Pendant ce temps

« Il y a plus de choses au ciel et sur la terre, Horatio, que dans toute votre philosophie ». Shakespeare, Hamlet, acte I, scène 5.

Lorsque je partis du bureau, personne ne fit attention à moi. Lorsque je revins, personne ne m’attendait. Entretemps, j’avais déjeuné avec l’une des plus belles artistes peintres de Paris.
Nathalie. Nathalie Bibas.
Nous nous étions rencontrés quelques mois auparavant pour l’embellissement d’une longue galerie dans un hôpital. J’étais alors directeur de l’établissement. Nathalie était apparue alors, tout le long de cette fresque joyeuse. Concentrée et volontaire.
Plus tard, vint l’idée de nous revoir pour parler d’un autre projet, dans un cadre détendu. Nous nous donnâmes rendez-vous carrefour de l’Odéon, « au pied de la statue de Monsieur Danton » comme le formula Nathalie, ce qui était rigoureusement exact.
J’étais désormais affecté dans une très grosse structure, directeur adjoint parmi d’autres. Il faisait beau en ce jour d’automne. J’avais de la chance, cette saison ressemble à Nathalie : après la touffeur de l’été et ses ciels blancs, l’automne infiltre un air plus libre, en volutes plus subtiles. Parti en avance, je décidai de marcher et me mis à traverser le Jardin du Luxembourg. C’était parfait. Il y a toujours un peu d’animation et de mystère dans cette vaste étendue de feuillage piquetée de statues et de plates-bandes colorées. Ce grand Jardin mêle espaces ouverts et parties plus discrètes, alterne zones de fraîcheur et recoins ombreux. En hiver, il ressemble au décor d’un film d’Antonioni. Nous étions un mercredi, et des enfants, nombreux, se faufilaient à travers les allées. Les chiens étaient aussi de sortie à cette heure. Divers conciliabules s’improvisaient au gré des arbustes qui prenaient des teintes fauves. Des feuilles couleur de vieux cuir tapissaient le sol. A l’automne, les grands parcs urbains ont des allures de petites forêts. Les branches des arbres nous font presque oublier la ville.
Je pensais alors à la peinture de Nathalie. La plupart du temps, des représentations d’extérieur : un besoin d’espace et de mouvements, un allant véritable. Les scènes peuvent sembler simples, elles sont en réalité composées avec soin et minutie, avec un grand art dans la distribution de l’espace. La perspective est toujours travaillée, avec une profondeur de champ étudiée, pour le plaisir de l’œil.
Souvent les personnages sont empreints de gaieté. Il y a aussi une retenue, une douce mélancolie. Il n’y a pas d’effets de mode, pas de facilité, pas de démagogie dans ce qui est proposé à voir. De très nombreux détails sont à découvrir. Son art est truffé de détails qui ne sont pas des hasards. J’avais dit une fois qu’avec elle, c’est la forêt qui cache l’arbre : il faut savoir partir à la recherche du petit élément qui donne sens ou enrichit l’ornement.
Du reste, les arbres sont fréquents dans sa peinture. Un arbre, comme synonyme de vie : on peut se cacher derrière comme on peut parfois s’exposer aux regards, en s’élevant et s’asseyant sur une branche par exemple.
Surtout, la maitrise du trompe-l’œil est impressionnante : conjugaison d’un jeu malicieux et d’une connaissance des mécanismes du cerveau pour entretenir une illusion d’optique, il peut être imposant. Avec Nathalie, il est dispensé avec équilibre.
En définitive, ses peintures sont exigeantes. Mais, là où il y a des difficultés, il y a de l’espoir.
Passant à côté du théâtre de marionnettes, et voyant des gamins en pleine effervescence, me revint soudainement en mémoire un personnage de dessin animé oublié, Loopy Deloop, un loup des forêts nord-américaines traversant les années soixante avec bonhomie : incroyable optimiste, cet animal voulait faire le bien autour de lui. Portant bonnet et écharpe, doté d’un accent québécois, ce brave loup se proposait de répandre bonté et générosité, avec des fortunes diverses il faut bien le dire. Après ses revers et ses faibles scores d’audience, il est depuis très isolé médiatiquement. Je me proposai de travailler à sa réhabilitation.
Un peu plus loin, je fis un léger détour pour une étonnante statue qui pendant des années m’avait échappé, celle du marchand de masques. Elle est pourtant bien placée, et, une fois qu’on a pu enfin l’admirer il est difficile de l’oublier. Elle avait été le point de départ de l’une de mes nouvelles. Je pris le temps de refaire le tour : un vendeur de masques d’hommes illustres disposés avec grâce à ses pieds. Le plus curieux était le décalage entre les figures graves et solennelles de ces personnages (Victor Hugo, Balzac, …) et l’absence d’habit du marchand.
Je repris mon chemin, longeai le Palais sénatorial et sortis du Jardin comme de ma rêverie. Bientôt, je fus au lieu du rendez-vous, à la sortie du métro Odéon. Il y a toujours du monde à cet endroit. Le visage de Danton domine. Quand on est en avance, on peut observer les gens. Moi je préfère regarder en l’air, fixer le toit des immeubles et contempler la disposition des volets et des rideaux, ou bien me concentrer sur le sol, le bitume et les pavés, pour voir ce qui se faufile en douce. Je pris la seconde option. A travers le brouhaha de la circulation, le bruit d’une portière claqua lourdement. Un chat fit son apparition devant moi. Venait-il de sortir de la voiture qui repartait à cet instant ? L’animal monta sur le trottoir avec lenteur et calme, ce qui ne laissait pas de m’intriguer : voir un chat se promenant seul dans ce quartier était extrêmement rare. Je me dis que ce félin était envoyé en émissaire, comme un messager aimable. La poésie annonçait l’arrivée de Nathalie. Le chat me regarda, tranquille comme si tout cela était fort naturel. Et du reste, pourquoi pas.
Une joyeuse bande d’étudiants passa, jetant en l’air des rubans de couleurs et des confettis.
J’étais vraiment en avance. J’avais le temps de réfléchir à l’endroit dans lequel nous irions déjeuner. J’hésitai entre quatre possibilités.
La première était un restaurant de poissons : j’imaginais mal Nathalie carnivore. Elle est trop douce pour cela. Manger de la viande, cette matière dure et souvent sèche, cela ne lui ressemble pas. De plus, le restaurant auquel je pensais a la particularité de posséder des fresques, de Jacques Bérard. Cela pouvait l’intéresser. Mais je finis par m’interroger : être au pied de ces décorations risquait aussi de l’agacer, soit parce que cet artiste n’était pas sa tasse de thé, soit parce qu’elle pouvait avoir l’impression d’être réduite à son travail, cantonnée à un registre particulier, l’art mural, alors que j’avais bien perçu son ouverture d’esprit.
La deuxième option était un restaurant italien : cela devrait lui plaire pensais-je ! C’est une femme lumineuse, du soleil et des ombres bienfaisantes qui lui sont liées. Le sud lui va bien. La chaleur, le bois des oliviers, la couleur ocre du repos, le spectacle de la mer, une promenade pieds nus sur le sable et la roche brune. La grande peinture italienne aussi bien évidemment. Oui mais…le restaurant auquel je pensais était un peu bruyant, on ne sait pourquoi à Paris tout le monde surjoue, y compris la touche sympathique, avec des tables un peu trop serrées. Nathalie m’avait déjà dit que la foule était sa hantise, ce que je comprenais parfaitement, moi-même étant légèrement agoraphobe. Elle est riche de sa liberté et de sa singularité. Etre collés à des voisins de table tonitruants risquait de tout gâcher.
Alors je réfléchis à la troisième possibilité : un restaurant traditionnel, de bonne facture, à la cuisine bourgeoise réconfortante. Un cadre enveloppant et rassurant, cela pouvait convenir à Nathalie, peut-être même en avait-elle besoin sans l’exprimer ouvertement. Un style, une rigueur aussi, une précision dans l’exécution. Une finesse dans l’association des saveurs. Cela lui ressemblait. Mais je redoutais la pesanteur des traditions du service, le rituel du menu imposé, le superflu des accompagnements, si éloignés des aspirations de mon amie. De la finesse oui, de la finauderie non. Je l’imaginais plutôt tournée vers une cuisine naturelle, sans fioritures, délaissée des pesanteurs.
Enfin, le quatrième scénario : une brasserie enlevée, vivace, drôle et enjouée. C’était peut-être là que nous serions le plus à l’aise. Là où son esprit délié pouvait se conjuguer avec une carte variée, moderne, jeune, dynamique. Dans un décor chaleureux et tamisé à la fois, proche du mouvement de l’avenue et protégé des fracas de la circulation humaine. Alors je l’imaginais regarder avec un sourire son assiette tout en réfléchissant. Mais il y avait un problème : la plupart du temps, ce genre d’établissement se croit obligé de répandre une musique tonique souvent tonitruante. Or voir Nathalie c’est aussi l’entendre. Une très jolie voix apaisante et faussement timide, comme je l’avais déjà remarqué. Modeste peut-être, mais pas en retrait. J’avais envie de l’écouter. Il me fallait un cadre enveloppant.
J’en étais là, et commençais sérieusement à imaginer le cinquième scénario d’un repli vers un restaurant japonais, esthétisant et cérébral, lorsque Nathalie apparut à mes côtés sans que je sache par où elle était arrivée. S’était-elle approchée face à moi ou latéralement ou dans mon dos, je n’en savais rien. Elle était désormais là.
Je revis alors le chat de l’autre côté de la rue, face au carrefour. Il était tacheté de pétales de couleurs jetées par les étudiants quelques minutes plus tôt, et ressemblait à une matrice d’arlequin. Il inclina la tête, nous fixa, puis reprit son pas d’un air détaché, la queue en panache, le long d’un poteau.
Nous le suivîmes. Il finirait bien par s’arrêter devant un restaurant.
Je ne savais pas quel visage je devais adopter mais déjà Nathalie souriait.
Plus tard, j’oubliais totalement de parler de Loopy De Loop.

Octobre 2018