« Qui en a quelque chose à foutre que vous hurliez dans le vide ? »

Anna Hope, Le rocher blanc.

Première partie.
La veille un espoir. Maintenant le bloc opératoire. Un plafond blanc.
Et le froid. Agnès regarda autour d’elle : la partie réservée aux enfants était au fond de la salle. Une petite silhouette découpée sur le mur, en ombre chinoise. Une baleine ventrue et joyeuse, peinte sur la paroi, accompagnée de dauphins sautillants et clignant de l’œil. Un canard à béret un ballon sous la patte. Sous l’effet des produits relaxants, Agnès se laissa aller… à la rêverie. Lui revinrent des histoires de cachalots, de pêche, de gros poissons, de monstres de mer et d’hommes qui les rencontraient. Elle se souvint de Jonas, de Jonas…avalé par une baleine. Elle s’imagina en faire le récit, plus tard, à un enfant. Le sien. Raconter cette histoire de gros poisson avec son drôle de passager à son fils ou à sa fille, si l’opération réussissait. Elle se laissa aller à ces instants de bonheur, à cette promesse imaginaire, à ce doux rêve, à cette fiction.
Elle vit se pencher sur elle le visage attentif et confiant d’une anesthésiste. Les yeux marrons maquillés, les fines rides de fatigue. Un soignant véhicula son brancard avec une dextérité déconcertante. Aspirée vers le fond de la salle, elle s’imagina dans les entrailles de la baleine. Et Pinocchio ? Est-ce qu’il ne rencontre pas lui aussi une baleine ? Bien sûr que si ! Comment choisir ? L’histoire de Pinocchio ou celle de Jonas ? Laquelle raconte un monstre qui recrache à la mer son occupant ? Elle imaginait les gerbes d’eau et le bazar dans le ciel. Puis un courant d’air violent. Le bruit sec d’une porte qu’on ouvre, qu’on claque, qu’on frappe. Un air tiède dans un bloc opératoire, suspect. Elle ne savait si cela venait du sol ou du plafond. Une baie vitrée surplombait la salle. Un sifflement. Une ombre rapide. Un claquement encore. Comme si le bloc opératoire retenait son souffle. Enfin tout explosa et elle eut l’impression qu’un immense conglomérat humain se déversait dans la salle. Un éclat effroyable de voix suivi de coups contre les murs, de portes et de pas. Et surtout des cris d’effroi. Agnès tourna la tête, et vit sur le côté le Président de la République gisant sur un brancard.
La fixant, du sang coulant sur le front.
C’était lui, et son regard qu’elle avait toujours trouvé bizarre, froid, à la fois concentré et lointain, dur, désormais sur elle. Le sang dégoulinant. Le visage déformé. Le front oblique. L’expression de douleur et de sidération. Elle crut qu’il voulait lui dire quelque chose, ses lèvres se crispèrent, et puis il fut emporté.
Des cris, des hurlements et un groupe de personnes envahirent l’espace. Comme si un torrent de boue emportait le brancard sur lequel était Agnès. La panique était générale. A cet instant, elle ne pouvait distinguer les soignants, les médecins, ceux de l’hôpital et ceux du Président, les agents de sécurité, les gardes du corps, les officiels, les égarés, et les autres patients possiblement. « Pas de photo, pas de photo, pas de journaliste » hurla quelqu’un, avant qu’un bruit sourd n’éclatât quelque part. Une porte, une table que l’on renversait, un appareil qui tombait, cela n’avait plus d’importance. Elle réalisa que c’était elle que l’on exfiltrait du bloc. Tellement vite, tellement serrée à d’autres corps, presque forcée à se mettre debout. Un officier la regarda. Il avait l’air furieux. L’impossible avait eu lieu. On la mit dans un coin. Dans le froid.
Elle se mit à pleurer. Se sentant totalement seule.
Dans le hall, Vincent avait entendu une immense clameur. L’information avait immédiatement éclaté. Le président victime d’un attentat ! L’affolement. Des gens courant dans tous les sens. Un sentiment d’étrangeté. Vincent prit peur, peur de ne pas savoir quoi faire et précisément il ne sut quoi faire. Lui, jeune médecin et connaissant bien l’hôpital. Agnès devait être endormie. Fébrile, assis à une table de la cafétéria ouverte sur le hall, il vit passer des policiers en arme et des silhouettes effrayées. Il était venu prendre un café avec une amie, médecin elle-aussi, Marie. Et maintenant se demandant…quoi ? Ce qu’il pouvait faire ? Lui, docteur, pouvait-il aider ? Marie lui dit de rester là, avant de se lever pour rejoindre son laboratoire, au cas-où. Agnès surgit alors de nulle part, et se tint devant eux, aidée par un aide-soignant, hagard. Ils restèrent interdits silencieusement. Puis Vincent la prit dans ses bras.
Agnès et Vincent Beauchamp, mariés depuis deux ans, cherchaient à avoir un enfant. La piste de la fécondation in vitro avait été recommandée, avec une étape chirurgicale préalable. Une salpingectomie avait été recommandée. Aujourd’hui. Après ce désastre, ils eurent le sentiment qu’on leur avait volé leur enfant. Personne ne vint les voir et ils eurent aussi l’impression que personne ne pouvait comprendre.
Le Président de la République fut déclaré mort à 11h 03, après avoir reçu deux balles, tirées par un individu rapidement maitrisé, au cours d’une cérémonie au Trocadéro avec le chef d’Etat polonais, en France pour une visite officielle de deux jours. Le tireur, un certain Dominique Randonnet, âgé de trente-quatre ans, avait été immédiatement placé en détention. Il avait agi selon ses dires « pour la liberté » « et les valeurs occidentales ». La police fit son travail. Toute personne ayant assisté à la moindre scène de l’évènement fut longuement auditionnée. Agnès, accompagnée de Vincent, fut emmenée dans les locaux d’un commissariat moderne.
Généralement un témoin est celui qui parle le plus. Pas Agnès. Alors qu’elle avait assisté de très près à la fin du Président, elle n’avait que très peu d’informations utiles. Un regard, une mâchoire crispée… « Mais a-t-il dit quelque chose ? ». Les trois officiels devant elle insistaient. On lui apporta de l’eau, du café, des biscuits. Vincent attendait dans le couloir. En face de lui, se tenait un jeune homme à l’air catastrophé. Mince, sportif, en jeans et bottines, les yeux clairs, les cheveux courts, il fut rejoint par quelqu’un que Vincent reconnut aussitôt : le célèbre chef René Hart, triplement étoilé, qui devait assurer le déjeuner officiel en l’honneur du Président polonais dans son restaurant à proximité du Trocadéro. Le jeune homme était son second. Le déjeuner n’avait bien évidemment pas eu lieu, toute la brigade était restée abasourdie. Vincent compris que le jeune cuisinier, François, était bouleversé. Il se présenta à lui et engagea la conversation, en chuchotant presque. Ils restèrent ainsi longtemps, parlant à voix basse, tandis que la fenêtre du couloir laissait passer de moins en moins de lumière. François finissait de préparer une sauce quand la nouvelle avait traversé la salle blanche. Les policiers lui demandèrent si aucun fait particulier n’avait troublé les préparatifs, un coup de fil, le comportement inhabituel d’un commis, d’un livreur…Le chef Hart fut interrogé sur ses relations avec les services de l’Elysée, sans résultat. Vincent fixa un poster sur le mur, vague reproduction passée d’un pont au bord d’un fleuve. Et longtemps, la tristesse pour lui prit cette forme, un simple pont dans le flou dans une campagne obscure.
Agnès ressortit éreintée. Ils revinrent chez eux accablés. Un désastre national et un chagrin intime, après avoir quitté leur appartement quelques heures plus tôt confiants et alertes. Le matin même, Vincent avait salué de leur fenêtre leur voisine d’en face, vieille dame énergique et passionnée de musique hard-rock des années quatre-vingt. Un casque sur les oreilles, elle écoutait ce matin le groupe Scorpions, dont le chanteur vedette venait de décéder. Elle fit un grand geste en levant le pouce en l’air. Sur le trajet, dans le bus, Agnès et Vincent avaient vu une répétition de la garde républicaine à cheval le long des quais de la Seine. Les chevaux semblaient être fiers de porter haut la pompe de la République devant le président polonais. Les soldats étaient imperturbables. Arrivés dans le hall de l’hôpital, Vincent avait joué à se dissimuler derrière les piliers du service des admissions, pochade et farce faciles pour tenter de détendre un peu son épouse. Puis Agnès avait été prise en charge.
Vincent se spécialisait en gériatrie, enthousiaste pour cette médecine qui combine une approche directe du patient et un humanisme raisonnable, au carrefour de nombreuses disciplines. Son potentiel d’évolution le fascinait. Sociable, apprécié, il connaissait de nombreux jeunes médecins, qui, comme lui, allaient bientôt mettre en pratique leur vocation. Marie était une anatomo-pathologiste prometteuse. Pratiquement tous les services de l’hôpital avaient besoin du laboratoire dans lequel elle exerçait. Agnès aussi l’aimait bien. Les deux jeunes femmes avaient sympathisé et appréciaient de se voir régulièrement. Elle les avait accompagnés jusqu’au pied de leur immeuble. Il était tard dans la soirée. Sur la table de la cuisine, Vincent regarda les serviettes de table qu’il avait soigneusement repliées le matin, un peu nerveusement, les trois pommes qu’il avait ensuite alignées au-dessus du réfrigérateur. La petite statuette dans l’entrée sur le guéridon, tournée vers la porte.
Une tragédie nationale à laquelle elle avait assisté et une épreuve individuelle qui avait éclaté, tellement fantomatique dans son déroulement qu’elle en devenait encore plus poignante, difficile à saisir. Agnès était maintenant en rage, Vincent en état de sidération. Elle tournait dans l’appartement, lui était calé dans un fauteuil, songeant un instant que l’alcool se prêtait bien à ce dédoublement, leur histoire personnelle dans le feu de l’histoire. Mais il n’alla pas au-delà du premier verre de whisky, resta posé et appela un collègue de l’hôpital pour en savoir plus et surtout pour essayer d’aménager une nouvelle intervention rapidement. C’était aussi leur histoire qui était en jeu ! Dans la nuit, alors qu’il était quasiment impossible de dormir, Vincent prit son épouse dans ses bras, en larmes. « Mais pourquoi l’avoir tué ? ». Le visage sanglant et le mouvement crispé de la mâchoire, la faible lueur dans de ce regard trouble hantèrent longtemps Agnès, ses cauchemars désormais agrippés à ce Président que par ailleurs elle n’aimait pas.
Le portable de Vincent sonna à sept heures. L’officier Alain Calista voulait les voir, dans son bureau, un équipage allait les y conduire. Dans un état second, ils traversèrent une partie de Paris à l’arrière d’une berline. Les rues et les monuments paraissaient lointains. Enfin, dans un bâtiment proche de l’Elysée, à la façade terne et grise, dans une atmosphère surexcitée, saturée d’hommes en armes, ils parvinrent jusqu’au bureau d’Alain Calista. La plaque « Commandant en second » était sobre. Il leur tendit la main avec sollicitude, et les fit assoir dans deux fauteuils, modernes, noirs, le dos droit. Il était le responsable, ou l’un des responsables, du service chargé de la sécurité du Président, et de son épouse, ou seulement de son épouse, Agnès et Vincent ne furent pas complétement certains de comprendre. Grand, athlétique, avec une barbe soignée et les cheveux noirs en arrière, il portait un costume de marque, une cravate sombre et d’élégantes chaussures. Attentif, concentré, grave, il semblait profondément choqué par ce qui était arrivé. Mais, professionnel, à l’aise dans ce bureau luxueux, il leur posa tout d’abord des questions sur leur présence à l’hôpital, avec tact, parlant d’une voix calme et assurée. Avec sollicitude, il leur demanda s’il pouvait faire quelque chose pour les assurer d’un nouveau passage au bloc dans les plus brefs délais. Cela ne fut pas utile, ils avaient eu rapidement la confirmation d’une nouvelle programmation dès le lendemain. Il ne fallait pas perdre de temps, l’équipe chirurgicale le savait très bien.
L’officier revint ensuite sur les derniers instants du Président. N’avait-il vraiment rien dit ? Pas le moindre mot ? Il avait bien conscience du choc pour Agnès, mais peut-être quelque chose pouvait lui revenir ? Agnès se plongea dans sa mémoire, à l’affut du moindre chuchotement, d’un dernier murmure…Ereintée, elle chercha, chercha, le Président avait-il voulu prononcer un mot ? Un nom ? Elle revit ses lèvres esquisser un mouvement. L’amorce d’un balbutiement, c’était tout.
Elle prit un verre d’eau. Regarda autour d’elle, fixa de nombreux clichés du Président, de son épouse, puis remarqua une photographie en noir et blanc de la porte des lions à Mycènes. Une autre de l’Arc de Constantin, à Rome. Et précisément à cet instant, Alain Calista lui demanda sa profession : elle était jeune archéologue. Avec intérêt, il lui posa quelques questions. Elle répondit avec concision, précision, netteté. Cela avait l’air de lui plaire. Elle travaillait beaucoup, en développant une passion pour les cimetières anciens. « Les cimetières ? » s’exclama Calista. Une lueur surgit dans son regard, sans excès. Oui, les cimetières, mais… « animaliers » précisa-t-elle. Les cimetières de chevaux, ou de chiens, anciens, surtout sous l’Antiquité. Il y avait de nombreux sites à investiguer, les découvertes ne cessaient de se développer, le champ de prospections était immense. Agnès se mit ainsi à raconter son dernier chantier, en Allemagne, elle devenait loquace, volubile, animée. Elle décrivit dans ce bureau aux teintes pâles la terre, les os et les animaux la meublant, et les hommes, surtout, qui les y avaient conduits. Le regard vif, la voix claire, les jambes croisées, cette jolie jeune femme blonde aux yeux verts d’eau reprit des couleurs. Alain Calista regarda ses mains tourner sur elles-mêmes face au vide de ses quatre murs blancs et avait arrêté de prendre des notes. Il les observa, elle et Vincent. Sincères.
« -Le tueur, Dominique Randonnet, a tiré à quelques mètres du Président. C’est une tragédie, et un drame pour notre équipe. Une catastrophe, même. Une faille, une brèche dans le dispositif de sécurité. C’est la fin. Le Président aimait les contacts, les bains de foule, on ne pouvait pas l’en empêcher…mais quand même, c’est très dur. C’est une catastrophe. Nous avons failli. Hier matin, je me trouvais, comme souvent, avec Madame, la Première Dame, je n’aime pas l’expression « la Présidente », elle n’est pas républicaine. Au moment du tir, derrière, je n’ai pas tout vu mais j’ai tout de suite compris. Les collègues n’ont rien pu faire. Nous avons failli ». Un silence, une tristesse infinie dans le regard de cet officier.
« -Nous pensons tous bien évidemment à Kennedy. On pensait que cela ne pouvait pas nous arriver même si notre mission provient d’une obsession : que cela risque d’arriver, justement. Notre concentration est totale mais hier…tout est arrivé si vite, avec ce type, Randonnet, à l’air parfaitement normal. Se présentant comme défenseur des valeurs chrétiennes, accusant le Président de s’en prendre aux fondements de notre culture, de notre civilisation…Membre d’un groupuscule obscur, associant quelques intellectuels traditionnalistes en mal de reconnaissance et des individus plus vigoureux, souvent assez jeunes. Toute la question est de savoir qui se cache derrière, qui a commandité. Et ce qui va se passer maintenant. En tout cas, nous ne vivrons pas une nouvelle histoire Kennedy, avec ses mystères et ses questions. Tout sera élucidé, nous sommes en France ». Alain Calista se tut, puis fixa un point devant lui, comme si l’avenir en dépendait.
« -Madame Beauchamp, vous êtes la dernière personne a avoir vu vivant le Président. Les journalistes vont se presser, vous harceler, vous gâcher la vie. Vous serez aussi approchée sans cesse par des parasites, des curieux, des malsains et j’en passe. Nous vous demandons de rester la plus discrète possible. Peut-être, une fois de plus, et désolé d’insister, que quelque chose va vous revenir. Nous pensons que le mieux et de ne rien dire du tout sur votre…face à face avec Emmanuel Macron ». Le nom du Président resta suspendu dans l’air. Désormais il désignait un mort. Vincent prit la main de son épouse, ils se regardèrent, approbateurs. Alain Calista respecta ce moment. Ajouta : « Et puis, pour votre sécurité… sait-on jamais, sans vous alerter…on va vous assister un peu quelque temps ». Puis ce fut tout. Il les raccompagna. Rassurant et grave.
A la sortie, ils se dirigèrent vers une brasserie d’angle pour prendre un café. Le bruit, le tohu-bohu des clients et des serveurs, le va-et-vient permanent, comme d’habitude. Des journalistes aussi. Des curieux. On arrivait tout de même à distinguer les habitués, fixes, raides, immuables. Agnès et Vincent trouvèrent une table un peu à l’écart, libre comme par enchantement. Vincent essaya de plaisanter sur ce signe propitiatoire. Le ciel se mit au gris. Le café était mauvais, la porte des toilettes derrière eux laissait passer une odeur âcre. Ils essayèrent de mettre des mots sur l’essentiel : un enfant à venir. Tout faire pour la réussite médicale, tout mettre en œuvre pour que l’intervention se déroule et réussisse. Il fallait y croire, se concentrer sur ce devenir, ce potentiel, sur ce qui n’existait pas encore. Mais ils étaient sans cesse rattrapés par la tragédie du moment, le traumatisme national, l’onde de choc dans le pays et ailleurs. Ils le savaient très bien, eux s’intéressant depuis toujours aux débats politiques, à l’actualité ici et ailleurs, eux parcourant au moins un journal chaque jour, s’intéressant aux évolutions de la société et croyant au temps long.
« -Nous sommes vivants, bien vivants », dit Vincent en regardant son épouse droit dans les yeux.
« -Des animaux vivants ».
Un texto les avertit du nouveau créneau, pour eux, à l’hôpital : le lendemain, à 9 h. Entre deux interventions prévues. Ils partagèrent un sourire. Agnès se détendit un peu, lorsqu’elle aperçut alors François, le cuisinier vu la veille, debout au comptoir. Un peu timide mais visiblement ayant besoin de compagnie, il s’approcha. Agnès se décala pour lui permettre de prendre une chaise. Lui aussi avait été convoqué pour un entretien complémentaire. Les services de sécurité et la police étaient intrigués par un coup de fil reçu en cuisine, destiné au chef Hart, et prévenant que le cortège officiel, c’est-à-dire toute la délégation, le Président Français, le Chef d’Etat Polonais et leurs conseillers, aurait au moins un quart d’heure de retard. Or, dans l’entourage officiel du Président, personne n’avait appelé le restaurant dans lequel devait avoir lieu le déjeuner. Macron appréciait beaucoup le chef Hart et sa table, sur l’esplanade des Invalides. Il avait tenu à sortir de l’Elysée.
« -Non, on ne sait pas qui a appelé. C’est moi qui ait décroché parce que j’étais juste à côté, c’est tout. Je n’ai rien remarqué de spécial, ni accent, ni intonation particulière, une voix neutre, c’est tout. C’était très bref. Je me suis remis à ma sauce juste après ».
Il leur raconta les préparatifs. L’excitation, l’honneur, l’effervescence et la maitrise, chacun sachant ce qu’il devait faire. Cela devait être extraordinaire, un moment unique. Le menu était exquis, sans ostentation ni excès :
-écrevisses et anguille fumée en millefeuille de pain d’épices, crème d’anchois, œuf de caille.
-noisettes de chevreuil, condiments en textures, confit de fruits noirs.
-charlotte aux poires.
Lui et ses collègues apprirent le drame par un agent de l’Elysée, présent sur place et chargé de faire la liaison. Une exclamation d’effroi puis un silence, à peine contrarié par un cuisinier qui continuait de préparer le chevreuil. Le chef en second eut aussi du mal à mettre de côté le millefeuille de pain d’épices. François s’en voulut un peu, mais songea avec amertume que ce déjeuner ne profiterait à personne, alors que toute l’équipe avait donné le meilleur d’elle-même. La sauce aux baies noires qu’il était en train de concocter dégageait un parfum délicieux, les écrevisses prévues pour l’entrée étaient finement recouvertes de perles de caviar d’excellence, et tous ses camarades n’osaient poser leurs outils de travail. Puis le chef Hart éteint le feu d’une casserole royale.
Agnès, Vincent et François discutèrent longtemps. Ils quittèrent la brasserie en se serrant dans les bras.
Le lendemain, l’hôpital les accueillit donc une seconde fois en deux jours. Avant de partir de chez eux, Vincent mit sur la table en verre de la salle à manger un vase bleu contenant des jonquilles et un bougeoir ivoire, de forme conique. Il fixa le tout puis prit par le bras son épouse. L’arrivée à l’hôpital fut consacrée aux formalités administratives, qu’il fallait renouveler. Tandis qu’Agnès attendait son tour, assise sur une espèce de banc métallique percé de trous, il se dirigea vers la cafétéria. Le hall était très grand, les gens allaient et venaient, les patients, fébriles ou concentrés, croisaient les médecins et les soignants, affairés, discutant entre eux avec animation. On entendait parfois de grands éclats de rire. Une immense baie vitrée surplombait l’ensemble. Des agents spécialisés, fortement équipés et soutenus par des harnais d’alpinistes, procédaient à son entretien. Vincent les regarda un moment, suspendus au-dessus de lui, maniant brosses, raclettes et têtes de loup avec dextérité. L’un d’eux faisait des gestes amples, précis et rapides. Puis il se figea. Immobile, net, raide, les bras le long du corps. Il fit un geste de la main à son collègue, qui lui aussi arrêta aussi son travail. Au même instant, on entendit les sirènes du SAMU, les voitures, camions et motards d’un immense cortège disparate, improbable, ambulances, police, fourgons, motards et berlines, une nuée d’hommes en uniforme, courant autour d’un brancard dans une grande confusion.
C’était le corps de Randonnet : il venait d’être abattu à son tour.
Randonnet abattu ! Vincent comprit. Un agglomérat bruyant d’hommes en uniformes se mêlait à des blouses blanches pour s’engouffrer dans le couloir menant aux blocs opératoires. Les journalistes étaient sur leurs talons. Vincent comprit immédiatement, c’était fini pour eux deux, Agnès n’allait pas pouvoir être opérée. Il se retourna et vit au loin, à l’autre bout du hall, assise sur une banquette, un journal ouvert devant elle, Agnès le regardant, immobile éberluée, en état de sidération. Avant qu’il ne gagne sa table, elle s’était levée pour se précipiter dans ses bras, son journal replié à la main. Au-dessus d’eux, les techniciens suspendus à leurs harnais n’avaient pas bougé.
L’impossible avait eu lieu. Randonnet abattu. Une balle entre les deux yeux, tirée à plus d’une centaine de mètres selon un angle à la fois très difficile et imparable, à travers une fenêtre, le seul interstice sur le trajet entre le bureau du juge d’instruction et l’escalier menant à un sous-sol. Le choc fut immense, la France reproduisait l’Amérique de Kennedy. Le pays fut parcouru par des sentiments puissants de colère, de honte, de suspicion généralisée. Comment une chose pareille pouvait-elle se produire ? Se reproduire ?
La période qui suivit fut la plus douloureuse dans l’existence d’Agnès et Vincent. Frappés par la malchance, la déveine et la calamité, ils réagirent par l’abattement, le chagrin puis la colère. Agnès ne voulut plus entendre parler d’opération. Vincent comprit, et acquiesça. On n’était pas même certain de son résultat. Après tout, elle pouvait aussi tomber enceinte naturellement. La vie d’avant reprit, ou presque. Ils voyaient un homme les suivre, poliment, sans grande discrétion, Calista les avait prévenus. Il fallait faire attention à tout. « Sauf à l’essentiel pour moi ! ». Agnès ressentit un profond sentiment d’abandon. Pas de la part de Vincent, mais du reste du monde. Une épreuve féroce est un tamis, un puissant filtre pour distinguer les vrais amis des autres. Ils en firent l’expérience, amère, profonde, indélébile. Rares furent en effet ceux qui pouvaient les comprendre. Un jour, leur amie de l’hôpital, Marie, leur dit : « finalement, on vous a tué votre enfant aussi ».
« Ne pas avoir d’enfant est une forme de deuil ».
Cette phrase agit comme une libération silencieuse, l’expression d’une idée qu’ils n’osaient s’avouer à eux-mêmes. Agnès la médita longtemps, avant de consulter une psychologue clinicienne, attentive, aguerrie, douce et posée, Hélène Chorier, qui l’aida beaucoup, durant quelques années.
Le pays, lui, connut une période instable, médiocre, marquée par une dégradation du débat politique. Une dégradation d’intensité haute. La vie institutionnelle était placée sous le signe de l’éphémère, du fracas des échanges, de l’invective et de l’amateurisme. Quant à Alain Calista, il maintenait posément le contact. Il donnait l’impression de vouloir continuer à s’acquitter de sa tâche auprès de la nouvelle Présidente tout en étant chargé officiellement de la protection de l’ancienne première Dame.
La morosité était partout. Agnès et Vincent poursuivaient leur activités professionnelles, peu exposés aux regards. Sérieusement, sobrement. Chez eux, entre eux, ils firent face. Pas de bébé, jamais d’enfant, rien, zéro, le néant. Mais le travail, médecine pour lui, archéologie pour elle, et le vide se faisait parfois oublier. On retient un souffle de vie ici ou là, on s’intéresse malgré tout à quelque chose, et on se distrait aussi. Un soir, sur le son d’une balade du groupe Scorpions, Vincent posa son livre, quitta son fauteuil, s’approcha à pas de loup puis se tint penché vers Agnès avec une étincelle dans le regard. Elle se leva. Ils se tinrent debout, se rapprochèrent, s’enlacèrent, esquissant de légers mouvements de va-et-vient, main dans la main. Chacun regardait un point fixe derrière l’épaule de l’autre, lui le visage d’une statuette d’inspiration antique posée sur le dessus de la bibliothèque, elle le portrait d’une jeune fille délicate à l’intérieur d’un cadre de bois contenant une reproduction de Renoir. Puis Agnès mit ses bras autour de son cou et Vincent enveloppa ses épaules. Tous deux dansèrent longtemps, seuls, l’un à l’autre, dans leur appartement, à Paris, la fenêtre du salon donnant sur une rue quelconque, calme et commune.
Plus tard, ils prirent des cours de danse. Lui pensant qu’il devait le faire, au risque de le regretter toute sa vie dans le cas contraire. Elle énergique et douce à la fois. Ils devinrent d’excellents danseurs. Seuls, avec des amis, des inconnus, chez eux, dans de grands appartements, austères ou chaleureux, dans les salons lors des fêtes, et même à l’extérieur, parfois, en discothèque ou en club. Tous les deux, et toujours en mouvement, en cadence, en rythme.
Vincent, praticien hospitalier spécialisé en gériatrie, devint au bout de quelques années chef de service dans un hôpital parisien. Avec ses collègues, la plupart jeunes et entreprenants, il apporta une nouvelle impulsion, grâce à ses initiatives dynamiques, en combinant humanisme, innovation et réalisme. Il facilita le développement de l’IA auprès des patients âgés. Sérieux, il ne confondait pas convivialité et familiarité. Lors des situations complexes, il restait impassible mais en ressortait épuisé intérieurement. Les relations professionnelles avec les autres services et l’administration le lassaient. Il voyait de temps en temps François le soir, ou le week-end.
Agnès poursuivit sa spécialisation en archéologie funéraire, devint experte en sépultures antiques animalières. Les dispositions des corps en disaient beaucoup sur les représentations des hommes. Elle voyagea beaucoup. Ecrivit des articles, donna des cours. Sa famille en était fière. Elle consacra plusieurs années à des tombes de chevaux datant de la guerre des Gaules, à Villedieu-sur-Indre. Le cercle des spécialistes en la matière étant nécessairement restreint, les relations entre confrères et consœurs mélangeaient fausse proximité et réelle concurrence, émulation joviale et vraie mesquinerie. Elle n’arrivait pas à s’en détacher, les relations aigres et tendues l’affectaient. Calista l’appelait de temps en temps, cette constance la frappait. Il l’assura que les services spéciaux connaitraient le fin mot de l’histoire. S’agissant d’elle, les médias n’eurent pas connaissance de son histoire. Elle ne fut pas sollicitée. Resta dans l’ombre. Elle qui avait vu le Président de la République mourir sous ses yeux. La thérapie suivie avec Hélène Chorier fut très efficace, pour continuer à vivre, sans oublier.
Seule la veuve du Président de la République voulut s’entretenir avec elle. Elle la contacta à plusieurs reprises, sans succès. Agnès ne voyait pas le sens de cette invite, n’ayant recueilli aucun mot, aucune confidence, aucune missive de la part d’Emmanuel Macron, la tête recouverte de sang et le regard fixe, la mâchoire détruite.
Il y avait Vincent, leur couple, leur duo de danseurs, les fêtes. Pour leurs dix ans de mariage, ils dansèrent frénétiquement une partie de la soirée en passant en boucle le tube de Kim Wilde « Kids in America », par plaisir, par jeu, par ironie. Ils sortaient souvent au restaurant. Lui se mit au running, elle chercha longtemps le sport qui lui convenait. Puis elle pensa aux chevaux. Elle commença l’équitation à trente-huit ans simplement parce qu’elle s’en crut capable. Elle s’inscrivit à l’Etrier de Paris, prit des cours puis obtint un brevet de cavalier, en réussissant un parcours de dix obstacles de soixante centimètres. Ces dix obstacles comptèrent beaucoup. Vincent l’encourageait : « soixante centimètres, ce n’est pas rien ! Seuls les niais peuvent sourire ». Elle en était fière et heureuse, félicita longuement et langoureusement son cheval, Sirius. Elle pouvait réaliser des sorties avec lui. Monter et toujours remonter à cheval était son défi, seule, en forêt, à quelques kilomètres de Paris.
Un samedi de mai, sous les arbres et leurs grandes branches touffues tapissant d’ombre une piste légèrement sablonneuse, elle fit une longue randonnée. Le ciel était d’un bleu clair traversé par quelques nuages blancs, virant à l’ivoire au cours de l’après-midi. L’air était encore assez frais, un peu d’humidité faisait briller les feuillages de multiples verts. Sirius, en pleine forme, était particulièrement coopératif. Ils se mirent au galop, le sol était leur allié, le vent leur ami, le ciel leur boussole. La terre rassurante et les mains d’Agnès en confiance. Caressant son cheval comme il l’aimait, le visage fouetté par le vent, elle respirait les senteurs musquées des buissons au pied des grands chênes et des pins alignés le long du sentier. Tous les deux filaient à travers la forêt infinie. Elle vit très peu de randonneurs, encore moins d’animaux, jusqu’à l’apparition d’un oiseau couleur orange.
« Regarde Sirius, un bouvreuil ! ».
Son éclat était majestueux, la courbe de son vol limpide et d’une rare élégance. Agnès se mit alors à regarder davantage le ciel et les nuages. Elle suivit des yeux l’oiseau, qui rejoint ce qui ressemblait à une coque d’herbes séchées, mêlée à des tiges et des branchages cendrés. Plus près, elle vit qu’il s’agissait de la carapace d’un animal mort depuis longtemps, ses os associés aux restes de ligaments recouverts de mousses, de lichens et de feuillages décomposés. L’oiseau se posa sur les vestiges de ce squelette devenu herbes. Totalement indifférent.
« Nous sommes des animaux mortels ! » s’exclama Agnès. Sirius accéléra comme s’il comprenait. Tout est ici, fixé, à la vue et à la portée de toutes et tous. Aucun vide.
Elle enclencha ses écouteurs. Elle aimait traverser les bois au son de la voix des hommes et des femmes qui un jour se sont mis à chanter quelque part dans un lieu que l’on ne connait pas. Elle choisit « Lakmé » et son « duo des fleurs ». La voix de Sabine Devieilhe l’emplit d’émotion. Un enregistrement qui n’était pas récent mais qui exaltait cette mélodie.
Et Agnès, portée, emportée, se mit à murmurer, chuchoter, entonner les airs de soprano peu à peu, puis de plus en plus haut, de plus en plus fort, tournée vers le soleil. Elle se mit debout, en plissant les yeux. Sirius redoublait de force et d’énergie, les muscles bombés et le souffle puissant. Agnès était dressée sur le cheval, les yeux mi-clos, chantant un air d’opéra à travers bois, les bras en croix.
« Nous sommes des animaux, des animaux mortels ! ».
Et oui se dit-elle, contre tout. Rien ne peut changer.
On continue s’exclama-t-elle, et ils continuèrent.
Le soleil était vif désormais, ses rayons brulaient la peau d’Agnès. La bombe couvrait le crâne mais ne suffisait pas à protéger son visage. Le soleil était haut, droit devant elle, aveuglant. Soudain, Sirius, ruisselant de transpiration, bifurqua, prit un sentier de côté, et s’engouffra de lui-même dans la forêt touffue. « Bravo ! Merci à toi ! Comme dans la Bible, Sirius ! ». Sous l’ombre bienfaisante d’un grand sapin, elle pensa à l’arbre que Dieu avait envoyé à Jonas pour le protéger des éclats du soleil.
« Dommage que Vincent ne soit pas là, n’est-ce pas Sirius ? ».
Allez Agnès, Allez !
Une école de vie, une école de vie songea-t-elle, emportée à travers bois.
Hello ! Hello Agnès !
Avanti !

Deuxième partie
On ne savait toujours pas, trente ans après, qui avait commandité l’assassinat de Macron. Les pistes étaient nombreuses, aucune n’avait abouti. La France était comme les Etats-Unis ! Incapable de remonter les fils d’un complot ayant conduit à l’assassinat de son Président, secouée par des crises et des convulsions internes profondes. Les groupes divers et identitaires fleurissaient, le pays devenait une mosaïque.
Lorsque Vincent sortit du cabinet de son kinésithérapeute, boulevard de la Tour-Maubourg, il remarqua des attroupements le long de l’esplanade des Invalides. A cinquante-cinq ans, il avait besoin de confier ses muscles et ses tendons à un spécialiste après une course à pied éreintante. Il vit divers groupes d’hommes et de femmes à l’allure un peu étrange, faisant des évolutions saccadées sur la pelouse, s’arrêtant, puis reprenant laborieusement leurs mouvements. Une musique rythmée amenait certains d’entre eux à se déhancher. Des sortes d’animateurs encadraient des petits groupes aux tenues flottantes. Des caméras étaient disposées un peu plus loin. Vincent crut au tournage d’un film. Des acteurs mimant des rigolos dans une comédie, des assistants les aidant à se positionner dans l’espace, le metteur en scène un peu plus loin qui arrivait. En l’occurrence la metteuse en scène, puisqu’une forte femme se rapprochait munie d’un micro.
Ce n’était pas du tout un film. C’était un festival de rue avec des patients atteints de maladie mentale. L’ambiance était conviviale, les groupes étaient désormais formés et entamèrent leurs marches sur fonds musical. La cadence était entrainante, les chefs d’équipe bienveillants, les patients détendus. Vincent les suivit du regard, s’éloignant vers les quais de Seine. Il reconnut une consœur psychiatre dans la personne qu’il avait pris pour la metteuse en scène. Honte à lui. Il organisait de nombreuses sorties avec des patients âgés, mais sous une forme autre : nouvelles technologies, réalités virtuelle, musées, lieux chargés d’histoire, rencontres avec des jeunes, adolescents surtout, très peu d’enfants. Il vit s’éloigner sa collègue, se dandinant sur le bitume au son d’une batucada destinée à ouvrir les cœurs. Il gagna la station de métro.
Il devait rejoindre Agnès. Il la vit immédiatement en remontant à la surface, quelques stations plus tard. Tous deux se dirigèrent vers un immeuble ancien, ouvragé, devant une porte au vert profond. L’entrée était plongée dans une douce lumière tamisée. Le lieu était splendide, à la hauteur du moment qui promettait d’être unique. Le rendez-vous consacrait des retrouvailles chargées d’émotions : François, devenu chef dans un restaurant de la capitale, avait organisé un déjeuner trente ans jour pour jour après l’assassinat du Président Macron en réunissant Agnès, Vincent et Alain Calista, venu exprès de ses terres du sud où il passait sa retraite. Ils ne s’étaient jamais complétement perdus de vue, s’échangeant leurs vœux, s’adressant quelques messages ici ou là. L’escalier en colimaçon permettant de rejoindre le salon dans lequel ils étaient attendus était formé de marches de pierre, blanc-cassées et incrustées de fins motifs ressemblant à des filaments bleutés. Plusieurs niveaux furent nécessaires avant de gagner la salle à manger. Vincent semblait peiner.
« -Pas trop fourbu après ta course d’hier ? » lui demanda Agnès en souriant.
« -La descente sera plus difficile ! » anticipa Vincent.
Sur le palier, ils furent accueillis chaleureusement par François, qui les serra dans ses bras. Ils se trouvaient dans un salon situé au-dessus de la salle principale de son restaurant, utilisé à l’occasion d’évènements particuliers. De forme ovoïde, il était ouvert sur la ville, l’immeuble étant un peu excentré, en bordure des grands artères. Le mobilier était récent, lisse et vernis. Assis sur une banquette, Alain Calista était déjà là lui aussi, un journal à la main. Il n’avait guère changé, tout au plus avait-il quelques cheveux blancs. Ils le saluèrent avec sympathie, tout en le complimentant sur sa forme.
« -Et vous aussi, Vincent, vous vous entretenez ! J’ai appris que vous aviez participé hier aux 20 kilomètres à pied de Paris. Bravo ! ».
« -Champagne ! » s’exclama François.
Alain Calista avait passé de nombreuses années auprès de Brigitte Macron. En sa qualité d’ex-première dame, elle avait droit à une équipe dont un officier de sécurité. Il appréciait sa vivacité, son humour, et sa force. Il était resté auprès d’elle aussi par fidélité. Il ne comprenait toujours pas comment les assassins du Président avaient pu échapper aux enquêteurs. « A moins d’un vaste complot, évidemment, des ramifications multiples, profondes, auxquelles on ne pense pas…L’étranger bien sûr, mais aussi, pourquoi pas, ici. J’ai peut-être côtoyé l’un d’eux. Le danger était là, je ne l’ai pas reconnu ». Brigitte Macron, presque centenaire, vivait désormais sur la côte d’Azur. Il lui rendait régulièrement visite, ils restaient de longs moments sur la terrasse, les yeux fixés sur l’horizon des pins plongeant dans le bleu de la mer, l’esprit fiché dans le trouble des souvenirs recouverts par le silence.
Des cartes maritimes et des reproductions de planisphères étaient apposées aux murs. Une grande mappemonde dominait la table. Vincent laissa flotter son regard sur ces longues étendues. Il repensa à Marie, elle aussi aurait eu sa place aujourd’hui. Ils s’étaient perdus de vue sans comprendre pourquoi. Avait-il été un jour maladroit ? Avait-il tenu un propos blessant sans le savoir ? Elle avait rejoint un autre hôpital, il y a longtemps. Agnès n’avait pas saisi non plus. Marie avait pourtant été si proche. Puis un espace, une trajectoire comme un ballon en suspens. Qui reste en apesanteur longtemps et qui finit par s’envoler. On pense que cela fait partie du paysage puis on s’aperçoit que c’est trop tard.
« -Bravo à vous ! Bravo à nous ! » reprit François. Ils levèrent leur coupe, en souriant. Le champagne était excellent. Ils passèrent à table et François leur expliqua son idée. Il avait organisé ce repas, trente ans après la mort du Président, non pas pour partager une veillée funèbre, ils avaient compris, mais pour se retrouver ensemble avec ce que le destin avait concocté pour eux. Curieuse destinée que de nouer des amitiés à la faveur des tragédies, mais finalement dit Agnès, c’est beaucoup moins rare que ce que l’on croit. C’est peut-être même le fondement véritable d’une histoire sincère.
Et pour consacrer aussi le moment présent, François avait eu l’idée de reprendre le menu du jour de l’assassinat. Mais il l’avait remanié dans un esprit contemporain : une référence, un hommage à un repas qui n’a jamais eu lieu, aujourd’hui commué en produits chargés d’histoires.
« -Nous pouvons enfin connaitre cet instant ! Un menu fidèle, mutant, mais fidèle ».
François avait été aidé par ses deux enfants, une fille cuisinière prometteuse, et un fils devenu sommelier. Il avait été marié, le divorce avait été prononcé quelques années auparavant. Louise, s’appelait-elle. Vincent et Agnès la trouvaient sympathique, un peu indolente peut-être. François était assis, le dos devant un grand miroir. Il ne cachait pas son émotion, répétant « je suis ému, j’avoue que je suis ému ».
Alain Calista fut très chaleureux, complimenta le cuisinier, l’assura que tout serait parfait, et du reste, tout l’était, déjà. Les mises en bouches étaient exquises. Il demanda à Vincent comment s’était déroulée la course, la veille. Il s’agissait d’une première pour lui. La Ville avait organisé les 20 kilomètres de Paris selon une nouvelle formule, la course étant très concentrée dans le centre, et, surtout, répartie entre plusieurs catégories bien définies, en fonction des âges, d’une part, et des nationalités d’autre part. Vincent s’était bien préparé, voyant ce semi-marathon comme un amusement urbain et sans risques, une distraction de bon aloi, un divertissement sans conséquence. « Alors Vincent, racontez-nous ! ». Oh, oui, Vincent avait des choses à dire. Car la course ne s’était pas du tout passé comme prévu.
Il avait failli gagner.
François apporta les entrées. Les « écrevisses et anguille fumée en millefeuille de pain d’épices, crème d’anchois, œuf de caille » étaient reconverties en des « crêpes de lentille, biscuit de pois chiche et anguille, bouillon de pain d’épice et oignon brûlé ». La comparaison entre les deux plats était impraticable, mais tous s’accordèrent pour saluer cette assiette faussement rustique, réellement technique et profondément goûteuse, aux saveurs de sous-bois, de bords de rivière et de clairières d’automne. Vincent fit le récit de sa course. Il s’était senti bien dès le début, courant sans effort, pris dans le mouvement en quelque sorte. L’ambiance était sympathique, il était dans la catégorie « + de 55 ans », un gros bataillon. Peu à peu, gagné par l’euphorie, motivé par la beauté des lieux traversés, le long de la Seine en particulier, il s’aperçut qu’il était plutôt dans le groupe de tête. Contre toute attente, il était animé d’un enthousiasme brûlant. La musique dispensée par les nombreux petits groupes qui scandaient le parcours le galvanisait. Ça alors ! Ce truc est dingue se disait-il. Il était réellement dans le peloton menant la course. Les spectateurs applaudissaient.
François proposa un verre de Bourgogne, un mercurey de haute volée. « Tu l’as bien mérité ! ». Vincent savoura les textures de fruits rouges. Il reprit son récit.
Ah ! Un gars barbu était devant tout le monde, il semblait invincible. Vincent était dans un groupe de coureurs juste derrière, et le regardait s’échapper, sans pouvoir le rattraper. Soudain, à proximité d’Odéon, au lieu de tourner à un carrefour, le gars fila tout droit en se détournant du tracé, et se précipita vers un attroupement de copains qui comme par magie le portèrent aussitôt à l’horizontale pour s’engouffrer dans un bistrot : le gars visage vers le haut, la bouche ouverte, directement sous un tonneau de bière coulant à flots dans un éclat de rire général. Tout le monde rigola, la mise en scène ne manquait pas, si ce n’est de panache, du moins de drôlerie pour des messieurs quasi-séniors imitant les potaches qu’ils furent un jour.
Agnès, de son côté, avait suivi la course de Vincent grâce à une application dédiée. Heureuse de le savoir là-bas, martelant les rues de Paris sous un ciel bleu éclatant, un peu inquiète à l’idée qu’il se laisse emporter en voulant à tout prix forcer le rythme. En réalité, il continuait de bien se sentir. « C’était incroyable ».
Le plat principal, véritable morceau de bravoure, fit son apparition. François avait suivi le mouvement végétal amorcé depuis longtemps. Le mot d’ordre était de ne jamais oublier que préparer de la viande revenait à cuisiner un cadavre. Mais, il introduisait tout de même une saveur d’animal, une touche musquée, une bribe carnassière. Les « noisettes de chevreuil, condiments en textures » étaient métamorphosées en « fondant à la betterave dans une feuille de radicchio, truffe noire, purée de châtaignes et de myrtilles ». Et…jus de gibier. Puissant, onctueusement exquis.
« Incroyable ! ».
Vincent était toujours dans le récit de son semi-marathon. A cinq kilomètres de l’arrivée environ, un speaker le repéra. Il était maintenant en tête. Tout seul sous le ciel de Paris, le long du fleuve. Il ne ressentait aucune fatigue. Il entendait les encouragements, apercevait les visages souriants des spectateurs battant des mains. Le speaker, à qui on avait donné les cordonnées de ce coureur inattendu, s’exclama : « Je vous demande d’encourager Vincent ! Vincent, mesdames et messieurs ! ». Vincent se mit à courir de plus belle, prit en souriant la bouteille d’eau qu’une jeune femme lui tendit à un stand de ravitaillement. Ils étaient de plus en plus nombreux lui semblait-il à scander son nom et à l’applaudir. A ce moment, un duo de coureurs le rejoint. Deux types se collèrent à lui, formant une ligne mobile, ondulante, les trois compétiteurs étant au coude à coude. Vincent entendit alors sur le côté une petite voix « allez Vincent », puis de nouveau un « allez Vincent » ténu et clair. Une voix fluette. Il vit sur son flanc gauche un petit garçon tout en mouvement, l’accompagnant en courant lui aussi le long des spectateurs, en bondissant, en fendant l’air, enthousiaste, vêtu d’un tee-shirt bleu et jaune. Il ne savait pas qui il était, mais le petit garçon lui faisait signe, disparaissait derrière un attroupement, puis réapparaissait quelques secondes plus tard à travers une trouée dans le public, semblable à une spirale de couleurs virevoltante. Le petit garçon s’exclama « Vincent ! ». Et il courut, ils coururent tous les deux, sur le bitume, lui au centre de la rue, l’enfant à quelques mètres sur le trottoir. Vincent se dit qu’il était heureux. Simplement.
Mais les deux autres coureurs étaient maintenant légèrement devant lui. Le rythme était imposant, les muscles commençaient à souffrir. Et puis, l’homme qui était deuxième s’effondra brutalement. Il lâcha prise, à bout de souffle, épuisé. Exténué, il se retourna vers Vincent, en désignant l’homme de tête : « Ne le lâche pas ». Avec un rictus.
Alors Vincent se mit à sentir son corps, la fatigue et la chaleur du boulevard. Il ne vit plus le petit garçon. Où était-il passé ? Les dernières centaines de mètres furent pénibles, mais il tint bon. Il pensa à Agnès, maintint son allure farouchement et arriva second sous un tonnerre d’applaudissements.
« Bravo Vincent ! ». Alain Calista le félicita, en levant son verre de Mercurey. Agnès l’embrassa, comme la veille lorsqu’elle le rejoint. François apporta le dessert. Il avait transformé la charlotte aux poires d’origine en une « poire confite et sorbet pecorino », pour une alliance sucrée-salée réconfortante.
Tous furent ravis lorsqu’une corbeille de douceurs siciliennes accompagna le café. Pour le coup, il n’y eut aucune variation. Ces pâtisseries étaient conformes au menu initial. Elles sont éternelles souligna Agnès. C’eut été sacrilège que de faire autrement ! Ils se mirent à parler de l’Italie, avec passion. A travers les fenêtres, le ciel était plus pâle, le bleu de l’après-midi devenant une pastille tiédie.
Alain Calista parla de lui, chose rare. Il n’avait jamais fait son deuil comme l’on dit. La faille dans le dispositif de sécurité ce jour maudit trente ans auparavant était une plaie jamais refermée, jamais cicatrisée, jamais guérie. Il avait aimé passionnément son métier, vécu comme une mission supérieure. Être responsable de la sécurité du Président, c’était protéger le pays, la République. Il avait conscience que cela pouvait faire sourire, tout en restant fidèle à son engagement. Il leur raconta un souvenir de jeunesse, alors que les fenêtres laissaient passer un mince filet d’air, de pierre sèche mêlée aux relents des quelques arbres plantés dans un square à proximité. L’une de ses premières missions consistait à accompagner le ministre de la culture de l’époque. Lors de l’inauguration d’une exposition consacrée à un artiste d’origine russe, les choses avaient mal tourné. Une troupe de violents agitateurs avait voulu s’en prendre aux organisateurs ainsi qu’au ministre. La situation était devenue très tendue. Un jeune avait sorti un couteau. Alain Calista était intervenu avec rapidité et sang-froid. Maitrisant l’assaillant, il avait empêché le ministre d’être pris à parti par d’autres manifestants. Aujourd’hui, il se disait que cette action, passée plus ou moins inaperçue à l’époque, avait beaucoup compté pour lui. Chaque année, l’ex-ministre lui envoyait un mot. Désormais ses enfants avaient pris le relais.
Brigitte Macron l’avait beaucoup apprécié. Il l’a accompagnée comme agent de sécurité plusieurs fois en Italie. Encore il y a dix ans. A Rome l’éternelle, et à Venise, la belle.
Ils finirent la bouteille de Mercurey, « Clos Paradis ». Dans un petit salon lumineux à l’étage d’un grand immeuble ancien, surplombant une ville ouverte, dans un pays au sol plissé par la besogne et traversé par les vents.

Troisième partie
Six mois plus tard, Agnès et Vincent se rendirent à Venise. La raison était d’abord professionnelle : Vincent avait été sollicité pour travailler autour de la préparation des premiers jeux olympiques gériatriques, organisés par l’Italie. La cité, après avoir candidaté plusieurs fois, avait enfin obtenu le gros lot quelques années auparavant. Il était donc prévu qu’après les jeux olympiques stricto sensu, les jeux paralympiques allaient eux-mêmes précéder une nouvelle séquence, dédiée aux plus de soixante ans, les jeux « gérontolympiques ». L’expertise de Vincent, comme gériatre versé dans les nouvelles technologies, avait été repérée. Plusieurs jours sur place étaient programmés pour apprécier les modalités d’organisation, les installations, les conditions de transport et d’hébergement, ainsi que l’implantation d’un centre de santé dédié aux futurs compétiteurs d’un genre nouveau.
C’était l’hiver, peu après le premier de l’an. L’obscurité du ciel plongeait les rues dans une atmosphère crépusculaire. La faible lumière déclinante en fin de journée faisait croire au recul de la mer, les murs sombres des bâtisses semblant se pencher sur d’étroites places, tendues par un fil triste et noir.
A la fin de la semaine, Agnès retrouva Vincent, pour passer le week-end sur place. Lui quitta ce qui serait le village olympique, elle, descendit dans un hôtel proche de la Fenice, et tous deux prirent possession d’une chambre petite mais soignée. Ils sortirent pour aller diner sans se douter de ce qui les attendait. Le carnaval ne se déroulerait que dans quelques semaines, mais un flot humain traversait la ville. Une population en mouvement continu, raide et morne.
Vincent ne possédait plus sa démarche déliée d’antan. Miné par une tendinopathie rebelle à la suite de sa course à pied à travers Paris, il n’avait plus couru depuis. Des mois d’arrêt, un seul essai se concluant par un échec complet, une collection de remèdes inefficaces, un abonnement chez un kinésithérapeute certes sympathique mais visiblement perplexe. Fichu pour fichu, attristé des limites de sa propre médecine et affligé par l’impuissance de ses collègues, il se piquait même de vouloir adopter une canne, à même selon lui de rehausser si ce n’est son prestige, du moins son maintien. Seule Agnès avait réussi à l’en dissuader pour le moment. Au fond de lui-même, il savait qu’elle avait raison. Et probablement qu’un jour, il pourrait de nouveau traverser la ville en courant, sans avoir mal, sans penser à son corps, dans l’arc mouvant de ses seules limites.
Ils marchèrent ainsi en se tenant le bras, longeant les murs obscurs de demeures hautes aux volets clos. Des chiens amorphes vinrent à leur rencontre. Vivants mais apathiques, quels souvenirs laisseraient-ils ? Leurs maitres étaient derrière, dans la pénombre, molle et fade. Les bruits de la ville étaient curieusement discrets, on entendait essentiellement le vrombissement métallique de moteurs dans le ciel, une nuée de drones voltigea au-dessus des têtes, saupoudrant la nuit de flashs éphémères. Au sol, des groupes se constituaient, sans se mélanger. Hommes, femmes, et enfants, et les chiens. Certaines personnes tenaient de grands panneaux au-dessus d’elles, des photographies géantes de personnalités : des sportifs, des chanteurs, des acteurs, souvent fort connus. Un homme s’approcha d’Agnès brandissant au-dessus de la tête le visage d’un homme politique. Le bloc compact des passants empêcha Agnès de se décaler. Elle fit face à cette figure. De nouveau songea-t-elle, encore, toujours, toujours face, face à face. Le souvenir du visage d’Emmanuel Macron mourant sous ses yeux ressurgit, bien sûr, et la transposition de cette scène de rue, conviviale et grotesque à la fois, à ce moment traumatique qui ne pouvait la quitter l’expulsa de sa torpeur. Confrontée à son passé, elle fila tout droit, laissant Vincent derrière elle. Pour un spectateur, il s’agissait d’un moment comme un autre en apparence, mais pour eux semblable à du plomb fondu. Une horreur sur du pavé gras.
Toujours cette image, ce plein de sang et d’angoisse, le vide de joie et l’absence d’enfant. Le temps passait, et les lignes des jours se gommaient d’infinis dégradés.
Il la suivait de quelques pas. Elle savait qu’il était là, juste-là ; et lui, lui faisant signe avec son ombre effilée sur le pavé gris, le contour du haut de son crâne prolongé dans la nuit bien au-delà de la personne d’Agnès. La silhouette de ses bras immenses s’étirait en direction du restaurant qui allait bientôt les accueillir. Elle marchait lentement maintenant. Vincent adopta le même rythme. Et c’était peut-être cela le plus important pour tous les deux sur cette petite place de Venise, un soir de janvier : prendre le temps, consacrer la distance, respecter la solitude de l’autre, en prendre soin, l’entourer sans chercher à la combler. Prendre soin de l’ombre de l’autre au pied d’un long mur qui plonge loin dans l’inconnu de la ville. La lourde porte laissée derrière eux en pénétrant dans l’établissement, la lente déambulation le long des tables drapées de tissus sombres, les rideaux amarante entre deux salles, les chaises que l’on manie en freinant leurs mouvements sur le sol, la serviette que l’on déplie lentement en regardant les fenêtres qui semblent alors très hautes. Agnès et Vincent prirent leur temps avant de commander.
Le lendemain, après une matinée à la Collection Peggy Guggenheim, ils décidèrent de se rendre sur l’ile de Torcello, visiter la cathédrale Santa Maria Assunta. Le ciel était d’un gris frais, parsemé de nuages légers. Après le déjeuner, sans se presser, ils gagnèrent l’embarcadère en s’arrêtant dans une boutique de chapeaux. Vincent en choisit un, bleu foncé, qu’il mit aussitôt sur son crâne. La mer traduisait leurs pensées, en mouvement tout en reflétant un coin du ciel immuable dans une lumière de perle. Les vagues s’agitaient à leurs pieds, se heurtant au parapet avec un bruit de mousse légère. La vue de la lagune, avec ses franges pastel, au loin, les apaisa. Il était déjà un peu tard, et par malchance, un vaporetto prit le départ sous leur nez, les obligeant à attendre le suivant. Le soleil déclinait déjà, provoquant dans sa chute le morcellement des nuages et la libération de leurs couleurs poudrées.
Arrivés plus tard que prévu sur l’île, ils allèrent directement à la cathédrale. Le quai, peu fréquenté, était baigné d’une sombre lumière de miel. Le chemin vers l’édifice les ravit : les arbres secs et minces formaient un alignement propice, l’air du soir était frais et léger, la mer semblait loin, les bruits des hommes n’avaient pas cours. La cathédrale se tenait devant eux, dans l’ombre. Surgit paisiblement en sens inverse un groupe de touristes, peu nombreux, assisté d’un accompagnateur au visage souriant. Vincent sortit son guide de son sac à dos, commença à lire tout en marchant, ripa légèrement sur une branche au sol. Les horaires indiqués n’étaient pas les bons. Devant la lourde porte en bois se tenait un prêtre, barbu, enveloppé, qui leur annonça dans un anglais médiocre que les visites étaient finies. La cathédrale se fermait devant eux. Et la porte fut close.
Les hauts murs étaient plongés dans l’obscurité, les tours baignaient encore dans une lumière du soir, orange teintée de mauve, le bâtiment semblant d’une indifférence paisible. Agnès et Vincent réalisèrent qu’ils étaient seuls sur le parvis. L’éclairage était ténu, animé par quelques lampadaires anciens, posés ici et là, sans alignement strict. Les ampoules ivoires encadraient des cônes de lumière huilée. Le sol, en journée recouvert de poussière, avait l’aspect d’un dallage de pierres tendres. Le soleil était désormais un cercle carmin qui s’enfonçait dans la cité au loin. Le prochain retour était dans un peu moins d’une heure. Ils entrèrent dans un bar, situé à quelques dizaines de mètres du quai.
A l’intérieur, loin d’être un bar quelconque, l’établissement était davantage une auberge de campagne, chaleureuse et réconfortante. Les meubles de bois brun garnissaient la salle aux murs recouverts de tableaux de pêche et de chasse. Le feu dans la cheminée dégageait un parfum de terres fertiles, aux plantations solides et aux branches nourricières. Plusieurs personnes étaient attablées, comme au repos. La serveuse vint leur servir avec un grand sourire thé et biscuits, et le thé était comme il fallait, les biscuits aux amandes étaient exactement comme ils se devaient. La lumière aussi était tout simplement au diapason. Un filtre doré pour un moment hors du temps. Vincent remarqua à une table près d’une fenêtre une jeune fille en train de lire un livre. Elle ressemblait curieusement à Marie, l’amie de l’hôpital qu’ils avaient perdus de vue. Mais une Marie plus jeune que ce qu’elle était lorsqu’ils se fréquentaient et s’aimaient bien, une Marie aujourd’hui telle qu’elle aurait pu être avant, bien avant de monter en gamme. Vincent regarda Agnès. Elle savourait ce moment, silencieuse. Peut-être mettant à profit ce moment pour faire une pause, conclure avec elle-même une trêve, graver dans son esprit une suspension. Bientôt à la retraite après de longues années de recherches et une reconnaissance douce-amère à travers un poste d’enseignante dans un institut spécialisé européen. La jeune fille avait l’air passionnée par sa lecture. Vincent se pencha légèrement mais le titre du livre resta invisible. Sur le mur de l’autre de l’autre côté de la salle, des scènes de pêche tantôt héroïques tantôt paisibles semblaient se soulever légèrement sous l’effet de l’ombre chaude des flammes de l’âtre. Puis ce fut l’heure de repartir.
Dehors un air frais traversait la brume légère. L’eau était un miroir glacé, la nuit noire. Le vaporetto était bien là, silhouette sombre entourée de quelques personnes. Le long de l’auberge, les reflets du feu de bois sur les vitres teintées provoquaient une explosion de couleurs. On croyait encore entendre le crépitement des bûches. Vincent prit son temps. Il vit la jeune fille, alerte, refermer son livre d’un geste décidé avant de le ranger dans son sac. Il ne saurait jamais ce qu’elle lisait ce jour-là, sur cette ile au large de Venise un soir de janvier. Les étoiles étaient peu nombreuses dans le ciel, au-dessus des nuages noirs. Le bateau ramenait un groupe de touristes issus d’on ne sait où. Agnès et Vincent prirent place à l’extérieur, sur une banquette de bois clair fixée au sol par de gros boulons blancs. Le vaporetto se mit en mouvement, eut un moment d’hésitation sur la surface immobile, pivota avec lenteur, attendit calmement, puis prit le cap de la cité, dont les contours émoussés se devinaient au loin. La ville ressemblait à un entrelacs de collines endormies.
« Nous sommes des animaux rêveurs » dit Agnès. Les ombres feutrées de la Sérénissime restèrent plongées dans la pénombre tout au long du trajet sur l’eau. Quelques lumières dorées percèrent progressivement la brume. Bientôt les premiers bâtiment se réfléchirent sur la surface laquée. Soudain, une balle couleur ivoire glissa à leurs pieds. Une balle de cuir de taille moyenne, en réalité plutôt un ballon, portant la trace de losanges bleutés. Ils ne surent pas d’où il venait, ni à qui il appartenait. Un enfant ? Ils se levèrent en même temps pour partir à sa recherche. Arpentant le pont, surpris, ils ne virent pas de petits garçons, ni de petites filles. A l’intérieur, personne ne réclama le ballon que Vincent tenait dans le creux de la main, le présentant comme une offrande aux visages des passagers, indifférents ou perplexes. L’origine de ce ballon resta un mystère.
Alors ils inventèrent une histoire.

FIN
« Chers Agnès et Vincent,
Je suis content de vous avoir retrouvés. Cela fait longtemps que je voulais vous écrire aussi. La première fois que j’ai vu Vincent, je ne connaissais pas son prénom. Il était le docteur de ma grand-mère qui allait mal. Elle était à l’hôpital. Le docteur, Vincent, était très gentil et s’était bien occupé de ma grand-mère. Lorsque je l’ai revu quelques jours plus tard dans Paris, c’était le jour de la course, de la grande course en courant. Je l’ai reconnu et j’étais si heureux que je me suis mis à courir aussi sur le trottoir. Mais lui ne savait pas qui j’étais, il voit beaucoup de visages. Plus tard, ma grand-mère était toujours malade, et un jour il y a eu une fête à l’hôpital. J’ai pu venir avec ma sœur et maman aussi. C’était avant les grandes vacances. Les gens étaient contents. Ma grand-mère souriait et c’était bien. Il y avait de la musique et des gâteaux. Vincent a enlevé sa blouse blanche lorsqu’Agnès est arrivée. Vous avez dansé tous les deux très longtemps et tout le monde vous regardait. Moi après j’étais un peu triste quand ma grand-mère est tombée. Vous avez été très gentils tous les deux. Agnès m’a consolé et je m’en souviendrais toute ma vie. Quand ma grand-mère est morte plus tard, Vincent m’a reconnu cette fois et il m’a pris la main. Ma sœur aussi. Mais ma mère n’était pas là. Comme mon père qui n’est jamais là. J’en ai déjà parlé, mais je ne sais pas pourquoi mon histoire n’intéresse pas grand-monde. Vous m’avez offert une glace dans la rue lorsque je suis sorti et que vous étiez tous les deux près du métro. J’ai toujours gardé votre adresse de l’hôpital, j’espère que ma lettre arrivera bien. Je voulais vous remercier. Je vous fais des baisers.
Je voulais écrire aussi que vous dansez très bien. J’aimerais danser un jour comme vous. Ce serait bien si vous pouviez m’apprendre. On pourrait alors se revoir et vous me montreriez comment faire. Il faut peut-être juste attendre un peu ?
J. ».