfois inconscient, comme sur le tournage de « Sept ans de malheur » où il côtoie en toute légèreté des lions et joue avec un félin. Quelle pulsion l’animait vraiment ?
« -Quel était son vrai visage ? » demandais-je. « Dans l’un de ses derniers films, tourné par Abel Gance, « Au secours », on le voit incarner un personnage paniqué, au téléphone, appelant à l’aide. Je ne peux pas m’empêcher de penser qu’à ce moment-là il n’a jamais été aussi sincère. Cette expression…Il s’est suicidé à l’âge de 41 ans, en 1925, à Paris, après avoir tué son épouse, pensant qu’elle le trompait ou le redoutant. Lui, l’élégance, le charme à la française…Ne se sentait-il plus capable de vivre ? De créer ?
-C’est peut-être la même chose », me dit Valeri. Le concert de U2 se poursuivait. Bono était à genoux, appelant de ses vœux la paix dans le monde. Puis la musique repartait ; le concert était phénoménal. Des halos rouges jaillissaient de l’écran pour zébrer le salon. « Le plus grand groupe du monde ! Mais quelle est la faille de Bono ? Comment la voir ? » demandais-je alors à voix haute. Je repris du champagne. Nous discutâmes longtemps. Nous parlions des artistes, d’art, des tendances nouvelles. A un moment, Julien me regarda attentivement. Il se cala dans son fauteuil et sourit à sa conjointe. Et puis il se lança.
« Il est temps. Il est temps de passer radicalement à autre chose. Temps pour l’art de franchir une étape. L’art ne doit rien ni au hasard ni à la facilité. C’est une tâche ardue. La liberté qu’il peut procurer est souvent payée au prix fort. Il renverse la vie ? Alors continuons. Je vois que tu t’intéresses aux nouvelles technologies. J’ai beaucoup travaillé. Je propose une nouvelle forme artistique, en associant recherche picturale et pouvoir génétique. »
J’étais intrigué, et frappé par le sérieux du propos de Julien et l’air grave de Valeri. Je me concentrai.
« Le principe est d’introduire son code génétique dans un tableau numérique, de greffer son ADN dans sa structure, et de disposer ainsi d’une œuvre vivante. Le support réagit non seulement à ton regard, à tes mouvements, mais encore plus à ton cerveau avec lequel il est connecté. En fait, c’est très simple ». Et cela le fut, littéralement. J’étais stupéfait. Je reposai ma coupe. Nous passâmes dans une pièce attenante, sorte d’intermédiaire entre atelier et laboratoire. Je ne sais pas comment l’expliquer, je voulus essayer, je saisis une occasion unique de vivre quelque chose de nouveau. De ne ressembler à personne. Julien me fit une prise de sang. Muni de mon empreinte génétique, il fit ensuite une série de tests puis s’engouffra derrière une console informatique reliée à une armoire de brassage. En attendant le résultat, Valeri me parla de son travail en cours, une fresque dans la bibliothèque d’un hôpital psychiatrique, ouverte à tous, y compris et surtout aux patients. Elle tenait à apporter une sérénité sans naïveté, une ouverture d’esprit lucide et tolérante. Elle avait aussi un projet de Workshop dans une île méditerranéenne. Je voulais lui dire que je l’enviais mais Julien revint, réfléchi et enthousiaste à la fois. Ils étaient vraiment accordés ces deux-là.
Un peu plus tard, un paquet rigide sous le bras, je quittai les lieux après avoir embrassé mes hôtes. Valeri me sourit longuement je crois, ou bien je fus peut-être victime d’une illusion à la faveur de la pénombre qui effilait sa silhouette, dans ce couloir couleur marbre, gravé à jamais dans ma mémoire alors que je me retournais pour la saluer d’un geste de la main. Je mis du temps à trouver un taxi, c’était le petit matin, je finis par rentrer chez moi. A peine arrivé, je vis que Julia était là. Assoupie, elle se réveilla et me regarda. Me fixa : « Tu es moins droit que tout à l’heure », ce qui chez elle pouvait évoquer de nombreuses choses. L’écran du poste était encore allumé, sans le son : Bono semblait parler tout seul. J’étais épuisé et excité. J’allai sur le balcon après m’être déchaussé, et, pour m’apaiser, allumai un cigare. Julia, comédienne, fit mine de jeter mes souliers par la fenêtre. Pieds nus, je me calmai peu à peu. Puis, me souvenant de ma peur récente de l’altitude, je rentrai. Julia m’accueillit. Elle ouvrit son peignoir, elle avait de très beaux seins. Elle s’approcha, ouvrit mon pantalon et prit mon sexe dans la bouche. Elle alternait les caresses, y compris sur les pieds. Je jouis profondément. Les pulsations de « Purple rain » rythmaient en musique les mouvements.
Je retrouvai les jours suivants mes activités habituelles tout en ayant hâte de profiter de mon tableau, si on pouvait appeler comme cela cet objet. Il se présentait sous la forme d’un écran rectangulaire enchâssé dans une structure métallique qu’il fallait brancher. Je le fixai dans le vestibule, et, après avoir procédé aux réglages, déclenchai l’allumeur : la surface de l’écran s’illumina en torsades de couleurs puis s’immobilisa en un paysage de forêt. Des arbres sombres, touffus, percés par une petite clairière au centre, avec une prairie profonde. Quelques trouées de lumière aux reflets miel. Pas d’animal visible. Il fallait surtout bien se positionner face à un capteur situé sur le bas, à gauche. Très impatient, je me mis droit devant et attendis. Au bout de quelques instants, la forme générale des arbres se fendit, une tâche de couleurs apparut, au milieu de la clairière se dessina un ovale dans lequel je reconnus mon visage. C’était bien moi qui me présentais. Je n’osai bouger. Les couleurs étaient chatoyantes, l’aspect général rond et lisse. J’éclatai de rire et me demandais si tout cela n’était pas une blague ou bien une simple anecdote. Julia se demandait pourquoi elle n’apparaissait jamais dans ce tableau. Je lui avais raconté la soirée, mais elle était sceptique. Force était de constater que j’étais le seul à être projeté dans cette configuration de nouvelle génération. L’objet était beau dans son chic moderne sans ostentation, et la surface luisante des arbres, de la clairière et de la prairie, était un plaisir pour les yeux.
Un soir, je connectai l’appareil et fus stupéfait : je me vis sur l’écran, mais sous une forme qui avait changé. Oui ce n’était plus la même. Plongé dans l’obscurité, mon visage était anguleux, parsemé de tâches rouges. Une autre fois, mes traits perçaient mon visage couleur de cendre, picté de roux. Je me voyais, vibré en pigments de fauve. Que se passait-t-il ? Devant le phénomène, je restai calme. Dès que je me mirais, face à moi une colère fronçait. Le plat de l’écran me renvoyait une lumière de foudre et un roulement d’éclat. Une ondulation bronze, une étoile fragmentée. Un œil piqué. Un copeau sec. Une pointe de langue.
Bon sang je devais réagir. J’écrivais de plus belle. Je sortais le plus possible, pour prendre l’air et regarder le ciel. Les oiseaux étaient mes rivaux : eux-aussi cherchaient à tracer des signes, ils se déployaient en esquissant un ballet que personne ne comprenait.
Valeri m’appela régulièrement pour me demander comment je vivais « l’expérience ». Je lui racontais ce que je voyais, cela avait l’air de l’amuser. Elle me rassura, tout cela était parfaitement normal. J’étais profondément troublé, je voulais en savoir plus. A mes questions, Valeri répondait à peine.
« -Mais qu’est-ce qui se passe ?
-Tu le sauras plus tard, en principe.
-Est-ce sérieux ? C’est tellement curieux, inattendu. J’ai l’impression de rêver.
-Alors si cela ressemble à un songe, cela doit être la vie », me répondit-elle.
Il fallait que je m’anime. Je décidai de passer quelques jours aux Etats-Unis, dans le cadre de mon travail sur Max Linder : il fallait que j’étudie mieux ses périodes américaines. J’avais de toute façon prévu de le faire, autant passer à l’acte maintenant. Mon ami Max avait séjourné et tourné à Hollywood, où il avait rencontré un certain succès, au début des années vingt. Je souhaitais le poursuivre minutieusement, remonter la trace, trouver son empreinte. En achetant mes billets pour Los Angeles, je remerciai le hasard. Je passerai forcément au Musée d’art, comme vingt-cinq plus tôt, et cette idée m’excita. Dans le taxi me conduisant à l’aéroport, insouciant, je regardai filer les chiens sur les trottoirs la tête en l’air tandis que les voitures demeuraient impassibles au pied d’immeubles anciens. Les quais couvaient invariablement le même fleuve, les monuments doraient sous un soleil monotone, le ciel était endurci, le décor de la capitale abritait des citadins moroses.
Dans l’avion, je regardai sur ma tablette des films de Max, je ne pouvais m’en empêcher. J’en revoyais certains pour la cinquième fois ou plus. Il était véritablement un artiste du rêve : son univers est celui de l’onirisme. Ses gags tourbillonnent, souvent au mépris d’une structure narrative élémentaire. Visiblement, pour lui, les plans doivent s’enchaîner très vite. Les scènes se succèdent, parfois sans lien évident entre elles : le plus important est d’avancer, toujours. Comme une course, une course contre la montre. J’étais au-dessus de l’Atlantique avec cette idée : Max Linder ne désirait qu’une chose, voler le temps. C’est-à-dire essayer de vaincre la mort. Je ne savais pas s’il s’agissait d’un combat ou d’un désespoir.
Sur place, j’étais très actif. Je pris beaucoup de notes utiles pour mon livre. Je consultai les journaux de l’époque, me rendis sur ce qui subsistait des plateaux de tournages, et surtout je mis les pieds dans ceux de Max : je visitai les hôtels et résidences dans lesquelles il avait séjourné. Je m’inspirai du génie du lieu en somme. Je croyais voir sa mince silhouette élégante descendre un escalier, s’assoir au piano, héler un taxi. Star du muet, sa voix était inconnue. Je n’avais qu’une figure face à moi. Un visage.
Un soir, dans ma chambre d’hôtel, j’appelai Julia. Il fallait jongler avec les neuf heures de décalage horaire. Il était à Los Angeles 7 heures du matin. Rapidement, nous convînmes d’une séance érotique virtuelle sur Skype. Ce jour-là, nos sextoys connectés par Internet furent sur la même longueur d’onde. Les vibrations furent puissantes, c’était fort agréable. Nous étions contents, nous allâmes nous coucher.
Et le lendemain, je me rendis au Musée d’art. Immense et labyrinthique, il abritait une quantité colossale de collections. Avec mon application téléchargée, je déambulai en essayant de me faire mon propre parcours, après tout, c’est un peu le principe de l’art. J’admirai quelques toiles du Titien, puis de Renoir, de Cézanne aussi. Mes souvenirs du lycée étaient lointains cependant, je ne m’y retrouvai pas. Les lieux avaient-ils changé ? Dans ma mémoire, les salles étaient moins lumineuses, les lieux plus resserrés, les visiteurs plus nombreux. En pareilles circonstances le plus souvent, on se souvient des moments les plus légers, on ne retient que l’agréable, on se décharge du poids des choses anciennes. Apparemment, moi, du passé j’avais surtout retenu les pesanteurs. Désormais, sur les mêmes lieux, je commençai à me délester. C’est ainsi que j’empruntais d’innombrables couloirs, baignés d’une lumière tamisée par des ouvertures haut placées. Je me souvenais de parquets en bois, mes pieds foulaient un sol couleur marbre. Je longeai une grande galerie, un gardien me sourit, un enfant passa. C’est un long cheminement que de refaire un voyage ancien, revenir sur ses pas et retrouver des lieux que l’on a connus il y a bien longtemps. Mais il faut parfois très peu de temps, une fois sur place, pour se souvenir brusquement de choses oubliées depuis. Rejaillit ainsi le souvenir d’un escalier, sur le palier duquel Valeri et moi nous étions arrêtés quelques instants. Je reconnus le coude de la pierre et la balustrade, alors que je n’avais pas eu conscience de gravir des marches. Je m’étais retrouvé à cet endroit presque à mon insu, comme si mon corps s’était mobilisé tout seul et m’avait guidé machinalement. Rien de spécial ne s’était produit ici vingt-cinq ans auparavant, mais j’y repensai brutalement. Valeri m’avait parlé à cet endroit de son goût pour le reggae, son admiration pour Bob Marley. J’avais gratté ici bêtement le revêtement du mur. Je regardai désormais le blanc et je repris ma visite. La Trahison des images de Magritte m’accueillit dans la salle voisine. Longtemps je restai là, un couple de Japonais finit par s’éloigner. Avant de partir, en pivotant, je jetai un œil sur les tableaux apposés dans un angle : parmi eux, lui. Je le reconnus aussitôt. Le tableau que Valeri et moi avions admiré vingt-cinq ans plus tôt. Je ne sus dire si la salle était identique, qu’importe. La toile était sous mes yeux : le paysage de sable, sous un ciel chargé, des figures au loin, approchant peut-être, ou bien en quête de quelque chose. Je m’approchai : l’auteur s’appelait Charles Howney. Je ne le connaissais pas. Je vis en bas à gauche de la toile, incrusté dans le cadre, un minuscule point noir luisant. Un capteur. Je regardai de nouveau le tableau, les lignes semblaient bouger, le ciel devenir moins gris. Une pointe de bleu perçait. L’un des personnages semblait s’être déplacé pour se rapprocher du spectateur. J’eus un coup au cœur, littéralement. Je me reculai vivement, et m’engouffrai dans les premières toilettes : devant le miroir, je me vis un peu rouge. Il fallait que je reprenne mes esprits. J’humectai mon visage, je me calmai. J’allais boire un verre à l’une des nombreuses cafétérias. Un vieux monsieur me fixa longtemps. Il avait un peu de bave aux lèvres. Je quittai les lieux peu après.
Le soir, je reçus un texto de Valeri : « Alors, tu as salué notre ami Charles ? ».
Je reprenais l’avion le lendemain. Le trajet fut impeccable : le Boeing suivait respectueusement son plan de vol, prédéfini sur écrans, et adressait régulièrement signaux et messages parfaitement reçus. Dans l’appareil, au-dessus de l’Atlantique, étourdi, mon esprit n’arrivait pas à se concentrer. Je divaguais en somnolant doucement. Je songeais qu’un jour, probablement plus proche qu’on ne le croyait, l’écriture sans stylo ni clavier serait possible. Ecrire uniquement par la pensée, après tout, pourquoi pas ! Si l’homme l’imagine, et surtout y travaille, alors cela deviendra réalité. Je reprenais un whisky offert par la compagnie en mettant mon casque. J’étais dans mon monde. Les chansons étaient vaporeuses-speed, j’inventais le concept. J’étais en train d’écouter un album de Kim Wilde, égérie pour adolescents rêveurs et fébriles des années 80 et 90, c’était parfait. Je prolongeais mon propre questionnement oiseux : et si un jour on parvenait à peindre sans pinceau ? Sans outil du tout ? Mais directement par une interface esprit/ toile ? A l’arrivée, je me dis que j’avais traversé un rêve. Comme étourdi par ce qui m’était arrivé. « Etourdi ? Complétement interdit oui ! » s’exclama Julia qui m’attendait gentiment. Nous récupérâmes rapidement mes affaires. Je me souviens que nous dûmes attendre longtemps, en revanche, un taxi. Le trafic était suspendu par le passage de l’imposant cortège de Marion Maréchal-Le Pen.
Notre véhicule finit par nous conduire sur une autoroute noircie, avant de gagner la capitale traversée par un flot de cars de touristes, visiblement plus souriants que les habitants, qui eux regagnaient leurs domiciles tels des figurants mal payés. Nous allâmes chez Julia. Elle et moi ne savions pas trop quoi faire ce soir-là ; j’étais exténué lui dis-je, prétextant le décalage horaire.
La vie continua. C’est-à-dire que rien ne se produisit.
Je travaillais à mon récit. J’allais de en temps en temps square d’Ajaccio juste à côté des Invalides. Max était mon refuge. Julia s’occupait des corps de ses clients-patients. Semblait moins préoccupée du mien. Je lui soufflai un soir, alors que nous étions dans un restaurant uniquement fromager, que j’aimerais un certain temps simplement renouveler l’expérience des sextoys connectés simultanément à distance. Cela sembla lui convenir. Elle roula longuement une boulette de pain en effilochant la mie par de menus gestes des doigts.
Je m’approchais de la fin de mon récit. Max devenait de plus en plus malheureux. Quant à mon « tableau », il ne reflétait rien de différent : dans l’entrée de mon appartement j’étais toujours le même. Moi, les arbres et la clairière. Valeri me contacta un jour d’automne, en octobre. Elle me dit qu’elle et Julien organisaient une grande fête prochainement. Julia et moi étions invités, à la condition de venir sans smartphone ni appareil photo. Surpris mais enchantés, nous acceptâmes naturellement. Autre étonnement : nous reçûmes par coursier express un colis contenant une fiole d’un liquide blanchâtre, qu’il fallait boire durant les heures précédant la réception. Nous le fîmes.
Le soir-dit, nous nous rendîmes à la fête. Je portais un jean noir de marque et une chemise blanche, une veste sombre. J’avais hésité pour des chaussures à double-boucles. J’avais finalement opté pour des mocassins. J’étais très quelconque en somme. Julia avait une veste blazer et un jean chic, déchiré avec soin : elle était superbe. La soirée avait lieu dans une aile du Palais de Tokyo, privatisée pour l’occasion. Il y avait là autrefois un restaurant. Nous empruntâmes les premiers escaliers, plongeant dans la pénombre. Les marches brunes et les piliers rectangulaires couleur bronze dessinaient un décor années trente. Quand nous entamâmes la descente, nous distinguâmes une chanson de « Christine and the Queens », quelques personnes apparurent également. « …dehors il y a un type qui pleure… » pouvait-on entendre. Déjà un premier buffet avec des boissons était disposé au pied d’un miroir sur un palier, à la faveur d’une lumière tamisée. Valeri fit son apparition, radieuse, tout de blanc vêtue. Elle nous demanda si nous avions bien respecté ses instructions. Elle nous accompagna.
Il fallait descendre encore. Une rumeur s’amplifiait. Les invités étaient nombreux. La lumière était devenue mentholée. Les boissons semblaient innombrables et le buffet inépuisable. Sur une scène étroite, un clone de la chanteuse Abra se démenait avec fougue. Je vis dans la pénombre quelqu’un qui ressemblait à Charlie Steen, du groupe Shame. Je me demandais si c’était vraiment lui. Il y avait aussi alors peut-être ses copains de scène. Comment Valeri les connaissait ? Julien vint à ma rencontre, jovial. Il me dit de bien profiter. Julia et moi nous dirigeâmes vers des tableaux, récents, de Valeri. Sur la plupart, niché dans un paysage de prairie, de chemin, ou bien de petit port d’apparence tranquille, se lovait un animal : un chien alangui, parfois aux dimensions imposantes, un coq silencieux. La perspective légèrement plane et le jeu étudié des ombres laissaient toutefois percer un mystère, une attente : s’il y avait eu quelque chose avant l’imitation de la quiétude, il y’aurait quelque chose après, peut-être un trouble. Je serrais mon verre. Julia était frappée par l’empathie qui se dégageait de ces toiles. Mais aussi par l’anxiété qui en émanait, selon elle.
« -Sous les trait de la sérénité étudiée, un regret ?
-Une peur de l’avenir ?
-Comme Max ? ».
La musique était de plus en plus forte, les gens dansaient. Je regardai. Je buvais. Je mangeai. J’embrassai Julia. Je regardai à nouveau. Les ombres des danseurs couraient sur les murs recouverts de frises feuilletées. Je mordillais l’oreille de Julia. Les ombres effleuraient les corniches. Des ombres de plus en plus frénétiques. Des automates mécaniques, huilés. Puis nous fûmes plongés dans le noir. Julia commençait à me caresser. Le bruit devint alors assourdissant. Mon regard fut happé par quelque chose venant du dessus : une grande plaque de métal se mit à descendre du plafond, comme la toile d’un décor sur la scène d’un théâtre. Cette lame argentée fut suivit par d’autres. Je fus obligé de me dégager de Julia. Les danseurs se retrouvaient compartimentés, encerclés par ces pans métalliques qui bientôt constituaient le modelé d’un labyrinthe. Sur les murs je voyais les silhouettes s’allonger, se contracter puis se distendre de nouveau. Un grand fracas nous surprit tous. Une pluie de minuscules billes mauves, échappées de la voute, ruissela sur nos corps.
Ce n’était pas désagréable. L’impression était tiède et enveloppante. Je souriais. Une femme que je ne connaissais pas s’approcha en souriant également. Elle avait un creux béant teinté de vert à la place du nez. Les mêmes tâches de couleur se retrouvaient sur son crâne. Un homme avait le torse luisant de bleu. Des couples avaient les fesses orange. Des danseurs étaient des squelettes. Ces hologrammes dernière génération tressautaient frénétiquement sur le sol. Je pivotai : tout le monde présentait un aspect kaléidoscopique. J’eus alors la présence d’esprit de me regarder dans un miroir : je ne vis que des yeux. Mes yeux. Ereinté, je partis à la recherche de Julia. Je croisais Julien, hilare, en homme biseauté. Les bouteilles étaient renversées. Une poudre violette flottait dans l’air. Je ne vis pas Valeri. Sur une balustrade, enfin j’aperçus Julia. Soulagé, je m’approchai, puis reculai : elle seule avait son apparence habituelle.
« -J’ai bien fait de ne pas absorber son élixir miracle, non ? ».
Je montai les escaliers. Des hommes en noir étaient agglutinés sur un palier, en train de chanter de longues psalmodies. Les voûtes ne résonnaient que d’une seule note, trainante et basse. Leurs bouches étaient à peine ouvertes. Je ne vis pas leurs regards. Je continuai de remonter en croisant des silhouettes tapies, tels des fauves alanguis sur des marches. Je me retournai et regarda pour la dernière fois la salle immense, agitée d’ombres dansantes aux reflets variés et aux formes hachées, comme si un génie sorti de sa bouteille était venu ciseler mes frères humains avec un instrument sorti des ténèbres. Valeri était légèrement en retrait, le regard fixe, tourné en hauteur. On pouvait voir, couvrant sa chevelure, un casque identique à celui que portait un prince guerrier sous le soleil de Troie. Il s’illuminait à intervalles réguliers d’éclairs fluorescents. Son bras droit scandait quelque chose dans l’air. Je sortais. Enfin à l’air libre. Au-dessus de moi la nuit semée d’étoiles, le filament d’un nuage, les feuilles de platane inertes sur des branches lourdes, et la forme obscure d’oiseaux aux ailes dépliées.
L’air libre. Les nuages cotonneux. L’espace. La fraicheur. L’envie de courir. D’aller vite.
Pour un temps certain.
Rentré chez moi, j’ouvris une bouteille, sortis deux verres. Julia vint me rejoindre au milieu de la nuit. Elle me regarda longtemps. J’allais surfer sur le net. Dans mon dos je sentais sa présence.
Le lendemain, elle m’aida. Elle m’accompagna. Dans le couloir blanc je me retournai pour lui faire des gestes répétés. Elle me scruta fixement. On me donna un numéro. Je dormis. Mécaniquement je pris mes nouveaux quartiers.
En plein froid et sous une lumière blanche.
Je me trouvai en Finlande.
Je garde le souvenir d’un séjour calme et laborieux. Dans ma chambre d’hôtel, je me levai tous les jours à 6h 30 et me couchai à 23 h. Je travaillai à mon livre le matin, de 8h à 12h, puis en fin d’après-midi, de 17h à 19 h. Après le déjeuner je faisais la sieste. Je lisais aussi. Je mangeai au restaurant de l’hôtel le midi. Le soir, j’allais parfois à une brasserie juste à côté. Je ne connaissais personne, et pour cette raison j’avais choisi cette destination. La monotonie était la caractéristique principale de cette existence, j’approchais le bonheur croyais-je un temps. J’étais descendu dans un établissement confortable sans ostentation. La chambre était de bonne dimension, le lit était agréable. La température était bien réglée, je n’eus pas à souffrir du froid. Le personnel était professionnel, personne ne me posait de questions. La nourriture était correcte, un peu répétitive. Je travaillais bien. Au bout de deux semaines, je me décidai à sortir un peu dans Helsinki. De nombreux immeubles étaient modernes. Presque toutes les grandes villes sont modernes quand on les compare à Paris. J’allais faire une promenade sur le port. Il y avait encore trop de monde pour moi. Je me renseignai à l’hôtel et partis le lendemain pour une maison de location dans une région reculée, à la campagne. Les magasins étaient à proximité, tout était très pratique. Je finissais mon livre sur Max Linder, qui s’était donné la mort à l’hôtel Baltimore, près des Champs-Elysées, et avait obligé de manière atroce sa jeune épouse à faire de même. Tous les deux laissaient seule leur petite fille âgée de quelques mois. Je voulais imaginer une autre fin, inventer une parade, une issue différente, quelque chose, une blague, mais rien à faire : la réalité historique s’imposait, je devais m’incliner. Je faisais une courte promenade avant le diner. Je rencontrai quelques personnes souriantes. De la fenêtre de la pièce principale, assis à mon bureau, je voyais de grandes constructions austères, autour desquels une brève agitation se produisait le matin et le soir. Une dizaine d’employés, pas plus, arrivait et repartait à heures fixes. Je m’étonnais qu’un aussi petit nombre de personnes soit suffisant, compte tenu de la dimension des bâtiments. J’appris peu après qu’ils abritaient des capacités phénoménales d’informatique. Tous les géants d’Internet avaient installé là leurs serveurs. Ces immenses hangars modernes abritaient des milliers d’ordinateurs surpuissants. Des taxes réduites sur l’électricité, des avantages fiscaux, la fraîcheur du pays, une localisation géographique idéale entre l’Europe et l’Asie expliquaient la présence de ces « fermes numériques ». J’étais seul dans ma petite maison, à quelques mètres de milliards de données. J’appelai régulièrement Julia et Skype nous apaisa. Un soir, je la vis sur écran avec l’ombre d’une moustache à la Max, un discret sourire, l’œil en coin et le chapeau melon imparable. Je décidai de rentrer.
Les rues de Paris étaient traversées par le mouvement habituel de gens fatigués et de touristes nonchalants. La nouvelle municipalité allait bientôt instaurer un péage à l’entrée de la ville. Julia avait décroché le tableau-écran du mur de l’entrée. Mon livre était achevé. Je repensais à mon ami Max. De quoi avait-il eu peur ? Pourquoi avait –il été aussi malheureux ? Etait-il vraiment ivre de jalousie à l’égard de son épouse ? Ou bien était-il angoissé par l’arrivée du cinéma parlant ? S’était-il dit qu’il n’arriverait jamais à exprimer son talent dans l’art des dialogues ? Qu’avait-il encore à me dire ? Je sirotais mon whisky, affalé dans mon canapé, devant la télévision.
Mon portable résonna. C’était Valeri. Elle prit de mes nouvelles avec sollicitude. Elle travaillait beaucoup en vue d’une nouvelle exposition, associant des artistes de différents pays. Elle retournerait en Italie après car la lumière du sud lui manquait. Elle nous ferait signe pour le vernissage. Je n’osais rien dire. Julia et moi hésitions. J’eus beau réfléchir, je ne savais pas quoi faire. Et puis lorsque nous reçûmes par texto l’invitation, l’évidence nous guida : nous savions elle et moi que nous allions nous y rendre. J’eus un coup au cœur en découvrant le lieu : l’hôtel Baltimore. Sur les traces du suicide de Max.
C’était une belle soirée de printemps, douce et venteuse. Le ciel était lavé des nuages gris coutumiers. Comme le berceau d’un innocent. Les toiles étaient exposées sur le toit de l’hôtel. Nous prîmes l’ascenseur. Julia était très gaie et confiante, je me souviens de son sourire dans la montée. La porte s’ouvrit et, sur la terrasse, je vis des chevalets, dressés comme des ombres souhaitant la bienvenue. Les créations picturales étaient baignées d’une lumière oblique terne et grise. Il n’y avait personne. Je me retournai : Julia n’était plus là. J’étais dans un décor fantômatique et ténébreux. En noir et blanc. J’avançai. Oui j’avançai malgré tout et finis par gagner de l’autre côté une porte, que j’ouvris. Il y avait un long couloir. Je le traversai avec anxiété. Je marchai péniblement. Le mur était blanc. L’éclairage venait du plafond. Le couloir devint galerie et bientôt s’élargit pour s’ouvrir sur deux passages : je ne savais pas où aller. Je m’orientai vers l’un des côtés. Puis je choisis de rebrousser chemin. Je pris ainsi l’autre option et ouvris une nouvelle porte.
C’est à ce moment que j’arrivai en surplomb d’une nouvelle terrasse : je me penchai et vis en contrebas, dans une cour intérieure, un groupe d’hommes et de femmes qui s’exclamèrent à ma vue. Je me penchai encore : je vis sans crainte du vertige les yeux de Julia et de Valeri riants et confiants. Les gens sautaient sur place au son d’une musique surgissant de nulle part, les bras levés vers moi. Je reconnus la chanson « Rivers of Babylon ». La fameuse chanson du groupe Boney M, issue d’un psaume de l’Ancien Testament, résonnait en ce lieu avec puissance :
« -Sur les bords des fleuves de Babylone, nous étions assis et nous pleurions, en nous souvenant de Sion.
– Aux saules de la contrée nous avions suspendu nos harpes.
– Là, nos vainqueurs nous demandaient des chants, et nos oppresseurs de la joie : chantez-nous quelques-uns des cantiques de Sion !
-Comment chanterions-nous les cantiques de l’Éternel sur une terre étrangère ? ».
Les poings dressés formaient des cercles, les mains étaient des repères, les doigts étaient signes. Mes frères et mes sœurs étaient là, mosaïque de points lumineux. Ils brandirent chacun au-dessus de leur tête un écran cubique qui présentait une partie d’un dessin plus grand, les englobant tous. Je m’inclinai pour regarder mais je n’avais plus peur.

Je vis à ma hauteur, en face de moi, dans la pénombre d’un porche, la silhouette d’un homme élégant, portant beau, faisant un clin d’œil dans ma direction. Il caressait sa moustache bien coupée, mit ses gants beurrés de frais, se couvrit d’un haut-de forme luisant. Bon sang…Il se mit à courir, tout en me dévisageant avec un franc sourire. Max ! C’était bien lui, qui cavalait, là, devant moi. Puis, sans hésiter, il franchit allégrement le parapet le séparant du vide, au-dessus de la terrasse. Il se dressa.
Il sauta.
Alors je me mis à courir.
Je me ruai en avant.
Je sautai.
Un grand et long silence dans le noir, interminable et implacable.
Un silence puissant, impossible à redresser.
Un sentiment de flocon poudré sur un nuage d’orage éteint.
Un écho. L’écho d’un prénom….Charles, oui c’est moi.
Charles, c’est bien moi.
Je flotte. Je flâne. Je suis dans un paysage serein, calme, nu. Quelques brins d’herbe, des tiges plutôt. Une matière profonde, ocre, terre de Sienne. De fins granulés. Cela ressemble à un désert. C’est enveloppant.
S’approchent des personnages, en forme de draps cousus, croisés de teintes douces. L’un d’entre eux ne peut s’empêcher de regarder le ciel, chargé. Les nuages, les fabuleux nuages sont très hauts et on s’étonne même qu’ils puissent y en avoir. On ne peut voir au-delà.
Je suis droit maintenant, je continue à avancer, je suis bien, je n’hésite plus. De temps en temps, ma main glisse sur la surface vernie d’un cadre noir, elle en fait le tour régulièrement.
Je suis rectangle, fixe, rectiligne et plat à la fois, je ne me suis jamais senti aussi bien. Je sais que Julia doit me laisser ainsi. Elle doit me laisser ainsi. Rester connecté. Me maintenir relié.
Devant moi il y a comme un film transparent que je caresse à peine. C’est une matière étrange, rugueuse et pastel. Quand je la touche elle vibre un peu. Ou plutôt, elle résonne. J’écarte les mains, et de l’autre côté, je vois des yeux qui étirent leurs ombres. Ils passent, disparaissent parfois reviennent. Je ne sais pas si ce sont toujours les mêmes.
Je suis bien, je flotte dans un bleu léger.
L’important est d’être connecté. Etre ainsi.
Ne pas briser l’énergie. Ne pas risquer une interruption. Je dois continuer.
Est-ce vraiment Julia ? Je peux rester ainsi, je veux rester ainsi le plus longtemps possible ! Le cadre noir brille. De petits débris soufflent sur moi. Mais est-ce bien elle ?
Je perçois le maniement d’une touche, un peu plus loin. L’effleurement d’un contact, un clic.
Oh !
Mon Dieu.
Mon Dieu…

Juillet 2018

Quelques points un départ

« -Est-ce que Dieu existe ?
-Bien sûr. Mais pas encore ».

Je fais souvent le même rêve. Je traverse avec anxiété un long couloir. Je marche péniblement. Le mur est blanc. L’éclairage vient du plafond. Le couloir devient galerie et bientôt s’élargit pour s’ouvrir sur deux passages : je ne sais pas où aller. Je m’oriente vers l’un des côtés. Puis je choisis de rebrousser chemin et finis par prendre l’autre option. C’est alors que je me réveille.
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Alors que je me trouvais en haut de la Tour Eiffel, un jour de juin, j’eus soudain une envie irrépressible d’embrasser Julia. En me penchant vers ses lèvres tout en lui caressant les cheveux derrière l’oreille, je fus stoppé net, figé sur place, raidi : je découvrais ma peur de l’altitude. En raison du vertige, mon rythme cardiaque s’accélérait, mes bras pendaient le long du corps qui donnait l’impression de s’écailler. En bas, des coupures colorées, sur lesquelles des petites figures sombres se mouvaient lentement. Julia sourit pour essayer de me détendre.
« -Tu connais ces photos en noir et blanc où l’on voit des ouvriers-peintres voltigeurs s’agripper allégrement aux barreaux de la Tour ? ».
Crispé, je me contentai d’aligner un pas de côté, incapable de faire plus, et surtout pas un demi-tour comme j’en avais eu l’ambition.
« -Je suis littéralement coincé Julia ».
Elle sourit et me prit le bras, tel un grand malade. Elle m’aida à retrouver le chemin de l’ascenseur. Le ciel était d’un bleu roi soutenu, par endroits voilé par de fines colonnes poudreuses. J’avais l’impression que retombaient sur mon corps des particules de poussière.
« -Eh bien, pour quelqu’un qui se piquait d’être empli de vitalité… » lança Julia en riant. Après la descente, le sol terreux du Champ de Mars me fit du bien. Nous longeâmes l’une des grandes voies qui bordent l’ensemble. Nous passâmes devant le 11 bis Avenue Emile Deschanel, que je désignai à Julia comme l’endroit où avait habité le grand réalisateur et acteur Max Linder, sur lequel j’étais en train d’écrire. Un bel immeuble imposant, empreint à mes yeux de gravité en raison du souvenir de cet ancien occupant. Pourtant, aucune plaque commémorative n’avait été apposée. Je ne savais pas quel étage il avait habité. Le deuxième ? Je levai le regard. L’air était doux et enveloppant, les arbres fleuris semblaient paisibles. Le petit drapeau d’un consulat ne flottait pas loin. Je m’approchai encore. Au-dessus de la porte, la figure d’un lion dominait le visiteur. On avait l’impression qu’il tenait ferme le fronton. Ou bien qu’il se mettait à dévorer la pierre.
Julia me reprit le bras, passa son autre main dans mon dos. Devant le 11 bis je l’embrassai longuement. « Tu as un drôle de goût dans la bouche ! » me dit-elle, enjouée. « Oui j’ai un petit grain depuis tout à l’heure ». Nous allâmes chez moi. Rapidement tout nu, j’allai retrouver Julia dans ma chambre avec un masque de lion. Au lit, je retrouvai mon équilibre, aidé sensiblement par le sens de l’orientation de mon amie-panthère.
Après, je repris mon travail d’écrivain. J’avais la chance de vivre de mon activité d’écritures : articles dans des revues littéraires, contribution régulière à un magazine, participation soutenue à un site internet en développement, et déjà trois livres publiés avec quelque lectorat. Mon dernier ouvrage, un roman tiré d’un fait réel (le vol des premiers manuscrits d’Hemingway en 1922) avait eu un peu de succès. J’avais relié le point de vue du voleur anonyme avec celui du grand écrivain pour arriver à la conclusion somme toute classique qu’ils avaient des points communs. Je croisai vérité et récit, histoire vraie et fiction. J’écrivais uniquement chez moi, dans une petite pièce aménagée à cet effet, dos à la fenêtre, face à un mur délibérément blanc. Quelques photos sur le bureau. Un petit coffret, la statuette d’un coq, un globe miniature. Et puis la maquette d’un voilier. A cette époque, je travaillais sur Max Linder, le grand auteur français du cinéma muet : acteur, réalisateur, il fut en son temps célèbre, l’équivalent de Chaplin. Une star, aujourd’hui plongée dans un oubli presque total (on connait surtout la salle de cinéma éponyme). Adulé en France et à l’étranger, riche, il connut une fin tragique en se suicidant à 41 ans avec sa jeune épouse. J’écrivais sur sa fragilité, j’évoquais ses troubles et ce qui de son vivant annonçait sa destinée d’oublié. J’étais persuadé qu’il la pressentait. Je me documentais bien sûr beaucoup et voyais de nombreux films. J’aimais bien Max.
Ma vie était agréable, et ce soir-là, je me rendais à un vernissage au Musée de la chasse et de la nature. Julia était repartie à son cabinet d’ostéopathie. Au moment de quitter mon appartement, elle m’avait regardé de haut en bas comme pour vérifier le bon alignement de mes os et de mes muscles. Julia était le sosie d’une présentatrice météo de BFM télé, Sandra Larue. J’avais longtemps fantasmé sur elle, avachi dans mon canapé, avant de connaitre Julia. Je ne savais pas trop s’il y avait un lien précis. En tout cas je ne voulais pas trop y réfléchir. Elle avait beaucoup d’influence et je luis dis à quel point j’étais bien avec elle. J’avais l’impression de changer. « Oui, mais si tu te mets à trop me ressembler, alors continuerais-je longtemps à avoir…du désir pour toi ? » me répondit-elle.
Je me souviens de l’air frais dehors. Le ciel plus gris traversé d’oiseaux. L’un d’eux, mort, tombé on ne sait comment, avait été récupéré par un chien à l’odeur âcre. A l’approche du Musée, dans le quartier du Marais, les passants étaient si nombreux que j’avais un peu de mal à marcher, je devais sans cesse infléchir mon pas. J’arrivai enfin, sans savoir si j’avais envie d’être là. Je voulais juste voir deux ou trois personnes et jeter un œil au cas où. L’exposition était consacrée à un florilège d’artistes contemporains. La couleur et la malice étaient les maitres-mots. Le kitsch du lieu convenait très bien. Sophie Calle était présente, j’aimais beaucoup ses textes brefs qui accompagnaient parfois des dessins ou des photographies. La soirée avait attiré de nombreux jeunes et moins jeunes, en cercles serrés devant les tables du buffet. En guise de fond musical, et par l’entremise d’un sponsor, un concert du groupe U2 était retransmis en direct sur un écran géant dans la cour pavée. Il n’avait pas commencé mais on distinguait la pénombre du public, parsemé de flashes réguliers, on entendait des bruits étouffés, préludes annonciateurs. Et puis soudain la voix de Bono : « Every …Every… ». « Every one ! ». J’entrais dans le grand salon. Je ne vis pas mes amis. J’imaginais tous ces gens avec des figures d’animal : lions, panthères, tigres, léopards, lynx,…On me présenta une coupe de champagne. Tout en buvant, je me décalai un peu et me retrouvai dans la partie consacrée aux nouvelles formes d’art. Je vis l’étonnante statue d’un visage humain sur lequel coulait une véritable larme à intervalles réguliers. « Every one ! » entendais-je encore.
Dans un recoin, je vis une sorte d’alcôve : un grand panneau vitré de Catherine Ikam abritait un écran sur lequel des visages numériques apparaissaient lentement, paisiblement. Ils se présentaient peu à peu comme s’ils sortaient du néant, sous forme de points de plus en plus lumineux puis s’effaçaient, s’enroulant progressivement sur eux-mêmes, s’éteignaient, soufflés par le vide, vrillés par la nuit. Alors d’autres renaissaient et succédaient aux premiers. Je regardai fasciné, hypnotisé. En me mettant sur le côté, je m’aperçus que l’inclinaison des portraits s’orientait différemment selon l’axe que j’adoptai. Je me reculai, le visage en pointillé d’une femme sur écran s’approcha. Il se précisait et disparaissait selon la manière dont on le regardait. Une métaphore de l’existence moderne ? J’avais eu la chance d’être seul quelques instants, d’autres personnes finirent par envahir la pièce.
En me retournant, derrière une rangée de vitres, j’aperçus un tableau coloré, mêlant teintes pastel, touches vives et figures humaines joyeuses. Une jeune femme au premier plan. L’ensemble était beau parce qu’il était sensible, lumineux et fragile en même temps, serein et pourtant nostalgique, impliquant et en retenue, sincère dans les personnages et en trompe-l’œil dans le décor, un mystère proche, quelque part, humain donc. Au centre de la toile une femme brune.
Je vis apparaitre un visage sur un carreau. S’effacer ensuite lentement. Je continuai à déambuler à travers la salle. Il y avait de nombreux panneaux transparents protégeant les installations des artistes et j’allais de l’une à l’autre sans ordre précis. Le contour du même visage baigné du miroitement pâle d’une surface polie glissa devant moi. L’expression s’anima. Le pigment de la peau se révéla mat, comme du cuivre brûlé. Je crus un instant être plongé dans une œuvre de Catherine Ikam. Mais l’ombre, qui avait effleuré ma vue, resta immobile alors que je bougeai : je fis un pas en arrière, rien ne se produisit. J’adoptai alors une position fixe, raide, semblable à une statue. Le visage lentement glissa vers moi, comme mobilisé en coulisses. Puis une silhouette fugace interrompit le mince pinceau de lumière d’un spot au plafond. Une paire d’yeux noirs brusquement catapultée de la pénombre apparut en reflet sur le miroir de la vitre, à la faveur d’un rire sonore : « Tu ne me reconnais pas ?! ».
Saisi, j’étais comme un enfant au spectacle d’une lanterne magique. Valeri Aias ! C’était bien elle, Valeri. Qui me souriait. Une ancienne camarade de lycée. Totalement perdue de vue depuis 25 ans. Le concert de U2 commençait. Elle semblait contente de me voir. « Mais que fais-tu ici, Gabriel ? ». Je luis dis que j’étais écrivain, que j’avais l’occasion de venir à ce genre d’endroit, que…
« -C’est drôle, je t’aurais vu plutôt enseignant. Tu t’intéresses à l’art ?
-Bien sûr. Tiens regarde, les créations de Catherine Ikam sont prodigieuses. Mais j’ai vu aussi un tableau qui m’a bien plu, là, derrière…
-Celui-là ? Mais c’est moi qui l’ai peint ! ». Ça alors ! Elle était devenue artiste. A Rome me dit-elle, mais elle vivait une partie du temps à Paris. Elle faisait beaucoup de choses, elle était très occupée. Elle parlait rapidement, ses phrases s’enchainaient très rapidement. Dans toutes les parties du Musée, les basses du concert commençaient à vibrer.
Je la félicitai et l’embrassai alors sur les deux joues. J’étais assez troublé, elle ne faisait pas du tout son âge. Elle était assez grande et athlétique. Détendue, souriante. Belle.
« -Viens, allons fêter nos retrouvailles. Je vais te présenter à mon ami et nous irons chez nous boire quelque chose si tu en es d’accord».
Fort de mon expérience, je savais que je ne devais pas remettre ce verre à plus tard. Plus on avance en âge, plus on se connecte au présent pour préparer la suite. Nous repassâmes devant le buffet, à travers de nombreux groupes d’invités. Je revis Sophie Calle, et je crus même qu’elle esquissa un sourire en ma direction. Je ne vis toujours pas mes amis. Valeri fendait la foule comme un carreau d’arbalète, fière et sereine à la fois. Cette fois, Bono était sur scène, courant sur l’estrade géante, ovoïde, les paroles de la première chanson, « City of blinding lights », résonnant sous le porche du musée tandis que nous quittions les lieux en nous engouffrant dans un taxi, Valeri empoignant le coude de son ami, Julien, avec entrain.
Chacun sortit son smartphone et commença à pianoter tandis que le taxi emprunta un parcours sinueux à travers de vieilles rues décolorées sous un ciel tombant. Des gens étaient attablés en terrasse, malgré la fraicheur. Leurs vêtements paraissaient gris depuis les fenêtres de la voiture, et la ville entière semblait rongée par une liqueur brunâtre. Nous arrivâmes dans le 15éme arrondissement, près de Convention, au pied d’un immeuble moderne. Dans l’appartement qui se révéla très grand et très clair, Julien sortit les verres et les boissons. Il mit en marche la télé : le concert de U2 apparut, mais avec la touche Replay on se retrouva au début. On revit Bono sur la scène géante, comme s’il avait continué à courir durant notre trajet, éperdu, attendant notre arrivée pour enfin aller jusqu’au bout du premier refrain. Le son des instruments était merveilleux. Je m’assis avec une coupe de champagne. Valeri en face de moi, croisant les jambes.
Je savais qu’elle n’était pas totalement française comme on dit. Elle était née en Vénétie, et y était retournée, pour exercer sa passion, la peinture. Depuis peu, elle vivait de nouveau à Paris, avec Julien, expert en robotique. Ils étaient attachants, elle avec ses cheveux bouclés qui ondulaient comme le prolongement de son sourire lorsqu’elle parlait avec conviction une coupe à la main, assise en tailleur, la main libre esquissant dans l’air le tracé de sa pensée, lui, brun, les yeux clairs et le regard franc, les mains posées sur ses cuisses pour asseoir son propos, prêt à se dresser avec tranquillité sur ses mocassins vernis, posés bien droits sur un tapis bleu glacier. Nous étions entourés de nombreux tableaux. J’aperçus aussi des photos de nus ; j’aurais bien voulu savoir qui figurait dessus, mais j’étais trop loin.
Valeri avait désormais un certain succès, après des débuts difficiles. Elle pouvait vivre de sa peinture. Elle aimait les paysages, la profondeur des forêts, la légèreté d’un pré, le bord d’un cours d’eau. Elle ne peignait jamais beaucoup de personnages à la fois, ou bien alors des enfants. Elle considérait qu’introduire un groupe d’humains adultes était périlleux, comme dans la vie du reste. Ses sources d’inspiration étaient diverses. Elle travaillait beaucoup : de même que la lecture est la meilleure école d’écriture, le regard affutait sa main, les musées étaient les lieux d’apprentissage. Elle s’y rendait souvent, malgré son appréhension de la foule. C’est aussi pour cela qu’elle était ravie d’avoir pu quitter rapidement le vernissage de ce soir.
« -Au fait, tu te souviens du voyage avec le lycée à Los Angeles ? ». Bien sûr ! Comment aurais-je pu l’oublier ? Le professeur d’anglais organisait chaque année un séjour aux Etats-Unis. Nous avions eu la chance de pouvoir y participer. Nos parents étaient généreux. Nous étions répartis dans des familles, auprès de nos « correspondants », baragouinant comme nous la langue de l’autre, dans une ville tranquille, en lointaine banlieue. Le point d’orgue du voyage avait été un week-end à Los Angeles. C’est à ce moment que je m’étais rapproché de Valeri. Sans plus, mais suffisamment pour créer une sympathie. C’était juste avant la coupe du monde de foot en France, nous en parlions beaucoup, entre garçons surtout. Je me souvenais bien de l’après-midi passé au musée d’art de Los Angeles, le « LACMA » : je m’étais retrouvé avec Valeri, arpentant avec elle les galeries. J’avais même cru bon de faire l’intéressant en lui donnant une vague leçon d’art pictural, sur les règles de la composition et les principes d’équilibre d’une toile. Comment deviner à cet instant qu’elle allait devenir peintre ? Aurais-je pu percevoir un indice ? Nous étions restés longtemps devant un tableau, que peu de gens regardaient. C’était elle qui l’avait remarqué : un espace désertique, une dune sous un ciel curieusement gris, une poussière de rocaille. Elle s’y attarda ; elle voyait au loin une figure de pèlerin. D’apôtre peut-être. Puis nous partîmes, nous n’en reparlâmes plus. Du reste, à l’issue du séjour américain, nous n’eûmes plus beaucoup l’occasion d’échanger. Elle voulait devenir « chef d’entreprise », cela m’impressionnait. Moi, je voulais faire des études de Lettres. La dernière fois que je l’avais vu, c’était à une station de RER, peu de temps avant son bac, c’était tout. Pourtant, je n’avais jamais oublié son sourire, sa gaieté, elle semblait me trouver sympathique par moments, c’était déjà beaucoup pour moi. Je n’avais pas osé aller plus loin.
Maintenant, je pouvais la plupart du temps me faire passer pour quelqu’un qui réussissait, plus ou moins. Malgré tout, je m’aperçus vite que Valeri et Julien n’avaient rien lu de moi. Ils m’interrogèrent sur mon travail en cours. J’étais devenu intarissable sur Max Linder. Star internationale, devançant à un moment donné Chaplin, puis connaissant des déceptions et des échecs. Incarnant un rôle de dandy, chic, élégant, drôle, mais souvent malade entre les tournages, puis tourmenté, dépressif, ivre de jalousie à l’égard de sa jeune épouse. Inventif et perdu à la fois. Sûr de lui et parfois inconscient, comme sur le tournage de « Sept ans de malheur » où il côtoie en toute légèreté des lions et joue avec un félin. Quelle pulsion l’animait vraiment ?
« -Quel était son vrai visage ? » demandais-je. « Dans l’un de ses derniers films, tourné par Abel Gance, « Au secours », on le voit incarner un personnage paniqué, au téléphone, appelant à l’aide. Je ne peux pas m’empêcher de penser qu’à ce moment-là il n’a jamais été aussi sincère. Cette expression…Il s’est suicidé à l’âge de 41 ans, en 1925, à Paris, après avoir tué son épouse, pensant qu’elle le trompait ou le redoutant. Lui, l’élégance, le charme à la française…Ne se sentait-il plus capable de vivre ? De créer ?
-C’est peut-être la même chose », me dit Valeri. Le concert de U2 se poursuivait. Bono était à genoux, appelant de ses vœux la paix dans le monde. Puis la musique repartait ; le concert était phénoménal. Des halos rouges jaillissaient de l’écran pour zébrer le salon. « Le plus grand groupe du monde ! Mais quelle est la faille de Bono ? Comment la voir ? » demandais-je alors à voix haute. Je repris du champagne. Nous discutâmes longtemps. Nous parlions des artistes, d’art, des tendances nouvelles. A un moment, Julien me regarda attentivement. Il se cala dans son fauteuil et sourit à sa conjointe. Et puis il se lança.
« Il est temps. Il est temps de passer radicalement à autre chose. Temps pour l’art de franchir une étape. L’art ne doit rien ni au hasard ni à la facilité. C’est une tâche ardue. La liberté qu’il peut procurer est souvent payée au prix fort. Il renverse la vie ? Alors continuons. Je vois que tu t’intéresses aux nouvelles technologies. J’ai beaucoup travaillé. Je propose une nouvelle forme artistique, en associant recherche picturale et pouvoir génétique. »
J’étais intrigué, et frappé par le sérieux du propos de Julien et l’air grave de Valeri. Je me concentrai.
« Le principe est d’introduire son code génétique dans un tableau numérique, de greffer son ADN dans sa structure, et de disposer ainsi d’une œuvre vivante. Le support réagit non seulement à ton regard, à tes mouvements, mais encore plus à ton cerveau avec lequel il est connecté. En fait, c’est très simple ». Et cela le fut, littéralement. J’étais stupéfait. Je reposai ma coupe. Nous passâmes dans une pièce attenante, sorte d’intermédiaire entre atelier et laboratoire. Je ne sais pas comment l’expliquer, je voulus essayer, je saisis une occasion unique de vivre quelque chose de nouveau. De ne ressembler à personne. Julien me fit une prise de sang. Muni de mon empreinte génétique, il fit ensuite une série de tests puis s’engouffra derrière une console informatique reliée à une armoire de brassage. En attendant le résultat, Valeri me parla de son travail en cours, une fresque dans la bibliothèque d’un hôpital psychiatrique, ouverte à tous, y compris et surtout aux patients. Elle tenait à apporter une sérénité sans naïveté, une ouverture d’esprit lucide et tolérante. Elle avait aussi un projet de Workshop dans une île méditerranéenne. Je voulais lui dire que je l’enviais mais Julien revint, réfléchi et enthousiaste à la fois. Ils étaient vraiment accordés ces deux-là.
Un peu plus tard, un paquet rigide sous le bras, je quittai les lieux après avoir embrassé mes hôtes. Valeri me sourit longuement je crois, ou bien je fus peut-être victime d’une illusion à la faveur de la pénombre qui effilait sa silhouette, dans ce couloir couleur marbre, gravé à jamais dans ma mémoire alors que je me retournais pour la saluer d’un geste de la main. Je mis du temps à trouver un taxi, c’était le petit matin, je finis par rentrer chez moi. A peine arrivé, je vis que Julia était là. Assoupie, elle se réveilla et me regarda. Me fixa : « Tu es moins droit que tout à l’heure », ce qui chez elle pouvait évoquer de nombreuses choses. L’écran du poste était encore allumé, sans le son : Bono semblait parler tout seul. J’étais épuisé et excité. J’allai sur le balcon après m’être déchaussé, et, pour m’apaiser, allumai un cigare. Julia, comédienne, fit mine de jeter mes souliers par la fenêtre. Pieds nus, je me calmai peu à peu. Puis, me souvenant de ma peur récente de l’altitude, je rentrai. Julia m’accueillit. Elle ouvrit son peignoir, elle avait de très beaux seins. Elle s’approcha, ouvrit mon pantalon et prit mon sexe dans la bouche. Elle alternait les caresses, y compris sur les pieds. Je jouis profondément. Les pulsations de « Purple rain » rythmaient en musique les mouvements.
Je retrouvai les jours suivants mes activités habituelles tout en ayant hâte de profiter de mon tableau, si on pouvait appeler comme cela cet objet. Il se présentait sous la forme d’un écran rectangulaire enchâssé dans une structure métallique qu’il fallait brancher. Je le fixai dans le vestibule, et, après avoir procédé aux réglages, déclenchai l’allumeur : la surface de l’écran s’illumina en torsades de couleurs puis s’immobilisa en un paysage de forêt. Des arbres sombres, touffus, percés par une petite clairière au centre, avec une prairie profonde. Quelques trouées de lumière aux reflets miel. Pas d’animal visible. Il fallait surtout bien se positionner face à un capteur situé sur le bas, à gauche. Très impatient, je me mis droit devant et attendis. Au bout de quelques instants, la forme générale des arbres se fendit, une tâche de couleurs apparut, au milieu de la clairière se dessina un ovale dans lequel je reconnus mon visage. C’était bien moi qui me présentais. Je n’osai bouger. Les couleurs étaient chatoyantes, l’aspect général rond et lisse. J’éclatai de rire et me demandais si tout cela n’était pas une blague ou bien une simple anecdote. Julia se demandait pourquoi elle n’apparaissait jamais dans ce tableau. Je lui avais raconté la soirée, mais elle était sceptique. Force était de constater que j’étais le seul à être projeté dans cette configuration de nouvelle génération. L’objet était beau dans son chic moderne sans ostentation, et la surface luisante des arbres, de la clairière et de la prairie, était un plaisir pour les yeux.
Un soir, je connectai l’appareil et fus stupéfait : je me vis sur l’écran, mais sous une forme qui avait changé. Oui ce n’était plus la même. Plongé dans l’obscurité, mon visage était anguleux, parsemé de tâches rouges. Une autre fois, mes traits perçaient mon visage couleur de cendre, picté de roux. Je me voyais, vibré en pigments de fauve. Que se passait-t-il ? Devant le phénomène, je restai calme. Dès que je me mirais, face à moi une colère fronçait. Le plat de l’écran me renvoyait une lumière de foudre et un roulement d’éclat. Une ondulation bronze, une étoile fragmentée. Un œil piqué. Un copeau sec. Une pointe de langue.
Bon sang je devais réagir. J’écrivais de plus belle. Je sortais le plus possible, pour prendre l’air et regarder le ciel. Les oiseaux étaient mes rivaux : eux-aussi cherchaient à tracer des signes, ils se déployaient en esquissant un ballet que personne ne comprenait.
Valeri m’appela régulièrement pour me demander comment je vivais « l’expérience ». Je lui racontais ce que je voyais, cela avait l’air de l’amuser. Elle me rassura, tout cela était parfaitement normal. J’étais profondément troublé, je voulais en savoir plus. A mes questions, Valeri répondait à peine.
« -Mais qu’est-ce qui se passe ?
-Tu le sauras plus tard, en principe.
-Est-ce sérieux ? C’est tellement curieux, inattendu. J’ai l’impression de rêver.
-Alors si cela ressemble à un songe, cela doit être la vie », me répondit-elle.
Il fallait que je m’anime. Je décidai de passer quelques jours aux Etats-Unis, dans le cadre de mon travail sur Max Linder : il fallait que j’étudie mieux ses périodes américaines. J’avais de toute façon prévu de le faire, autant passer à l’acte maintenant. Mon ami Max avait séjourné et tourné à Hollywood, où il avait rencontré un certain succès, au début des années vingt. Je souhaitais le poursuivre minutieusement, remonter la trace, trouver son empreinte. En achetant mes billets pour Los Angeles, je remerciai le hasard. Je passerai forcément au Musée d’art, comme vingt-cinq plus tôt, et cette idée m’excita. Dans le taxi me conduisant à l’aéroport, insouciant, je regardai filer les chiens sur les trottoirs la tête en l’air tandis que les voitures demeuraient impassibles au pied d’immeubles anciens. Les quais couvaient invariablement le même fleuve, les monuments doraient sous un soleil monotone, le ciel était endurci, le décor de la capitale abritait des citadins moroses.
Dans l’avion, je regardai sur ma tablette des films de Max, je ne pouvais m’en empêcher. J’en revoyais certains pour la cinquième fois ou plus. Il était véritablement un artiste du rêve : son univers est celui de l’onirisme. Ses gags tourbillonnent, souvent au mépris d’une structure narrative élémentaire. Visiblement, pour lui, les plans doivent s’enchaîner très vite. Les scènes se succèdent, parfois sans lien évident entre elles : le plus important est d’avancer, toujours. Comme une course, une course contre la montre. J’étais au-dessus de l’Atlantique avec cette idée : Max Linder ne désirait qu’une chose, voler le temps. C’est-à-dire essayer de vaincre la mort. Je ne savais pas s’il s’agissait d’un combat ou d’un désespoir.
Sur place, j’étais très actif. Je pris beaucoup de notes utiles pour mon livre. Je consultai les journaux de l’époque, me rendis sur ce qui subsistait des plateaux de tournages, et surtout je mis les pieds dans ceux de Max : je visitai les hôtels et résidences dans lesquelles il avait séjourné. Je m’inspirai du génie du lieu en somme. Je croyais voir sa mince silhouette élégante descendre un escalier, s’assoir au piano, héler un taxi. Star du muet, sa voix était inconnue. Je n’avais qu’une figure face à moi. Un visage.
Un soir, dans ma chambre d’hôtel, j’appelai Julia. Il fallait jongler avec les neuf heures de décalage horaire. Il était à Los Angeles 7 heures du matin. Rapidement, nous convînmes d’une séance érotique virtuelle sur Skype. Ce jour-là, nos sextoys connectés par Internet furent sur la même longueur d’onde. Les vibrations furent puissantes, c’était fort agréable. Nous étions contents, nous allâmes nous coucher.
Et le lendemain, je me rendis au Musée d’art. Immense et labyrinthique, il abritait une quantité colossale de collections. Avec mon application téléchargée, je déambulai en essayant de me faire mon propre parcours, après tout, c’est un peu le principe de l’art. J’admirai quelques toiles du Titien, puis de Renoir, de Cézanne aussi. Mes souvenirs du lycée étaient lointains cependant, je ne m’y retrouvai pas. Les lieux avaient-ils changé ? Dans ma mémoire, les salles étaient moins lumineuses, les lieux plus resserrés, les visiteurs plus nombreux. En pareilles circonstances le plus souvent, on se souvient des moments les plus légers, on ne retient que l’agréable, on se décharge du poids des choses anciennes. Apparemment, moi, du passé j’avais surtout retenu les pesanteurs. Désormais, sur les mêmes lieux, je commençai à me délester. C’est ainsi que j’empruntais d’innombrables couloirs, baignés d’une lumière tamisée par des ouvertures haut placées. Je me souvenais de parquets en bois, mes pieds foulaient un sol couleur marbre. Je longeai une grande galerie, un gardien me sourit, un enfant passa. C’est un long cheminement que de refaire un voyage ancien, revenir sur ses pas et retrouver des lieux que l’on a connus il y a bien longtemps. Mais il faut parfois très peu de temps, une fois sur place, pour se souvenir brusquement de choses oubliées depuis. Rejaillit ainsi le souvenir d’un escalier, sur le palier duquel Valeri et moi nous étions arrêtés quelques instants. Je reconnus le coude de la pierre et la balustrade, alors que je n’avais pas eu conscience de gravir des marches. Je m’étais retrouvé à cet endroit presque à mon insu, comme si mon corps s’était mobilisé tout seul et m’avait guidé machinalement. Rien de spécial ne s’était produit ici vingt-cinq ans auparavant, mais j’y repensai brutalement. Valeri m’avait parlé à cet endroit de son goût pour le reggae, son admiration pour Bob Marley. J’avais gratté ici bêtement le revêtement du mur. Je regardai désormais le blanc et je repris ma visite. La Trahison des images de Magritte m’accueillit dans la salle voisine. Longtemps je restai là, un couple de Japonais finit par s’éloigner. Avant de partir, en pivotant, je jetai un œil sur les tableaux apposés dans un angle : parmi eux, lui. Je le reconnus aussitôt. Le tableau que Valeri et moi avions admiré vingt-cinq ans plus tôt. Je ne sus dire si la salle était identique, qu’importe. La toile était sous mes yeux : le paysage de sable, sous un ciel chargé, des figures au loin, approchant peut-être, ou bien en quête de quelque chose. Je m’approchai : l’auteur s’appelait Charles Howney. Je ne le connaissais pas. Je vis en bas à gauche de la toile, incrusté dans le cadre, un minuscule point noir luisant. Un capteur. Je regardai de nouveau le tableau, les lignes semblaient bouger, le ciel devenir moins gris. Une pointe de bleu perçait. L’un des personnages semblait s’être déplacé pour se rapprocher du spectateur. J’eus un coup au cœur, littéralement. Je me reculai vivement, et m’engouffrai dans les premières toilettes : devant le miroir, je me vis un peu rouge. Il fallait que je reprenne mes esprits. J’humectai mon visage, je me calmai. J’allais boire un verre à l’une des nombreuses cafétérias. Un vieux monsieur me fixa longtemps. Il avait un peu de bave aux lèvres. Je quittai les lieux peu après.
Le soir, je reçus un texto de Valeri : « Alors, tu as salué notre ami Charles ? ».
Je reprenais l’avion le lendemain. Le trajet fut impeccable : le Boeing suivait respectueusement son plan de vol, prédéfini sur écrans, et adressait régulièrement signaux et messages parfaitement reçus. Dans l’appareil, au-dessus de l’Atlantique, étourdi, mon esprit n’arrivait pas à se concentrer. Je divaguais en somnolant doucement. Je songeais qu’un jour, probablement plus proche qu’on ne le croyait, l’écriture sans stylo ni clavier serait possible. Ecrire uniquement par la pensée, après tout, pourquoi pas ! Si l’homme l’imagine, et surtout y travaille, alors cela deviendra réalité. Je reprenais un whisky offert par la compagnie en mettant mon casque. J’étais dans mon monde. Les chansons étaient vaporeuses-speed, j’inventais le concept. J’étais en train d’écouter un album de Kim Wilde, égérie pour adolescents rêveurs et fébriles des années 80 et 90, c’était parfait. Je prolongeais mon propre questionnement oiseux : et si un jour on parvenait à peindre sans pinceau ? Sans outil du tout ? Mais directement par une interface esprit/ toile ? A l’arrivée, je me dis que j’avais traversé un rêve. Comme étourdi par ce qui m’était arrivé. « Etourdi ? Complétement interdit oui ! » s’exclama Julia qui m’attendait gentiment. Nous récupérâmes rapidement mes affaires. Je me souviens que nous dûmes attendre longtemps, en revanche, un taxi. Le trafic était suspendu par le passage de l’imposant cortège de Marion Maréchal-Le Pen.
Notre véhicule finit par nous conduire sur une autoroute noircie, avant de gagner la capitale traversée par un flot de cars de touristes, visiblement plus souriants que les habitants, qui eux regagnaient leurs domiciles tels des figurants mal payés. Nous allâmes chez Julia. Elle et moi ne savions pas trop quoi faire ce soir-là ; j’étais exténué lui dis-je, prétextant le décalage horaire.
La vie continua. C’est-à-dire que rien ne se produisit.
Je travaillais à mon récit. J’allais de en temps en temps square d’Ajaccio juste à côté des Invalides. Max était mon refuge. Julia s’occupait des corps de ses clients-patients. Semblait moins préoccupée du mien. Je lui soufflai un soir, alors que nous étions dans un restaurant uniquement fromager, que j’aimerais un certain temps simplement renouveler l’expérience des sextoys connectés simultanément à distance. Cela sembla lui convenir. Elle roula longuement une boulette de pain en effilochant la mie par de menus gestes des doigts.
Je m’approchais de la fin de mon récit. Max devenait de plus en plus malheureux. Quant à mon « tableau », il ne reflétait rien de différent : dans l’entrée de mon appartement j’étais toujours le même. Moi, les arbres et la clairière. Valeri me contacta un jour d’automne, en octobre. Elle me dit qu’elle et Julien organisaient une grande fête prochainement. Julia et moi étions invités, à la condition de venir sans smartphone ni appareil photo. Surpris mais enchantés, nous acceptâmes naturellement. Autre étonnement : nous reçûmes par coursier express un colis contenant une fiole d’un liquide blanchâtre, qu’il fallait boire durant les heures précédant la réception. Nous le fîmes.
Le soir-dit, nous nous rendîmes à la fête. Je portais un jean noir de marque et une chemise blanche, une veste sombre. J’avais hésité pour des chaussures à double-boucles. J’avais finalement opté pour des mocassins. J’étais très quelconque en somme. Julia avait une veste blazer et un jean chic, déchiré avec soin : elle était superbe. La soirée avait lieu dans une aile du Palais de Tokyo, privatisée pour l’occasion. Il y avait là autrefois un restaurant. Nous empruntâmes les premiers escaliers, plongeant dans la pénombre. Les marches brunes et les piliers rectangulaires couleur bronze dessinaient un décor années trente. Quand nous entamâmes la descente, nous distinguâmes une chanson de « Christine and the Queens », quelques personnes apparurent également. « …dehors il y a un type qui pleure… » pouvait-on entendre. Déjà un premier buffet avec des boissons était disposé au pied d’un miroir sur un palier, à la faveur d’une lumière tamisée. Valeri fit son apparition, radieuse, tout de blanc vêtue. Elle nous demanda si nous avions bien respecté ses instructions. Elle nous accompagna.
Il fallait descendre encore. Une rumeur s’amplifiait. Les invités étaient nombreux. La lumière était devenue mentholée. Les boissons semblaient innombrables et le buffet inépuisable. Sur une scène étroite, un clone de la chanteuse Abra se démenait avec fougue. Je vis dans la pénombre quelqu’un qui ressemblait à Charlie Steen, du groupe Shame. Je me demandais si c’était vraiment lui. Il y avait aussi alors peut-être ses copains de scène. Comment Valeri les connaissait ? Julien vint à ma rencontre, jovial. Il me dit de bien profiter. Julia et moi nous dirigeâmes vers des tableaux, récents, de Valeri. Sur la plupart, niché dans un paysage de prairie, de chemin, ou bien de petit port d’apparence tranquille, se lovait un animal : un chien alangui, parfois aux dimensions imposantes, un coq silencieux. La perspective légèrement plane et le jeu étudié des ombres laissaient toutefois percer un mystère, une attente : s’il y avait eu quelque chose avant l’imitation de la quiétude, il y’aurait quelque chose après, peut-être un trouble. Je serrais mon verre. Julia était frappée par l’empathie qui se dégageait de ces toiles. Mais aussi par l’anxiété qui en émanait, selon elle.
« -Sous les trait de la sérénité étudiée, un regret ?
-Une peur de l’avenir ?
-Comme Max ? ».
La musique était de plus en plus forte, les gens dansaient. Je regardai. Je buvais. Je mangeai. J’embrassai Julia. Je regardai à nouveau. Les ombres des danseurs couraient sur les murs recouverts de frises feuilletées. Je mordillais l’oreille de Julia. Les ombres effleuraient les corniches. Des ombres de plus en plus frénétiques. Des automates mécaniques, huilés. Puis nous fûmes plongés dans le noir. Julia commençait à me caresser. Le bruit devint alors assourdissant. Mon regard fut happé par quelque chose venant du dessus : une grande plaque de métal se mit à descendre du plafond, comme la toile d’un décor sur la scène d’un théâtre. Cette lame argentée fut suivit par d’autres. Je fus obligé de me dégager de Julia. Les danseurs se retrouvaient compartimentés, encerclés par ces pans métalliques qui bientôt constituaient le modelé d’un labyrinthe. Sur les murs je voyais les silhouettes s’allonger, se contracter puis se distendre de nouveau. Un grand fracas nous surprit tous. Une pluie de minuscules billes mauves, échappées de la voute, ruissela sur nos corps.
Ce n’était pas désagréable. L’impression était tiède et enveloppante. Je souriais. Une femme que je ne connaissais pas s’approcha en souriant également. Elle avait un creux béant teinté de vert à la place du nez. Les mêmes tâches de couleur se retrouvaient sur son crâne. Un homme avait le torse luisant de bleu. Des couples avaient les fesses orange. Des danseurs étaient des squelettes. Ces hologrammes dernière génération tressautaient frénétiquement sur le sol. Je pivotai : tout le monde présentait un aspect kaléidoscopique. J’eus alors la présence d’esprit de me regarder dans un miroir : je ne vis que des yeux. Mes yeux. Ereinté, je partis à la recherche de Julia. Je croisais Julien, hilare, en homme biseauté. Les bouteilles étaient renversées. Une poudre violette flottait dans l’air. Je ne vis pas Valeri. Sur une balustrade, enfin j’aperçus Julia. Soulagé, je m’approchai, puis reculai : elle seule avait son apparence habituelle.
« -J’ai bien fait de ne pas absorber son élixir miracle, non ? ».
Je montai les escaliers. Des hommes en noir étaient agglutinés sur un palier, en train de chanter de longues psalmodies. Les voûtes ne résonnaient que d’une seule note, trainante et basse. Leurs bouches étaient à peine ouvertes. Je ne vis pas leurs regards. Je continuai de remonter en croisant des silhouettes tapies, tels des fauves alanguis sur des marches. Je me retournai et regarda pour la dernière fois la salle immense, agitée d’ombres dansantes aux reflets variés et aux formes hachées, comme si un génie sorti de sa bouteille était venu ciseler mes frères humains avec un instrument sorti des ténèbres. Valeri était légèrement en retrait, le regard fixe, tourné en hauteur. On pouvait voir, couvrant sa chevelure, un casque identique à celui que portait un prince guerrier sous le soleil de Troie. Il s’illuminait à intervalles réguliers d’éclairs fluorescents. Son bras droit scandait quelque chose dans l’air. Je sortais. Enfin à l’air libre. Au-dessus de moi la nuit semée d’étoiles, le filament d’un nuage, les feuilles de platane inertes sur des branches lourdes, et la forme obscure d’oiseaux aux ailes dépliées.
L’air libre. Les nuages cotonneux. L’espace. La fraicheur. L’envie de courir. D’aller vite.
Pour un temps certain.
Rentré chez moi, j’ouvris une bouteille, sortis deux verres. Julia vint me rejoindre au milieu de la nuit. Elle me regarda longtemps. J’allais surfer sur le net. Dans mon dos je sentais sa présence.
Le lendemain, elle m’aida. Elle m’accompagna. Dans le couloir blanc je me retournai pour lui faire des gestes répétés. Elle me scruta fixement. On me donna un numéro. Je dormis. Mécaniquement je pris mes nouveaux quartiers.
En plein froid et sous une lumière blanche.
Je me trouvai en Finlande.
Je garde le souvenir d’un séjour calme et laborieux. Dans ma chambre d’hôtel, je me levai tous les jours à 6h 30 et me couchai à 23 h. Je travaillai à mon livre le matin, de 8h à 12h, puis en fin d’après-midi, de 17h à 19 h. Après le déjeuner je faisais la sieste. Je lisais aussi. Je mangeai au restaurant de l’hôtel le midi. Le soir, j’allais parfois à une brasserie juste à côté. Je ne connaissais personne, et pour cette raison j’avais choisi cette destination. La monotonie était la caractéristique principale de cette existence, j’approchais le bonheur croyais-je un temps. J’étais descendu dans un établissement confortable sans ostentation. La chambre était de bonne dimension, le lit était agréable. La température était bien réglée, je n’eus pas à souffrir du froid. Le personnel était professionnel, personne ne me posait de questions. La nourriture était correcte, un peu répétitive. Je travaillais bien. Au bout de deux semaines, je me décidai à sortir un peu dans Helsinki. De nombreux immeubles étaient modernes. Presque toutes les grandes villes sont modernes quand on les compare à Paris. J’allais faire une promenade sur le port. Il y avait encore trop de monde pour moi. Je me renseignai à l’hôtel et partis le lendemain pour une maison de location dans une région reculée, à la campagne. Les magasins étaient à proximité, tout était très pratique. Je finissais mon livre sur Max Linder, qui s’était donné la mort à l’hôtel Baltimore, près des Champs-Elysées, et avait obligé de manière atroce sa jeune épouse à faire de même. Tous les deux laissaient seule leur petite fille âgée de quelques mois. Je voulais imaginer une autre fin, inventer une parade, une issue différente, quelque chose, une blague, mais rien à faire : la réalité historique s’imposait, je devais m’incliner. Je faisais une courte promenade avant le diner. Je rencontrai quelques personnes souriantes. De la fenêtre de la pièce principale, assis à mon bureau, je voyais de grandes constructions austères, autour desquels une brève agitation se produisait le matin et le soir. Une dizaine d’employés, pas plus, arrivait et repartait à heures fixes. Je m’étonnais qu’un aussi petit nombre de personnes soit suffisant, compte tenu de la dimension des bâtiments. J’appris peu après qu’ils abritaient des capacités phénoménales d’informatique. Tous les géants d’Internet avaient installé là leurs serveurs. Ces immenses hangars modernes abritaient des milliers d’ordinateurs surpuissants. Des taxes réduites sur l’électricité, des avantages fiscaux, la fraîcheur du pays, une localisation géographique idéale entre l’Europe et l’Asie expliquaient la présence de ces « fermes numériques ». J’étais seul dans ma petite maison, à quelques mètres de milliards de données. J’appelai régulièrement Julia et Skype nous apaisa. Un soir, je la vis sur écran avec l’ombre d’une moustache à la Max, un discret sourire, l’œil en coin et le chapeau melon imparable. Je décidai de rentrer.
Les rues de Paris étaient traversées par le mouvement habituel de gens fatigués et de touristes nonchalants. La nouvelle municipalité allait bientôt instaurer un péage à l’entrée de la ville. Julia avait décroché le tableau-écran du mur de l’entrée. Mon livre était achevé. Je repensais à mon ami Max. De quoi avait-il eu peur ? Pourquoi avait –il été aussi malheureux ? Etait-il vraiment ivre de jalousie à l’égard de son épouse ? Ou bien était-il angoissé par l’arrivée du cinéma parlant ? S’était-il dit qu’il n’arriverait jamais à exprimer son talent dans l’art des dialogues ? Qu’avait-il encore à me dire ? Je sirotais mon whisky, affalé dans mon canapé, devant la télévision.
Mon portable résonna. C’était Valeri. Elle prit de mes nouvelles avec sollicitude. Elle travaillait beaucoup en vue d’une nouvelle exposition, associant des artistes de différents pays. Elle retournerait en Italie après car la lumière du sud lui manquait. Elle nous ferait signe pour le vernissage. Je n’osais rien dire. Julia et moi hésitions. J’eus beau réfléchir, je ne savais pas quoi faire. Et puis lorsque nous reçûmes par texto l’invitation, l’évidence nous guida : nous savions elle et moi que nous allions nous y rendre. J’eus un coup au cœur en découvrant le lieu : l’hôtel Baltimore. Sur les traces du suicide de Max.
C’était une belle soirée de printemps, douce et venteuse. Le ciel était lavé des nuages gris coutumiers. Comme le berceau d’un innocent. Les toiles étaient exposées sur le toit de l’hôtel. Nous prîmes l’ascenseur. Julia était très gaie et confiante, je me souviens de son sourire dans la montée. La porte s’ouvrit et, sur la terrasse, je vis des chevalets, dressés comme des ombres souhaitant la bienvenue. Les créations picturales étaient baignées d’une lumière oblique terne et grise. Il n’y avait personne. Je me retournai : Julia n’était plus là. J’étais dans un décor fantômatique et ténébreux. En noir et blanc. J’avançai. Oui j’avançai malgré tout et finis par gagner de l’autre côté une porte, que j’ouvris. Il y avait un long couloir. Je le traversai avec anxiété. Je marchai péniblement. Le mur était blanc. L’éclairage venait du plafond. Le couloir devint galerie et bientôt s’élargit pour s’ouvrir sur deux passages : je ne savais pas où aller. Je m’orientai vers l’un des côtés. Puis je choisis de rebrousser chemin. Je pris ainsi l’autre option et ouvris une nouvelle porte.
C’est à ce moment que j’arrivai en surplomb d’une nouvelle terrasse : je me penchai et vis en contrebas, dans une cour intérieure, un groupe d’hommes et de femmes qui s’exclamèrent à ma vue. Je me penchai encore : je vis sans crainte du vertige les yeux de Julia et de Valeri riants et confiants. Les gens sautaient sur place au son d’une musique surgissant de nulle part, les bras levés vers moi. Je reconnus la chanson « Rivers of Babylon ». La fameuse chanson du groupe Boney M, issue d’un psaume de l’Ancien Testament, résonnait en ce lieu avec puissance :
« -Sur les bords des fleuves de Babylone, nous étions assis et nous pleurions, en nous souvenant de Sion.
– Aux saules de la contrée nous avions suspendu nos harpes.
– Là, nos vainqueurs nous demandaient des chants, et nos oppresseurs de la joie : chantez-nous quelques-uns des cantiques de Sion !
-Comment chanterions-nous les cantiques de l’Éternel sur une terre étrangère ? ».
Les poings dressés formaient des cercles, les mains étaient des repères, les doigts étaient signes. Mes frères et mes sœurs étaient là, mosaïque de points lumineux. Ils brandirent chacun au-dessus de leur tête un écran cubique qui présentait une partie d’un dessin plus grand, les englobant tous. Je m’inclinai pour regarder mais je n’avais plus peur.

Je vis à ma hauteur, en face de moi, dans la pénombre d’un porche, la silhouette d’un homme élégant, portant beau, faisant un clin d’œil dans ma direction. Il caressait sa moustache bien coupée, mit ses gants beurrés de frais, se couvrit d’un haut-de forme luisant. Bon sang…Il se mit à courir, tout en me dévisageant avec un franc sourire. Max ! C’était bien lui, qui cavalait, là, devant moi. Puis, sans hésiter, il franchit allégrement le parapet le séparant du vide, au-dessus de la terrasse. Il se dressa.
Il sauta.
Alors je me mis à courir.
Je me ruai en avant.
Je sautai.
Un grand et long silence dans le noir, interminable et implacable.
Un silence puissant, impossible à redresser.
Un sentiment de flocon poudré sur un nuage d’orage éteint.
Un écho. L’écho d’un prénom….Charles, oui c’est moi.
Charles, c’est bien moi.
Je flotte. Je flâne. Je suis dans un paysage serein, calme, nu. Quelques brins d’herbe, des tiges plutôt. Une matière profonde, ocre, terre de Sienne. De fins granulés. Cela ressemble à un désert. C’est enveloppant.
S’approchent des personnages, en forme de draps cousus, croisés de teintes douces. L’un d’entre eux ne peut s’empêcher de regarder le ciel, chargé. Les nuages, les fabuleux nuages sont très hauts et on s’étonne même qu’ils puissent y en avoir. On ne peut voir au-delà.
Je suis droit maintenant, je continue à avancer, je suis bien, je n’hésite plus. De temps en temps, ma main glisse sur la surface vernie d’un cadre noir, elle en fait le tour régulièrement.
Je suis rectangle, fixe, rectiligne et plat à la fois, je ne me suis jamais senti aussi bien. Je sais que Julia doit me laisser ainsi. Elle doit me laisser ainsi. Rester connecté. Me maintenir relié.
Devant moi il y a comme un film transparent que je caresse à peine. C’est une matière étrange, rugueuse et pastel. Quand je la touche elle vibre un peu. Ou plutôt, elle résonne. J’écarte les mains, et de l’autre côté, je vois des yeux qui étirent leurs ombres. Ils passent, disparaissent parfois reviennent. Je ne sais pas si ce sont toujours les mêmes.
Je suis bien, je flotte dans un bleu léger.
L’important est d’être connecté. Etre ainsi.
Ne pas briser l’énergie. Ne pas risquer une interruption. Je dois continuer.
Est-ce vraiment Julia ? Je peux rester ainsi, je veux rester ainsi le plus longtemps possible ! Le cadre noir brille. De petits débris soufflent sur moi. Mais est-ce bien elle ?
Je perçois le maniement d’une touche, un peu plus loin. L’effleurement d’un contact, un clic.
Oh !
Mon Dieu.
Mon Dieu…

Juillet 2018