Commencer par le soir
Ainsi, après bien des années, je me retrouvais hors de chez moi. Dans le hall immense d’un aéroport, assis, un livre de Milan Kundera entre les mains. Derrière une immense baie glacée, les avions passaient, dans un ciel sans couleurs. La disposition homogène des comptoirs, l’aménagement en quinconce des zones d’attente, la forme des groupes, l’ombre des solitaires, une flèche. Et dans mon esprit, femme et tableaux, couleurs et gris, spirale sans fin.
Lumières blondes, blêmes ou bleuâtres des panneaux annonçant les départs, plastique des sols et des couloirs, sièges noirs ou marrons parsemés d’inconnus, le désarroi. Je n’arrivais pas à lire. Je ne parvenais pas à trouver un peu de repos. Les aéroports ne sont ni des stations d’agréments ni des abris. Construits par les hommes à proximité des cités pour mieux les relier, ils se ressemblent tous. Les mouvements incessants me troublaient. Je vacillais. Trop de souffrance, trop de tristesse, trop de doutes.
Je fermai les yeux, pour mieux nommer les choses devant moi.
Songer à un lieu, un lieu chaleureux, protecteur, où rien ne pouvait m’arriver. Prendre le temps. J’étais en avance de toute façon. Se concentrer sur une image, une projection mentale, visuelle. Il me fallait inventer car de ma vie je n’ai jamais connu de refuge. Une terrasse au-dessus de la mer, bleue. Mettre loin de moi cette femme, aux longs cheveux bruns relevés, au regard perçant et aux lèvres bien dessinées. Aux tenues impeccables. Loin de moi ces réunions autour des costumes gris. Très loin de moi ces tableaux aux couleurs vives. Enchevêtrées. Une jolie terrasse ombragée au milieu de laquelle sont disposées une table et des chaises en osier. Avec des amis, imaginaires.
Alors je me mis à entendre un peu de musique. Du fond de l’aéroport. Et puis le bruit des panneaux d’affichage. Le cliquetis des noms des destinations et des vols, comme un tapement régulier, battant en cadence l’attente et ma divagation. Clic clic clic, mes yeux se rouvrent, clac clac clac, mes mains commencent mécaniquement à tapoter les accoudoirs. Un roulement comme une pulsation. En rythme, je saisis les appuie-bras et les caresse nerveusement dans un sens puis dans l’autre, dessus-dessous. Ne plus penser à cette femme.
Et la seconde suivante, si bien entendu, y penser de toutes mes forces. Mais différemment. Je regarde autour de moi pour faire le vide, je souris presque à la banalité vulgaire de cette formule. Je vois passer un groupe de droite à gauche, puis un autre de gauche à droite. Les tableaux qui m’ont tu, qui m’ont tué. Un homme sinistre véhicule un engin transportant des bagages, je me concentre sur un sac magenta, comme celui qu’avait…Un petit garçon traverse le hall en sens inverse avec un ours en peluche doté d’un minuscule cache-col.
Face à moi, un poteau, ordinaire. Personne autour. Cela me rassure et m’apaise. Un nouveau mouvement dessiné pour une publicité numérique sur un écran à gauche, puis un glissement sur son reflet dans un miroir à droite. Et retour fixe sur le poteau.
Quelque part dans cette salle d’attente de l’aéroport d’Orly, derrière les grandes fenêtres de glace figée j’attends un avion, retardé pour une raison que j’ignore. Je me décide à prendre un peu de café dans le gobelet acheté tout à l’heure. Le tracé numérique de la publicité reprend son envol vers la droite, selon une ample courbure que je suis des yeux jusqu’à l’extrémité de l’écran, puis disparait, remplacé par une théorie de symboles pointus orientés dans l’autre sens et enrobés d’un entrelacs de slogans blancs et bleus.
Il me faut reprendre. M’apaiser. Me délasser. Délaisser l’écume pour me plonger dans la vague, piquer vers le fond, qui m’attend. Qui m’attendra toujours, les couches anciennes survivant aux nouvelles. Le nouveau meurt avant l’ancien. « Comme dans la vie ! » disait Bernard devant un jeune enfant desséché au pied d’un vieillard pimpant. Je sors mon carnet et prends mon stylo fétiche, un cadeau.
Une femme retire sa robe et dévoile son sexe béant. Un oiseau se pose et regarde à travers un carreau.
Je manipule le stylo.
« Il faut occuper sa place » disait souvent Bernard.
« Je préfère celui-ci », souffla Gilles. Un homme au phallus énorme, rouge, boursoufflé, agrippant une femme à trois têtes, toutes de couleur verte selon une palette aux nuances ténues. On voyait distinctement ses fesses, curieusement étirées, zébrées de lignes éparses dans des teintes plus claires. Virginie nous montra le suivant : une maison éventrée, des fleurs partout, des aplats orange et mauves, rehaussés par des étoiles jaunes et bleues. L’ensemble était équilibré.
« Oui c’est bien » dis-je laconiquement, dans mon fauteuil de cuir noir aux teintes légèrement luisantes. Les chevalets étaient disposés en demi-cercle. Le halo orangé des vitres offrait un discret tamis. Les cinq tableaux étaient à hauteur d’hommes, devant moi. Je repris du café, et alors qu’elle me l’apporta, Virginie me fit un clin d’œil. Le troisième du jour était le fruit d’un certain Désidérato. Sa technique était faible, le geste gauche, les couleurs trop appuyées, nous passâmes au quatrième, une variante d’un Van Gogh, classique dans ce milieu. Les tourments et la pâte, les cercles jaunes, les yeux exorbités. La dernière toile était de nouveau connotée : un homme assis, des figurines miniatures à ses pieds. A sa vêture, on ne savait s’il était prêtre ou travesti. Doté d’un couteau à la lame bleue, il découpait des morceaux de fleurs qu’il projetait en l’air. Des coqs tentaient de récupérer les pétales, dans une cascade d’or et d’argent. Je me retournai vers Bernard et Gilles, tous deux concentrés. Virginie était debout, et regardait de près un détail. Sa jeunesse et sa classe sautaient aux yeux. Je scrutai la femme à la robe ouverte. Regardai ma montre.
Chaque premier jeudi du mois, je retrouvais mes collègues. Posément, pour respecter les objectifs du bureau que nous avions créé. Dans une ambiance feutrée et quasi silencieuse, nous avions pour tâche de sélectionner les tableaux de patients hospitalisés en psychiatrie pour les revendre ensuite. Nous étions uniques, spécialisés dans un domaine aux confins de l’art et de la folie. Bernard était le patron. Son agence, dénommée, « Care à vague », se proposait de débusquer des trouvailles artistiques au sein de la production thérapeutique de patients plus ou moins atteints, à la faveur de visites régulières dans les établissements spécialisés en psychiatrie. Gilles assurait cette partie du travail, consistant à fréquenter régulièrement les services de santé mentale, dans le but de découvrir des pépites, que le bureau recyclait et revendait à un bon prix. De mon côté, j’étais l’expert, celui qui faisait le lien entre les hôpitaux, les galeries et les acheteurs. Les créateurs eux-mêmes, c’est-à-dire les patients, ne m’intéressaient pas. Je passais outre. J’étudiai froidement les tableaux issus d’esprits malades, dépressifs, anxieux, schizophrènes, voire carrément délirants, avec l’œil du marchand d’art, expert, lucide, et consciencieux. On flirtait avec un cadre juridique assez lâche. Nous étions motivés tant par l’étrangeté de cette quête artistique que par l’argent, qui commençait à venir. Ce jour-là, l’homme au phallus énorme emporta la mise. Les autres figures avaient déjà été vues quelque part, comme aurait pu dire Bernard.
Cette activité me convenait. J’avais été galeriste, et, par chance, les affaires avaient connu une certaine réussite. Mais un drame m’avait frappé. Plusieurs années auparavant, on détecta chez mon épouse une tumeur bien avancée, déjà, lors des premières investigations. Le cycle des séances de chimiothérapie, d’interventions chirurgicales, puis de rayons, s’enclencha et dura quelques années. Puis ce fut la fin. Horrible. Sur son lit, mon épouse, accablée et sauvée de la douleur par les médicaments, murmurait que je la trompais alors que la mort s’approchait. Je démentais, mais les paroles affreuses revinrent. Il n’y eut pas d’apaisement mais un vide, qui ressembla à une amputation. Je ne pouvais pas cicatriser puisqu’il y avait eu mutilation à vie. J’ai seulement réussi à changer le décor de mon existence, son tempo, son atmosphère. Un déménagement dans un quartier plus discret, un peu à l’écart des commerces et des stations de métro. Un aménagement dans un appartement au troisième étage d’un immeuble des années vingt, disposant d’une surface réduite. Je ne voulais pas me débarrasser de certains meubles. La table en verre, d’une douce teinte voilée, autour de laquelle elle et moi avions l’habitude de prendre nos repas de fêtes, me posa problème. J’eus recours à une technique particulière : pour laisser un peu de place dans mon nouveau salon, je la fixai au plafond, avec un jeu de poulie et de cordes, ajustées le long des murs comme des pendentifs de couleur sable sur fond blanc-cassé.
Assis sur mon canapé, un livre à la main, je regardais souvent ce meuble ressemblant vu du bas à un guéridon perché. Je nous revoyais les jours heureux, autour de cette table désormais au-dessus de moi, sa forme arrondie telle une coupole de verre nichée dans une abside au fond d’une chapelle oubliée de tous sauf de moi. Le souvenir de mon épouse flottait, à l’image des représentations des morts qui surplombent les vivants dans les temples anciens.
Et j’ai changé de métier, pris une autre orientation. J’ai rejoint l’agence très peu de temps après sa création. Cette nouvelle situation me laissait du temps. Pour mes activités solitaires, chez moi, dans les rues, les parcs et les musées. Veuf célibataire, gagné par un ennui paisible. L’organisation de mes journées n’était ni rigide ni décousue, elle était terne, simplement pâle, comme un ciel de novembre normal avant l’hiver. Je déambulais, conscient malgré tout de ce privilège, le luxe de l’inaction. J’aimais rester dans mon fauteuil, à regarder les œuvres des fous tout en observant de biais ce qui se passait dans la rue. Les arbres qui frémissaient quand j’ouvrais les fenêtres, un chien qui levait la tête lorsque je décrochais une toile sanglante, un avion au loin avec son filet voilé au moment où je me délectais d’un tableau obscène. Un coup de fil par-ci, une visioconférence par-là, quelques repas entre collègues. Dehors, je prenais le temps de lever la tête, en pensant à une phrase de ma mère alors que j’étais petit : « Léo, dans une ville ancienne, en particulier en son centre, il faut toujours regarder en hauteur, pour repérer les plaques sur les murs, au-dessus des portes ou au milieu d’une façade, en l’honneur du passé, des hommes illustres ou des moments de gloire ». Je marchais beaucoup. Je redécouvrais Paris, aux heures dites creuses, les jours de semaine, banals, calmes. Le musée Zadkine.
J’essayais de profiter de la vie, sans comprendre le sens de cette formule colportée sans cesse. Un peu de plaisir malgré tout. J’approfondissais mes connaissances en vins. J’aimais les noms des appellations des Bourgogne, particulièrement élégants, aux belles consonances : Mercurey, Gevrey-Chambertin, Nuits-Saint-Georges…Un jour, tandis que je savourai un doux Volnay, dans ma bibliothèque, une fois les tableaux de la semaine passés au crible et remisés contre le mur, tous particulièrement délirants dans leur enchevêtrement de corps et leurs tornades de vert menthe acide, de bleu nerf de la nuit, de rouge d’animal en fuite et de cendres à faire frémir tout un peuple, je pris le temps de regarder par la fenêtre et vis s’avancer sur le trottoir opposé une femme. Qui ne semblait observer personne. J’ai tout de suite remarqué son chignon, relevé et très chic, magnifiquement réalisé, comme un masque porté en arrière. Ou un casque, fier et protecteur à la fois. La démarche était indépendante de l’environnement. La tenue sobre, croyais-je voir mais je n’en étais pas certain. Elle traversa la rue, je me levai pour me rapprocher, observai plus attentivement. Il ne se passa rien d’autre. Son regard était étrange. Comme le reflet d’une vague abrupte. Elle passa, en continuant à regarder droit devant elle. Sa mère ne lui avait peut-être rien dit lorsqu’elle était petite.
Dans mon existence, il y avait les vivants, les morts, et ceux qui peignaient. Le gris perlé du ciel, la tombe de mon épouse à l’ombre d’une allée arborée du beau cimetière de Bagneux, les parcs, les places de Paris et les bars. Les galeries et les musées couleurs de poudre et d’éther. Regarder des tableaux. Il m’arrivait ainsi d’accompagner Gilles dans ses visites d’hôpitaux. Les règles internes de notre bureau étaient strictes : réunir des œuvres de patients aux troubles psychiques avérés, et, point essentiel, ne les juger que sur des critères esthétiques, gage de neutralité. Ce qui certifiait n’avoir aucun lien personnel avec les auteurs. Un jour d’avril, nous prîmes la direction d’un établissement en banlieue parisienne. Je fus tout de suite frappé en arrivant par l’architecture soignée et harmonieuse des bâtiments : alignés sereinement et séparés les uns des autres par des statues posées sur des socles solides. Ces allégories de pierre ne manquaient pas de charme dans leur style Troisième République triomphante. Elles invitaient le regard à se lever pour admirer la force d’un bras bienveillant. Nous nous rendîmes dans la salle d’art-thérapie d’un pavillon abritant un service au nom réduit à un numéro (le « 3 »). Le médecin chef de service, affable, nous accueillit avec urbanité en nous proposant un café. Les autres médecins et les soignants étaient souriants et concentrés. Nous étions dans les locaux d’un hôpital de jour. Quelques patients étaient là. Tous semblaient confiants, protégés des tourments, à l’abri. Je fus un peu déçu par les tableaux que l’on nous montra, à l’exception d’un paysage évoquant la puissance de Richard Diebenkorn. Un patient était à part, on nous dit qu’il avait à cœur de développer une expression digitale. Gilles et moi nous rapprochâmes. L’hôpital avait pu faire l’acquisition d’un matériel moderne, soutenu dans cette démarche par une art-thérapeute, Mme Sabib, jolie femme aux yeux rieurs et à la voix douce. Le patient, un homme au visage rond et aux boucles brunes, travaillait à un collage numérique. Une terrasse surplombant une mer bleue. « On retient » dis-je en partant. Au moment de gagner la sortie, je jetai distraitement un regard sur la gauche. Dans la pénombre, j’aperçus un portrait brossé avec autant de grands coups de pinceaux qu’avec les mains, un portrait de noir et d’éclats, d’huile et de cristaux, un portrait d’une femme avec un haut chignon relevé regardant fixement droit devant comme si elle n’était que matières et larmes.
Les séances de travail dans la salle de conférence de notre société étaient très espacées, comme je l’ai déjà indiqué. Je prenais le temps, je négociais tranquillement, je recyclais les tableaux selon un processus bien huilé. J’étais au bon endroit au bon moment. Je me tenais au courant de l’actualité, je lisais les journaux, regardais la télévision. Le monde continuait d’être à feu et à sang. J’avais quelques liaisons, rien de profond, rien d’attachant. Les saisons passaient. Je revis la femme mystérieuse, si tant est que l’on pouvait la qualifier ainsi. Un samedi, au cœur d’un grand magasin, dans le rayon maroquinerie. Je cherchais une sacoche de cuir classique, légère et discrète, pour mes courtes et rares réunions de travail. Les peaux lisses, luisantes, vernies ou raides s’étalaient de part et d’autre d’une allée surplombée d’un jeu d’ampoules pâles. Elle vint alors droit en ma direction. Je m’assis sur une banquette. Passa à côté de moi. Au coude un sac magenta, oscillant avec gravité, comme un rappel muet de sa démarche assurée. Je la vis franchir la sortie, les deux portes vitrées s’ouvrant à son passage. Les bruits de la ville s’engouffrèrent un instant avec leurs parfums de plomb et de fer, je la suivis. Chignon haut, tenue élégante classique, tailleur gris et jupe juste en dessous des genoux, escarpins noirs. Elle suivit un parcours net, sans hésitation, qui la conduisit à un square.
Elle prit place sur un banc. Des enfants s’amusaient un peu partout, dans le traditionnel bac à sable, sur une aire de jeux protégés, autour d’un tourniquet, au pied d’un toboggan. Cela n’évoquait pour moi rien de neuf même si je n’avais jamais l’occasion de venir dans ce genre de lieux. Peu de choses ont changé depuis ma propre enfance. Et elle, que faisait-elle ici ? D’autres personnes étaient assises, l’une d’elles avait pris place dans une chaise en osier. Je ne souhaitais pas me faire remarquer. J’empruntai alors un mouvement circulaire, le plus discret possible, et c’est ainsi, qu’à travers grillage et feuillage, en me rapprochant un peu, je vis qu’elle était plus âgée que je ne l’avais cru. J’en fus troublé, et encore plus touché. Deux boucles d’oreille étrangement longues et de couleurs vives tranchaient avec la tenue et encadraient le visage impassible. Je regardai mieux.
Au moins 60 ans. L’âge parfait.
Un homme me tapota l’épaule. Je vous reconnais me dit-il.
L’homme était un patient du service de psychiatrie que j’avais visité peu de temps auparavant. Bon sang. Il m’expliqua qu’il venait en « hôpital de jour », du lundi au vendredi, en journée, avant de regagner le domicile de ses parents chaque soir.
« Vous êtes un sage. Je vous ai vu, vous parlez peu, vous connaissez la rareté de la parole. Comme moi. Mais moi, j’ai découvert quelque chose d’unique. Une révélation : le mystère du monde m’a été confié. J’ai eu accès à l’origine de la création. La clé de tout m’a été donné. Mais c’est trop lourd pour un homme, je ne peux pas porter cela tout seul. Alors je me rends à l’hôpital tous les jours ». Son propos n’était pas dénué de logique. Je l’écoutai avec bienveillance, du moins je l’espère. Nous nous séparâmes en nous serrant la main. En me retournant, je vis qu’il n’y avait plus personne sur le banc. Dans ma mémoire, j’ai continué à procéder par rotations pour rejoindre mon appartement, comme si le tracé droit m’avait été refusé. Seules les courbes me semblaient permises, comme au square.
Puis la déflagration. Je ne me souviens plus pourquoi j’ai ouvert mon ordinateur en rentrant ce jour-là. Le flash de l’écran. Ce qu’il y avait dessus, écrit, lettres noires sur fond blanc, sans couleurs. Un mail du bureau. Avec des phrases agrafes, des griffes pour me happer, « faute », « trahison », « mépris ». Une convocation.
Je me souviens que plus tard, je descendis l’escalier hagard, tremblant, le souffle hésitant. Dans l’escalier, qu’il me semble avoir parcouru en zigzag, j’étais physiquement accroché à la rampe, ballotté d’un point à un autre de la descente, et comme en suspension. Les bras s’agrippant aux colonnes de bois, et les jambes pouvant verser dans le vide à tout moment. Dans mon souvenir, un flash, un halo de conscience, je finis par m’incliner, sur le point d’être suspendu par les pieds, la tête en avant. Mais je ne me souviens pas de ce que j’ai fait dans la rue. Probablement un trajet à la fois poussif et fiévreux dans le quartier. Je ne sais plus à quelle heure je suis revenu chez moi. Je me revois vaguement dans la pénombre, déplaçant des tableaux.
Et ces mots « licenciement pour faute », restés figés dans une lueur bombée. Je ne pouvais rien faire.
« Monsieur Léonard Jeantet est attendu porte 21 », « Monsieur Léonard Jeantet ». Léonard Jeantet ! Je me redresse et rouvre les yeux en entendant mon nom dans ce hall d’aéroport. C’est moi. Ici, alors que les gens s’apprêtent à prendre leur avion. On m’attend porte 21.
Ce jour-là, je suffoquais. Bernard, Gilles, Virginie, et Monsieur Thomas, juriste, m’avaient convoqué. Bernard était au centre de la pièce, derrière son bureau. La hargne à mon égard continue de me hanter. Il m’accablait de reproches. Les regards noirs, de ressentiment et de mépris. Je ne comprenais pas, je ne comprenais rien depuis la veille. On me parlait de non-respect du règlement intérieur. J’avais violé l’une des principales règles. Je continuais à tomber des nues.
J’ai un choc lorsque je vois mon nom apparaître sur un écran fixé à un pilier. « Message pour Léonard Jeantet ». Les caractères ivoire s’incrustent fixement sur la plaque de verre au logo d’Air France. C’est bien moi. Mais d’où vient ce message ? La suite vient : « Vous êtes attendu ». Puis plus rien. L’image se fige, immobile. Enfin le noir. Je vacille. Je suis sous le choc. J’ai du mal à respirer. J’ai renversé au sol mon gobelet de café.
C’était donc l’enfer. Là-bas. Le matin, dans cette grande pièce aux reflets olive. Monsieur Thomas me dit, lentement et solennellement, que j’avais enfreint la clause d’impartialité et de neutralité, en dissimulant les liens qui existaient entre moi et un patient, ou une patiente, auteur, ou autrice, d’une toile que j’avais acquise au nom de la société. Le tableau était posé sur un chevalet. Gilles, froidement, le retourna. Un homme et un enfant sur du sable, une petite fille aux pieds tordus dans des sabots grotesques les regardait avec une grimace de rire ou de larmes, on ne savait pas. Un soleil blanc était peint dans le coin droit supérieur. A l’opposé, au coin gauche inférieur, une tache rouille en filaments tordus. Dans le coin droit inférieur, une inscription : « Pour Léonard Jeantet, en souvenir de cet angle ». Une croix en forme de cicatrice à côté. Une croix couleur mauve. Comme sur la cime d’un cimetière pour un angle mort.
Incompréhensible.
« Tu es donc licencié pour faute ».
Ce fut dit.
Mon nom retentit maintenant dans le hall d’aéroport. J’ai quitté mon domicile ce matin, décidé à partir, à m’échapper. Je me lève, le livre de Milan Kundera est toujours dans ma main, gauche, je regarde la couverture avant de me redresser. « L’immortalité ». La première fois que je l’ai lu, j’étais dans un train, peu de temps après sa publication. J’étais jeune alors. Je me souviens du trajet, des quelques passagers.
Mes pas me guident dans le couloir central de ce terminal. Je cherche des yeux le comptoir d’accueil, là où on peut me renseigner peut-être. Où est mon vol ? De nombreuses silhouettes blêmes me frôlent, forment un décor mobile. Dessous le grand panneau d’affichage des messages, je dépose mon sac et scrute les alentours. Il me faut résumer, abréger, formuler une issue. Un entrebâillement.
Je me concentre. Elle arrivera de ce côté, par cette galerie, empruntera l’escalier mécanique, s’élèvera ainsi, jusqu’à la zone dans laquelle je l’attends. Elle montera progressivement du niveau inférieur, lentement, retirera sa main de la rampe, prête à s’avancer. Elle finira bien par atteindre le guichet en levant la tête, me verra et me parlera.
Nous marcherons ensemble, elle en me guidant par la main. Le visage impassible et serein, les boucles d’oreille de couleurs vives. Je l’écouterai.
Elle me racontera mon histoire. Nous commencerons par le soir.
Mai 2021
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