Le 30 avril 1914, vers 18h30, Paul Deseyne, attablé au milieu d’une grande terrasse parisienne, sourit faiblement lorsqu’il apprit qu’en russe la même expression signifiait à la fois planter des fleurs et mettre en prison. Il replia son journal après avoir fini son apéritif anisé, et se dit que malgré l’étrangeté du monde, la fin de l’après-midi était bel et bien un bon moment. Il s’était arrêté là, dans ce joli café près de la mairie d’arrondissement, après avoir pris une décision, et avant de l’annoncer à son épouse. Lassé par son existence de chef de bureau dans un ministère imposant mais fort gris, il avait estimé qu’avec l’héritage de son père, il pouvait désormais conquérir une vie plus colorée. Sa famille ayant gagné une certaine somme de manière inattendue, après avoir fondé la première école de greffeurs de vignes à Montélimar trente ans plus tôt, il pouvait se lancer dans une affaire qui lui tenait vraiment à cœur. Il feuilleta son petit carnet mauve dans lequel il avait inscrit ses comptes : pas de doutes, il disposait bien d’un petit pactole. Il regarda autour de lui en caressant le pommeau bleuté de sa canne fétiche : Paris est une ville superbe, pierres de couleur parme, or de jolies dames et vert de velours, qu’y avait-il de mieux ? Paul avait ainsi pris la décision de quitter l’administration pour ouvrir une librairie, une librairie chic dans un quartier vivant et central, une librairie dénommée « Librairie du Pertuis ». Un lieu de vies et d’échanges. Lise sera ravie. Quoi demander de plus ?
Oui, ce jeudi 30 avril 1914, que pouvait-on espérer de mieux ? Il se leva vers 18h45 ragaillardi.
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En ce mois d’avril 2014, en cette fin de week-end, Hadrien Deseyne est en train d’achever son footing, seul, au coeur du profond et tranquille seizième arrondissement.
Il court ainsi chaque semaine à travers les avenues délaissées, sur le béton pâle au pied d’immeubles solennels. Cela fait longtemps qu’il a découvert le charme discret de ces foulées sur les pavés gris-perle le long de bâtiments qui ressemblent à des monuments. Les petites rues sont presque désertes. Le fait de ne croiser quasiment personne confère à ces courses à pied une dimension particulière. Où sont les habitants ? Malgré la fatigue du monde, Hadrien vit ces moments comme un théâtre, un acte de pure poésie urbaine. Parfois il croise un vieux monsieur avec un grand bouquet de fleurs à la main, ou bien une adolescente furtive, et un peu plus loin une silhouette s’approchant d’un portique. Il ne cesse de courir, encore et encore autour des hôtels particuliers, des places et des coursives. Demain il ira comme chaque semaine et comme chaque jour que compte cette semaine à la Librairie du Pertuis, agencer, œuvrer et opérer comme patron, comptable et vendeur.
Il achève sa course en traversant une belle place un peu trop animée à ses yeux. Assise avec un « monaco » dans son verre, ses lunettes de soleil posées à côté, une jeune femme blonde sourit en le regardant passer.
Quelques jours plus tard, Hadrien est en train de se demander si une rénovation de la façade de la Librairie du Pertuis s’impose tout de suite ou peut encore attendre un peu. Il a repris le magasin à la mort prématurée de son père il y a une vingtaine d’années. Il est le troisième de la famille à s’occuper de cette affaire après Paul, son arrière-grand père. Hadrien est épris de cette librairie. Elle est davantage qu’un héritage, elle est raison d’être et substance. Située dans une petite rue serpentine entre la Place Saint-Sulpice et le Jardin du Luxembourg, elle occupe un créneau très singulier. On n’y trouve nullement les livres du tout-venant. En réalité, c’est une librairie qui s’occupe d’ouvrages consacrés très précisément aux librairies elles-mêmes: elle regroupe des livres qui recensent des listes de librairies, par thèmes ou spécialités. Par exemple, les experts ou amateurs pointus viennent ici pour connaître les magasins spécialisés dans les ouvrages consacrés au droit romain, au cinéma soviétique de l’entre-deux guerres ou à la géographie des pays d’Amérique latine. Non pas les livres eux-mêmes mais la maison qui les abrite. Inutile de dire que la Librairie du Pertuis a rencontré de plein fouet la concurrence des moteurs de recherche d’Internet. Heureusement les partisans jusqu’au-boutistes du papier offrent encore un public, mais pour combien de temps ? Pour tenir, Hadrien a eu l’idée de composer deux petites salles supplémentaires. L’une propose une série d’objets dédiés à la décoration des bibliothèques (il y a là de superbes collections de trompe-l’œil et d’ouvrages qui ne sont que des tranches de livres reliées entre elles pour faire bloc, sans contenu à l’intérieur) et l’autre regroupe des reproductions, de bibliothèques bien entendu, sous de multiples formes (gravures, esquisses, tableaux, ainsi que de somptueuses photographies).
Hadrien est seul derrière son comptoir lorsqu’une jeune femme blonde entre dans le magasin. Avant de lui adresser la parole, elle enlève ses lunettes de soleil.
Elle est gracieuse et Hadrien se dit qu’elle a le charme d’une tulipe au vent. Ses yeux sont clairs et résolus. « Bonjour, j’ai besoin de vos services. Je suis à la recherche d’une librairie. Plus exactement du souvenir d’une librairie. Celle qu’une fois j’ai vue enfant lorsque mon père m’y emmena ». Hadrien la fixe tout en se contractant légèrement. « Là où j’ai lu une fois un livre pour enfants, Monsieur le Vent et Madame la Pluie ». Hadrien a un mouvement de tête : oui bien sûr, quel livre ! Mais sous quel format ? Elle lui précise que c’était l’ouvrage illustré qu’elle avait vu. A l’occasion d’une journée magnifique, pas très loin de Paris, alors qu’elle était enfant, et que la vie était belle, songe Hadrien.
Il s’engage à procéder à des recherches, pour trouver cette fameuse librairie qui pouvait offrir à proximité de Paris un rayonnage contenant ce petit trésor, ce livre imprimé après la guerre, illustrant l’histoire de Monsieur le Vent et de Madame la Pluie, de Paul de Musset, avec des dessins si grands que l’on tenait l’ouvrage les bras tendus, bien à l’horizontal.
« Je vous remercie chaleureusement. Je m’appelle Hélène Ventadour. Voici mon numéro. Mon souvenir date d’il y a environ vingt ans. Je crois que c’était dans un petit village. C’est l’un des rares bons moments passés avec mon père, mort il y a peu. A l’hôpital, avant sa disparition, nous en avons parlé tous les deux, de ce samedi-là vers 1994, de cette petite librairie, avec ce livre qu’il m’a offert et que j’ai dévoré sur place, le soleil qu’il y avait, la lumière dans les arbres. Mes parents ont divorcé ensuite et ma mère a retenu avec elle le livre.
– Nous y arriverons, nous retrouverons cette librairie, dit Hadrien.
– Merci. »
Elle s’apprête à sortir, puis lui dit :
« Viendriez-vous faire du jogging avec moi ?
-Oui…Je vais… en parler à mon frère ».
Elle sourit. Lui, va vers le fond de sa librairie et se met à regarder une étagère en hochant la tête.
Hadrien et Hélène courent le long d’une grande avenue parisienne. En cette fin d’après-midi, il y a de moins en moins de monde devant le Palais Galiéra. Paul a pensé que ce parcours convenait mieux que les chemins un peu obscurs des petites rues plus à l’ouest. Il a travaillé et pense avoir trouvé où se trouvait la librairie qui avait fait rêver Hélène alors qu’elle était encore petite fille. Il jette un œil sur le côté : dans le reflet d’une vitrine, il a la silhouette un peu tassée alors qu’elle, est nettement plus souple. De surcroît, en courant, elle se tient très droite dans sa tenue mandarine.
Ils prennent une consommation pour mettre au point leur petite expédition. Hugo, le frère d’Hadrien est là. Hugo et Hadrien sont indissociables. Pourtant, Hugo n’a jamais été littéraire. C’est le scientifique de la famille. Ingénieur de formation, il n’a jamais voulu exercer en collectivité. Il tient une officine au nom peu accrocheur, « Fluidaray Com », dont les objectifs sont assez abscons aux yeux de son frère : il dit qu’il est au croisement des technologies du numérique et du développement personnel. Il travaille en solo pour des centres spécialisés. On n’en sait pas plus. Il a un aspect très soigné, même le dimanche. Fine cravate et chemise de belle couleur. Il est avenant et a un beau regard doux. Sa « boutique » comme il dit est dans le quinzième arrondissement. Hadrien le consulte souvent. Les deux frères ont toujours été sur la même longueur d’onde, celle qui leur permet d’accéder à leurs pensées réciproques. Hugo est un peu plus âgé qu’Hadrien. Ils ont tous les deux les yeux clairs, ils commencent à perdre leurs cheveux, ont parfois des passions différentes et ont fortement besoin l’un de l’autre.
« Hé bien Hélène, je pense que votre librairie peut se trouver dans un village de Seine et Marne, à Chaumontier. Il y a vingt ans, il y avait une petite librairie familiale, je vous propose de nous y rendre prochainement.
-Hé bien Hadrien, la semaine prochaine ! ».
Sur le trajet, alors qu’Hadrien tient le volant, elle lui parle un peu de sa vie. Elle est danseuse. Oh, pas dans une troupe célèbre, ni même aventureuse. Elle fait partie d’un groupe de six danseurs, qui interviennent dans des établissements de santé, essentiellement auprès de patients âgés. Elle parle avec entrain et conviction, les effets des spectacles de danse, le plus souvent dans les couloirs ou les chambres des patients, sont étonnants. Les sourires qui reviennent, les visages qui s’éclairent devant les danseurs. Oui, cela a l’air assez désarmant, et Hugo en est même un peu ému. Ils arrivent en fin de matinée à Chaumontier.
Il se gare près de l’église, sur la place centrale. Une plaque rappelle que les taxis de la Marne y ont été ici rassemblés un soir. Ce samedi, le temps est presque frais et parfaitement lumineux. Quelques pigeons traversent le ciel bleu. Les marronniers sont là. Hadrien et Hélène empruntent une rue pour se retrouver devant une façade pastel, propre, d’où sort une légère musique. Hadrien regarde en hauteur mais il n’y a nulle librairie. C’est un restaurant.
Il avance et demande à quelqu’un si une « librairie » existait bien ici. « Oui, avant ! Elle a fermé il y a longtemps, en 1981, je m’en souviens parce que c’était en juste après la victoire de Mitterrand » dit une femme.
Hélène s’en amuse et moque gentiment Hadrien sur la fiabilité de ses sources. Cela ne peut pas être là. « D’accord, dit Hadrien, et pour me faire pardonner, et compte tenu de l’heure, je vous invite à déjeuner dans cet endroit et qui n’était pas la librairie de vos rêves ». Elle accepte en riant, en lui rétorquant qu’elle espère que le repas offrira un souvenir à la hauteur, un souvenir enchanteur.
Et c’est ce qui se passe. Il y a alors ce moment qui se déroule parfois : un repas merveilleux parce qu’il est bon et beau. Le chef vient de quitter un établissement de la capitale, il a à cœur de déployer son talent. La carte est vive, chaque plat va avec n’importe quelle autre proposition suivante. Le service opère à la fois avec gaieté et retenue. Hadrien et Hélène choisissent la même chose, ravis de leur combinaison. En entrée, un carpaccio de daurade avec fine coriandre et pétales de fleurs mauves et or. Ça alors, s’exclame Hadrien, désormais pour voir de belles fleurs, il faut se rendre dans un restaurant ! Suit un ris de veau doré au jus parfait et morilles bien dressées dans l’assiette. Un sorbet cassis avec un biscuit cannelle conclut le repas, accompagné tout le long d’un vin blanc à la fois minéral et rond. Etonnant, dit Hélène ! Le mariage d’un abat et d’un vin blanc, il y a donc des rencontres inattendues, pleines d’allégresse ! Ils rient, et en sortant, ils remarquent tous les deux le soleil traversant les feuilles des arbres et qui dessine une ombre sur la voiture.
Ce soir-là, Hadrien raccompagne Hélène devant son immeuble puis regagne la pénombre de sa librairie. Il va au fond et fixe cette fois un trompe-l’œil qu’il affectionne.
Hadrien n’est donc pas homme à rester sur un échec, et se mobilise pour dénicher la fameuse librairie. Il sollicite son frère, qui cette fois les accompagne dans un nouveau périple. Ils se retrouvent tous les trois devant La Librairie du Pertuis. Avant de partir, Hélène furette à l’intérieur. Elle déniche des vieux cahiers et trouve particulièrement séduisant un petit carnet mauve. « Regardez, dit-elle, ces colonnes de chiffres à l’intérieur ! On dirait des escouades qui se forment, une troupe de petits bonshommes biens disciplinés aux armatures solides… ». Et cette vieille canne ! Elle la fascine, puis leur révèle sa passion pour ce type d’objets. Elle en fait collection. Hugo et Hadrien se regardent. « Prenez cette canne Hélène, nous vous l’offrons bien volontiers. C’est vrai qu’elle est jolie. Elle n’a plus de pommeau, Dieu sait où il est passé, mais elle peut faire un bel objet de décoration. »
Durant le trajet, Hélène leur explique les raisons qui la poussent à vouloir retrouver le lieu de sa lecture d’antan. Elle avait passé un si doux et bon moment avec son père, avec ce fameux livre aux grands dessins envoûtants ! Elle avait eu entre les mains l’édition de 1948, illustrée par Paul Duchez : ce bouquin était un spectacle à lui tout seul. Elle leur raconte l’histoire. Monsieur le Vent et Madame la Pluie, deux éléments naturels personnifiés pour l’occasion, s’infiltrent à tour de rôle dans la pauvre maison d’un meunier malheureux mais au sens de l’accueil toujours intact. Pour le remercier, Monsieur et Madame viennent en aide au meunier. Mais les cadeaux qu’ils lui font provoquent la jalousie du voisin, qui n’a de cesse de le pourchasser ! Finalement, après moult péripéties, c’est essentiellement grâce à un enfant, le petit Pierrot, et par le pouvoir des livres, que tout se dénoue et que tout le monde se rabiboche. Le plus extraordinaire dans cette histoire, outre les apparitions ébouriffantes du Vent et de la Pluie, incarnés magistralement par des personnages hauts en couleurs, c’est la figuration des cadeaux offerts, en particulier l’apparition de véritables petits génies, gentils, loufoques et serviables, sortant de petits tonneaux magiques. Quelle magie s’exclame Hélène ! Quel charme ! J’ai lu cette histoire dans une belle librairie de Seine et Marne, spécialisée dans les albums pour enfants. Mon père était si gentil… Je suis certain que nous allons tout retrouver, dit Hadrien. Hugo, lui, regarde régulièrement le cadran de son GPS dernier cri.
Ils arrivent dans l’après-midi à Malardou, petit village fixé entre la Marne et l’Ourcq. En ce début du vingt et unième siècle, il ne reste plus beaucoup de commerces dans ce genre d’endroits. Une école primaire surplombe l’unique place dont le centre est occupé par le monument aux morts. Une boulangerie semble murmurer quelque parfum sucré. Un jeune garçon passe, tête baissée sur son smartphone. Et soudain une librairie ! Ils pressent le pas, ravis. L’intérieur est éclatant, d’une curieuse blancheur impeccable. Le patron est jeune, et semble surpris. Ils déchantent rapidement : la librairie est récente, et propose surtout des magazines. S’implanter ici était un pari, l’affaire ne marche pas, elle va bientôt fermer. Avant, il y avait une pharmacie. « J’ai cru que la proximité avec le bord de l’eau allait m’amener du monde explique le marchand, mais il y a seulement un peu d’affluence le week-end, et pour moi ce n’est pas suffisant ».
Hugo aurait presqu’envie de repartir immédiatement, mais Hadrien a une idée : « Pour nous consoler, faisons un tour sur la Marne, regarder l’eau donne toujours l’impression que l’univers regorge de possibles ! ». Hélène réplique : « Mais oui, sauf que ce n’est pas une impression ». Ils se dirigent vers la rivière, en direction d’un ponton. Un bateau attend ses passagers du dimanche. Ils se mettent à courir, le départ est imminent. Ils courent tous les trois et cela les fait rire de galoper en pleine Seine et Marne pour ne pas rater un bateau. En courant, Hélène joue gracieusement avec la canne qu’elle a emportée avec elle. Sur le petit embarcadère en bois, plusieurs familles se pressent gaiement.
La croisière- c’est ainsi qu’est baptisé le petit tour sur le billet- débute. Un homme en tenue fait le tour des passagers en souriant. « Vous allez voir ! Vous avez de la chance ! ». Il incite Hélène, Hugo et Hadrien à pénétrer à l’intérieur de l’embarcation, plus grande qu’ils ne se l’étaient imaginée. Peu de temps après, ils comprennent pourquoi. Tout d’abord, le décor du petit salon dans lequel ils sont assis se met à changer subrepticement. Ils avaient commandé un thé : alors qu’on leur sert, des panneaux de bois glissent le long des cloisons et, alors que le paysage défile à travers les hublots, le mobilier lui-même se transforme sous leurs yeux. D’un intérieur de navire banal, ils sont alors transportés dans un club british délicieux. Puis, tandis que les biscuits arrivent sur des chariots légers, un nouveau glissement métamorphose le décor en salle de réception d’une gentilhommière de campagne. Mais le plus merveilleux arrive : sur les vitres, un jeu d’images de synthèse fait apparaitre des animations ! Un mécanisme ultra-moderne et précis projette à la perfection l’illusion d’un spectacle maritime inattendu. Nos trois amis voient défiler la reconstitution numérique d’un combat naval, suivi d’une chasse à un monstre marin ; enfin, le radeau de la Méduse feint de cogner aux vitraux. La numérisation 3D colle parfaitement aux mouvements du clapotis sur l’eau et aux contours du ciel dans un fondu coloré.
Eberlués, Hadrien, Hélène et Hugo retrouvent la terre ferme ravis, et déjà un peu tristes de devoir reprendre le chemin de la capitale. Hugo est fasciné par ce qu’il vient de voir. Hadrien est aux anges même s’il finit par dire qu’il trouve un peu étrange de conclure le spectacle par des naufragés. Hélène est très en verve sur le chemin du retour. Arrivé chez lui, Hadrien joue à se passer sous le nez des photographies.
Trois semaines plus tard, les trois compères changent de méthode. Hélène a réfléchi, et pense désormais pouvoir se souvenir : elle a demandé à Hadrien si une librairie spécialisée avait pu exister à Coupvray, petit village entre Lagny et Meaux, pas loin d’Esbly. Oui c’est possible, a dit Hadrien, sans trop de certitude sur la nature exacte des rayonnages que la boutique pouvait renfermer. Ils décident d’y aller tous les trois. Et cette fois c’est Hélène qui conduit. Les deux frères d’un commun accord se sont installés sur la banquette arrière.
Ils arrivent dans ce qui est de nouveau un petit village. C’est un samedi cette fois. Hugo soupire faiblement lorsqu’il réalise que la librairie recherchée à Coupvray n’a jamais été qu’un minuscule stand de souvenirs niché au fond d’un petit musée. Tous les trois font face à la maison natale de Louis Braille, reconvertie en galerie dédiée à sa gloire. Ils sourient malgré tout et décident de faire la visite. Surprise, il y a un guide, âgé, asiatique. Surprise encore plus grande, la visite est intéressante, autant par son objet- le personnage de Louis Braille et son invention décisive pour les non-voyants- que par celui qui la conduit : le guide parle tout le temps de lui, en répétant sans cesse qu’il a été auparavant haut fonctionnaire au Cambodge. Il est très urbain, précautionneux, soigneux, mais fume à la moindre fenêtre ouverte. Il finit par laisser tomber un peu de cendre sur un bel établi.
Dehors, devant la maison, il y a ce revêtement sur le sol un peu étrange, que l’on voit parfois, composite, entre un bitume clarifié qui aurait vaguement commencé à fondre et une matière blanchâtre légèrement grumeleuse. Hugo craint un peu pour ses chics souliers. Hélène dit qu’elle a envie de danser. Hadrien se demande surtout comment ce cambodgien a pu atterrir là. « Et surtout, que faisait-il au Cambodge avant, je veux dire, que fabriquait-il réellement ? Ancien haut-fonctionnaire ? Mais à quelle époque ? Dans les années soixante-dix, sous Pol-Pot ? Nous voilà beaux ».
De retour à Paris, ils passent la soirée à la Librairie. Hadrien a proposé un apéritif pour se remonter le moral dit-il. Il sort les bouteilles, et commence à préparer un pastis à l’aide d’un vieux flacon. « J’ai vraiment envie de danser, répète Hélène ». Ils se regardent, puis, sans un mot, les deux frères poussent quelques meubles, les chaises et un petit guéridon, tandis qu’Hélène passe dans la pièce d’à-côté, celle des reproductions. Elle revient au bout de quelques minutes, simplement en collant et tee-shirt, sur le parquet que libèrent encore un peu plus Hugo et Hadrien en se reculant près des fenêtres aux lourds volets de fer à moitié fermés. C’est dans une quasi-pénombre qu’elle amorce ses mouvements. Elle tourne, arrondit les bras, accomplit ses rotations. Sur la pointe des pieds, elle avance, oriente avec maitrise ses bras et ses mains, et s’approche des rayons. Elle s’incline devant les livres, sourit, tourne sur elle-même puis revient. D’un geste gracile elle s’élance comme si elle lançait en l’air un fin cerceau puis caresse une tranche exposée. Elle se penche et pivote lentement. Elle s’approche alors d’Hadrien pour prendre la canne qui lui a été offerte. Elle s’en saisit et la fait passer d’une main à une autre au rythme de ses flexions. Devant les deux hommes, elle brandit haut la canne et la fait virevolter. Elle la frôle de ses doigts et fait tomber du manche quelques débris légers comme si elle exécutait un écaillage délicat. Encore une impulsion pour s’approcher du plus beau meuble, un élément de bibliothèque ancien, noir et massif, et elle touche alors avec l’extrémité du pied une série de recueils dont les premières pages s’ébruitent dans un souffle léger.
« C’est magnifique Hélène, la Librairie n’a jamais vu cela ! s’exclame Hadrien », et il s’approche d’elle les yeux vifs. Hugo met ses mains dans les poches, réfléchit, ressort ses mains puis dit fermement : « Il est temps d’agir ». Hélène aimerait bien boire quelque chose.
Le lendemain, dimanche, ils courent tous les trois dans le jardin du Luxembourg. Bien alignés, ils suivent le tracé des allées, le long des arbres qui les protègent du soleil. Hadrien ne s’est pas rasé. Son frère lui sourit. Il a une idée.
Quelques temps plus tard, Hugo a donné rendez-vous à Hadrien et Hélène chez lui, ce qui est totalement inusité. Cela n’a échappé à personne. Pour l’occasion, Hadrien arrive affublé d’un grand bouquet, ce qui peut paraître curieux mais qui ne l’est pas du tout si l’on sait que les deux frères rêvent d’une maison à la campagne. C’est une manière de se le rappeler, une forme de clin d’œil qui leur est propre. Hélène, elle, a acheté un chapeau. « Vous avez le nez creux, s’exclame Hugo ! Moi aussi j’ai prévu, pour vous, un couvre-chef », et il rit tout seul en s’engouffrant dans la cuisine. En revenant avec un plateau chargé de verres apéritif et d’amuses bouches, il ajoute, l’air profond et malicieux à la fois « Un couvre-chef, oui, pour vous, d’un genre un peu particulier… ».
Ils conversent gaiement puis passent au fond de l’appartement. C’est un ancien immeuble de la fin du 19éme siècle explique Hugo, comme si cette information éclairait d’un jour nouveau ce qu’ils sont en train de faire. Il a appartenu au frère de notre arrière-grand-père, Jacques. Il était coiffeur. Tous les trois empruntent un petit escalier de service assez poussiéreux et se retrouvent au sous-sol. Hugo donne un tour de clé, et ils entrent dans une vaste pièce, très propre mais encombrée d’appareils de toute sorte, de câbles, de consoles et d’écrans. Un vrai laboratoire. Hadrien avait déjà vu cette pièce, mais il y a bien longtemps. Le moins que l’on puisse dire est que son frère a l’air de la fréquenter assidument. Hélène regarde partout. « Ha, vous apportez un peu de couleurs dans ce ramassis d’engins assez obscurs ! » lui dit Hugo. « Venez, installez-vous ici, toi Hadrien tu te mets là, et moi je vais vous expliquer ».
Hélène s’assoit sur une chaise de cuir noir, à proximité d’un grand instrument métallique sur pied. « Je pense que nous ne retrouverons pas la fameuse librairie d’Hélène. Mais cela ne veut pas dire qu’Hélène ne la reverra plus jamais. Hé oui !…Il faut agir, agir pour permettre à notre amie de trouver ce qu’elle cherche, la paix et le réconfort. Elle tient à son souvenir ! Elle doit le faire revivre. Elle doit pouvoir éprouver l’émerveillement de la promesse qu’elle s’est faite. » Un grand silence envahit la pièce. Hugo sourit, et dit que c’est le moment, c’est l’instant.
Avec précaution, il installe un casque autour du visage d’Hélène. Le haut de la tête et ses yeux sont recouverts d’une cuirasse reliée par plusieurs fils à un grand mécanisme tubulaire. Hugo s’installe derrière un ordinateur. « Hélène, concentrez-vous sur votre souvenir d’enfance, avec votre père et cette librairie. Visualisez. Fixez votre esprit sur cette visualisation. Y êtes-vous ? Voyez-vous la scène ? ». Oui ! répond Hélène avec enthousiasme. Hugo opère un réglage, fixe sur son écran une icône, clique.
Clic !
Hadrien a un geste, il ouvre les bras.
Et ça y ‘est ! Hélène sous son casque voit parfaitement son père, la librairie, le livre, Monsieur le vent et Madame la pluie viennent vers elle et l’embrassent presque. « J’y suis ! J’y suis ! » Répète-t-elle. « Je vois mon père, il me prend la main et me caresse les cheveux comme pour les brosser. Il achète le livre et me le donne, il me le donne. Je me lève, je vois parfaitement, je peux circuler. » Elle se met à marcher. Elle rayonne. « Je suis dans un monde virtuel, dit-elle, et pourtant je revois parfaitement les lieux et les hommes qui étaient là, je suis dedans, je suis avec eux, c’est comme si je pouvais les toucher ! ».
Hugo et Hadrien sont aux anges.
« Attendez ! Je me concentre, et j’entends mon père ! Je viens de lui parler ! ». Elle retire de son visage la grille de fibres et de capteurs et repose sa tête, elle est en pleurs. « Incroyable. J’ai revécu ce moment tant attendu. Je l’ai reconstitué, avec la machine d’Hugo. Rendez-vous compte : lorsque cela s’était réellement passé, il y a vingt ans, je ne savais pas que ces moments prendraient fin. Comme je vous l’ai déjà dit, c’étaient les dernières heures de bonheur avec mon père. Et maintenant, subitement, j’ai tout revu ! ».
Hadrien se tourne vers son frère. Comment s ‘appelle cette…invention ? « Le mnémosinographe ! » annonce triomphalement Hugo, « la combinaison de la puissance des souvenirs et de la force de la technologie moderne ». Les trois amis tombent dans les bras les uns des autres.
Rien de tout cela n’aurait été possible si Hadrien n’avait pas conservé dans sa librairie un livre d’un scientifique polonais méconnu, spécialisé en génie scopique, insiste Hugo. Le principe est assez simple : on fixe ses pensées sur une chose en mémoire, on la visualise, et avec l’appareillage on a l’impression d’être dans le décor du souvenir, sur la scène de son passé, on évolue littéralement dedans, à 360 degrés avec l’aide du casque. A-t-on envie de revenir au présent se demande Hadrien ? N’est-on pas tenté de vouloir se lover encore et encore dans son passé ? « Ce sont des questions que je me suis déjà posées » répond Hugo.
Ils discourent en rêvant sur la magie de cette invention, un peu équivalente pour le cerveau humain à celle de la lumière des étoiles mortes dans le ciel. Chacun pourrait aussi avoir son propre satellite mémoriel en permanence et y faire des constants allers-et-retours.
« Et que va-t-on faire de cette invention ? » demande Hélène en riant. « La garder pour nous ? Ce serait égoïste. La commercialiser ? Mais … Les gens n’en seraient-ils prisonniers ?…». Ils discutent autour d’une bouteille de vin, de la vallée du Rhône, selon la tradition familiale. Un vin produit pas très loin de Montélimar. « Ne rien faire ? » hésite Hadrien. « Je veux dire, ne plus y toucher, sachant que cette merveille a déjà fonctionné une fois, une seule et bonne fois, pour Hélène ». « Oui, c’est vrai, que demander de plus ? » sourit-elle.
Ils sortent, se retrouvent dans la rue. Ils parlent avec animation, Hélène les regarde à tour de rôle avec entrain. « Que puis-je espérer de mieux ? » dit-elle. Alors qu’ils contournent un kiosque, ils voient apparaitre un petit garçon qui serre avec application un immense cahier blanc qu’il entoure de ses bras, comme s’il s’accrochait à une bouée. Derrière lui arrive son petit frère, avec un gigantesque crayon de papier, un crayon de bois quasiment aussi haut que lui, qu’il transporte légèrement de biais, un peu comme une croix géante. Leur mère les rejoint avec deux cornets de glace, l’un à la pistache et l’autre à la vanille. Elle leur demande de partager et leur caresse les cheveux affectueusement comme on brosse un petit massif de fleurs.
Hadrien, Hélène et Hugo bifurquent dans une ruelle tout en se regardant du coin de l’œil. Et ils partent tous les trois dans un grand éclat de rire.
Hé oui, ils vont bientôt arriver sur une grande place, que demander de plus ?
Octobre 2014
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