Comment voit-on ces détails ? Comment remarque-t-on ces premiers signes ?  Le mouvement d’une frange, une tête légèrement inclinée ? Des pieds un peu en-dedans ? Elle, elle a pris le coin de sa robe dans sa main gauche, posé son verre avec précaution sur la commode et elle a tourné le regard. C’est comme cela que j’ai su : lorsque je ne pouvais plus croiser ses yeux. J’ai eu un coup au cœur, soudainement. Le pire c’est que sur le moment je ne me souvenais plus de son nom.

La fête d’anniversaire avait pourtant bien commencé. Elle continuait de se dérouler avec allégresse et c’était même une réussite, vraiment ! Que des rires, des mouvements joyeux, et puis une incroyable gaieté. Mon garçon est comme cela : il entraîne, il va vite,  il vit. Et ses copains le suivent. Les filles peu à peu s’y mettent.

15 cette année ! 15 invités il a voulu, et 15 sont là. Mon mari dit que notre fils est très « populaire », pour reprendre une expression outre-Atlantique. C’est vrai que John use parfois de traductions un peu approximatives quand cela l’arrange.

Les enfants étaient donc là ce samedi 22 juin, et notre Victor a 11 ans. J’ai mis un soin particulier à préparer avec lui cette journée. Nous avons convenu des jeux et de la façon dont le grand salon serait aménagé. On a tout poussé pour faire de la place. Sa chambre a été refaite, et il a eu droit à cette occasion à une nouvelle lampe. On s’est mis d’accord pour les gâteaux. Et puis nous avons fait ensemble le menu du déjeuner, car l’anniversaire commençait juste après l’école. Cela, ça nous a occupés ! On a bien ri, et on s’est mis d’accord.  Et  cela a donné le menu « Musique » :

–         Tomates à la Mozart et Là (j’en étais fière) ;

–         Trompettes de la Mort en accompagnements de clefs de « sole » (un peu tiré par les cheveux) ;

–         « Dorée mie » et fromage (pas si mal) ;

–         Poire Belle-Hélène (mais là je n’étais pas certaine que tout  le monde comprenne).

Après le repas, les jeux ont commencé et tout le monde a ri. C’était endiablé. Je voulais faire les choses bien. Victor aussi, mais moi peut-être encore plus. Je voulais que les enfants se souviennent longtemps de cette journée. J’embrassais mon fils, les enfants me regardaient.  Avant le goûter, nous avons distribué à chacun un jouet. C’était le principe établi : tout le monde devait avoir quelque chose. Et cela a été la parade, les éclats de rire, les papiers qui voltigent, le chambard.

Et puis il y a eu cette petite fille qui s’est détournée.

J’ai tout de suite compris. Je me suis approchée, suis allée la voir, la voir vraiment, dans les yeux, elle pleurait évidemment. Sa petite poupée dans sa main droite. Le visage de nouveau penché, le regard fixe mais ses lèvres minces tremblotantes. Au début c’était sensible mais sans plus, comme s’il n’y avait pas de flottements.

Et j’ai repensé à un autre anniversaire, le mien, un autre lieu, il y a longtemps, d’autres enfants, un autre temps, d’autres cadeaux, les miens ce jour-là, et ma poupée, ce jour-là qui ne m’a pas quittée, Christine, ce soir-là qui me regardait sur la commode, dans son coin, mon coin, mon coin à moi depuis lors, depuis ce jour, ce coin en moi qui ne cesse de me faire mal.  Car il y avait aussi une autre petite fille ce jour-là.

Comment s’appelait-elle ? Mais comment s’appelait-elle déjà ? Sylvie ? Non, je ne crois pas. Un prénom un peu plus classique, Catherine ?  Un prénom un peu plus intemporel, en fait, disons… Isabelle. Non, toujours pas.  Ma mémoire ne répond pas. Valérie alors. Peut-être tiens. Mais non, on s’ennuie avec ce prénom. Alors, …comme dans une BD, Valériane ? Non, cela ne marche pas. Mais Anne, Anne ?  Oui, bien sûr, c’est Anne.

Anne, Anne la petite des voisins, les voisins d’un peu plus loin, les gens de la mer. Je ne la connaissais pas beaucoup, mais à l’école, à cet âge,  à huit ans, on croit toutes se connaître. Et on pense qu’on a tout le temps. Mais même enfant, on franchit chaque année un cap, même enfant on prend un cran de plus, même gamine on gagne un grade et même petite fille on prend une claque.

Ses parents habitaient près de la mer. Je la voyais arriver le matin dans la cour de l’école, avec son sac, un sac petit.

Et ainsi à huit ans, j’ai connu cet anniversaire qui était le mien. Au début j’étais heureuse.  Et puis après plus du tout. Ce jour-là, un samedi, un après-midi de fin juin de la fin des années soixante,  c’est moi qui étais la princesse.  Le reste devait suivre, tout était doux. Tout devait l’être. Dans cette ville bretonne de Ste M., nous étions installés depuis longtemps, mes parents, mes frères et moi. Mes frères étaient gentils, accommodants, et m’ont laissé tranquille pour mon anniversaire. Ma sœur était comme d’habitude, ainée et toujours vagabonde. Nous étions quatre. Notre mère, nerveuse, semblait toujours épuisée et excédée de l’être. Mon père, lui, plus discret, donnait l’impression de vouloir préserver quelque chose tout en voulant toujours conclure les conversations, même celles qui paraissaient les plus anodines.

Ce jour-là, il y avait du soleil, il y avait des zones blanches sur le port, du bleu et des oiseaux dans le ciel, il y avait des rires dans l’école. Dans la cour, nous avons joué en ronde. La faveur de l’enfance est de nous inviter à danser. Alors, nous avons ri, et j’ai pensé à ce qui m’attendait. La joie a un toit et le mien était celui des bras de mon père qui m’enlaçait. J’ai couru à la sortie. Mais j’ai vu ma mère et je ne sais plus ce que j’ai pensé exactement.

J’ai vu du rose et de l’ocre sur les murs et sur les pentes des maisons. Je me souviens que j’ai regardé les gens qui passaient. Ma mère m’a fait signe de me taire avant toute chose en mettant son index devant sa bouche. Je me rapprochais encore quand elle m’a dit de ne pas parler. Je devais la fermer. J’ai accepté.

Avec les copines nous sommes allés chez nous. Sur le chemin, il y avait des mouettes et leurs chants. Ma mère les regardait, semblait les écouter, et vouloir suivre leurs rêves.  A la maison, nous avons été accueillies par mon père, qui a regardé ma mère. C’est trop ! Oui, c’est ce qu’il a dit. Je m’en souviens bien. Ils sont allés à côté. Je crois entendre encore c’est encore trop. Mais les premiers jeux ont suivi, les rires, les paquets et les bandes de couleurs. Les vaisselles et les froissements. Puis l’excitation, l’extérieur et ses envies. Nous sommes toutes parties et sorties avant le  goûter car on voulait aller jouer dehors. Avant  de sortir, j’ai voulu prévenir ma mère. Elle a refermé la porte de la cuisine. On a dévalé les escaliers et j’ai pris la tête. Je n’étais quand même pas très fière à cause du bruit que l’on faisait. Sur le perron, il faisait chaud et le béton était implacable. Il était dur et gris. Et il y a eu cette fille. Cette petite copine.

Elle souriait un peu, peut-être timidement, mais sur le moment j’avais l’impression qu’elle me regardait par en-dessous, ce qui m’énervait.  Tiens voilà Anne a dit quelqu’un. Elle a tourné la tête, esquissé un sourire. Tu l’as invitée ? Non, elle n’était pas invitée, et je ne sais plus pourquoi. Le pire c’est que je l’avais  complétement mais réellement oubliée, sans intention. De la même manière qu’ensuite, à l’âge adulte, on passe devant quelqu’un qu’on connait vaguement et qu’on salue on non selon le jour, l’humeur, l’ouverture du marché ou que sais-je encore.

Je peux venir avec vous ?

Il y avait beaucoup de soleil, le perron renvoyait  la chaleur et mes amies tournaient autour de moi.

Ma mère fermant la porte de la cuisine et le bruit sec sur le buffet.

Tu m’invites ? J’avais chaud, et je les regardai toutes. Personne ne me dit quoique ce soit. Il fallait répondre, et j’avais peur, j’ai eu subitement peur, alors j’ai dit Toi tu restes.

Nous sommes parties, laissant Anne à cet endroit. Je sais que son regard pesait sur moi. Et puis je sais qu’elle est restée là un moment. Ensuite, je l’ai vue courir à perdre haleine loin, loin derrière les enclos des garages.

Le soir j’ai fini par avoir mal à la gorge. Et je n’ai pas réussi à détourner ma poupée de son coin.

Aujourd’hui, il y a cette petite fille qui sanglote devant moi. Je regarde son cadeau, le prend, le caresse et lui redonne, en la regardant dans les yeux. Elle referme la bouche, pince les lèvres, et se redresse. Elle emprunte le couloir et se dirige vers l’entrée. Là, elle attend. Elle repose son cadeau sur un guéridon. Son père vient la chercher un peu plus tard. Il a un air triste, ses vêtements sont fatigués, et un autre enfant l’accompagne. Dans les quelques mots qu’il bredouille, je comprends que c’est une petite sœur. Il me remercie, prend ses enfants par la main et s’en va, dans les escaliers.

Le soir, une fois tout le monde parti, je m’effondre sur le canapé. Victor n’a rien remarqué. Mon mari, lui, est très gentil. Il a vu que quelque chose me peinait. Il est très affectueux. Vraiment prévenant. Cette fête était too much, me dit John, enfin, non, tu préfères que je dise Trop ? Tu sais que cela ne veut rien dire tout cela ? Et il éclate de rire.

Je pianote des doigts mon verre et je le fracasse subitement sur le mur,  à côté de la porte de la cuisine.  Un bruit sec et mille morceaux de cristaux, comme une infinie de petits cubes qui refléteraient l’éclat des noms des petites filles dont on ne se souviendrait plus.

Juin 2013