Les portes derrière nous
« Les eaux profondes coulent sans bruit ».
Julien Green
Pierre franchit l’entrée, puis hésita. Il n’avait rien à dire aux gens qu’il voyait, silhouettes sur un fond livide. Il chercha du regard un Pleyel mais il ne semblait pas y avoir de piano ici. Ni dans le grand hall ni dans la galerie en demi-cercle. Des agents en tenue blanche devisaient sous des panneaux de signalétique apposés aux murs. Rien qui ressemblait à un orchestre, même réduit. Seulement des grandes baies vitrées, teintes d’un violet profond et sinistre. Pierre traversa un long couloir, au sol usé, croisa de nouveau des gens en tenue, vit à travers une fenêtre une longue branche frotter doucement les carreaux. L’unité de soins intensifs de cardiologie se trouvait au huitième étage.
Il devait retrouver ses frères, Marc et Olivier, à 14 h 30 précises, devant les ascenseurs. On était samedi après-midi, période interlope dans un hôpital. Des visiteurs et des employés, tous fatigués et tendus, pourtant conscients du week-end. Chacun donnant l’impression de se demander ce qu’il faisait là. Des sons mécaniques, et des chuchotements d’enfants, comme le murmure de personnes âgées. Un bruit étouffé semblable à celui de la pale d’un moteur invisible. Marc était devant la machine à café, en face de la reproduction d’un tableau de Hopper, le point de ralliement. Il avait quitté le matin-même un congrès d’ingénieurs en Allemagne, Pierre venait simplement d’effectuer un court trajet en métro. Rien ne fut commenté, Pierre éprouva la honte du retardataire sans excuse. L’aîné, Olivier, était en train de garer la voiture.
L’hôpital, réputé, dépendait de l’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris et disposait de secteurs de pointe. Le Directeur avait fait savoir qu’il était particulièrement honoré « d’accueillir » le chef-d ‘orchestre Louis Granet. Ce grand musicien, soixante-dix-huit ans, avait des problèmes cardiaques depuis une dizaine d’années. La veille, il avait appelé ses trois fils pour un petit concert de piano, violons et violoncelles, avec quelques bénévoles de l’hôpital, pour « remercier » le personnel.
Pierre et Marc empruntèrent un couloir assez laid, en échangeant des banalités. «- L’aérospatiale, toujours aussi difficile ce moment ?
-Oui, heureusement qu’il y a l’armée, c’est un peu triste mais c’est ainsi. Et toi, l’enseignement ?
-Souvent triste à la Fac. Mon séminaire à l’Ecole de Guerre est plus intéressant… Heureusement…il y a l’armée ».
Les deux frères sourirent, avant de s’immobiliser un instant devant la porte de la chambre. Marc frappa, puis entra. Jusqu’au milieu de la pièce. Personne. Pierre, respectant une ligne invisible, regarda autour de lui, vit une affiche, une danseuse de Degas, un bras en l’air. A l’intérieur de la chambre, son frère, perplexe.
Pierre observa de nouveau l’affiche. Le bras gauche en l’air, l’autre à la taille, le corps busté avec grâce. Ici dans la chambre, le silence et l’immobilité. Marc jeta un œil dans la salle de bains. Partout, les affaires de leur père étaient rangées avec soin. Sur la tablette à côté du lit, le téléphone portable acheté l’année précédente, deux livres, des CD, le lecteur MP3 finalement adopté. Le lit ordonné. Un carnet.
« Où est papa ? ».
Pierre s’avança, s’assit sur une chaise plastifiée curieusement inconfortable, tellement molle qu’elle paraissait tiède. Marc prit le fauteuil. Dans une chambre d’hôpital, les tourments se ressemblent, chaque silence possède un poids unique. L’absence de leur père appelait beaucoup de questions, aucun des deux ne se pressa. Marc voulut se calmer en parcourant une brochure de l’hôpital. Pierre fit glisser son regard, en tournant lentement la tête. Il imaginait leur père dans ce lit, le jour, la nuit. Il contempla la scène, son frère et lui gardaient le silence. Il fallait conserver en mémoire ce moment, le fixer, le figer. Durant quelques instants, Pierre était bien.
C’était seulement une attente.
Subitement, Marc, dressé, faisait face à Olivier, surgi de nulle part.« Qu’est-ce que vous fabriquez Bon Dieu ! Qu’est-ce qui se passe ? ». Comme sous l’effet d’une mécanique implacable, ses exclamations furent suivies de l’apparition d’une infirmière, visiblement contrariée, d’un interne, distant, de la cadre de l’unité, bienveillante. Leur père avait eu une nette dégradation de son état. Il avait été transféré en réanimation trois-quarts d ‘heure avant.
Olivier se précipita sur l’interne, en lui intimant l’ordre de prévenir son Chef de Clinique. Olivier était lui aussi médecin, ORL. Rapidement, il se retrouva dans le service de réanimation, suivi de ses deux frères. Leur père semblait bien loin. Dans une chambre, seul, inaccessible. Olivier s’entretint avec un autre médecin. La famille fut appelée. « Je suis sûr qu’il y a eu une connerie » répétait Olivier.
Marc essayait de trouver un cheminement logique à tout cela. Pierre retourna dans la chambre du huitième étage. Reprit la même position sur la chaise curieusement molle. Puis s’assit dans le fauteuil, là où était son frère quelques dizaines de minutes auparavant. La Cadre de santé, passant dans le couloir portable à l’oreille, s’arrêta, puis le rejoignit dans la chambre, avec tact et courtoisie. Elle s’appelait Caroline Darcol, ce qui était un peu bizarre mais euphonique, évoquait vaguement un personnage de théâtre, de pure fiction en tout cas. Elle dit à Pierre des mots gentils sur son père, son admiration pour ce formidable chef-d’ orchestre si connu, les visites de personnages célèbres qu’elle avait dû gérer ces derniers jours, ces artistes !, des mots professionnels sur l’état de la situation, grave mais pas désespérée, des mots humains sur sa propre disponibilité et son écoute. Elle avait une quarantaine d’années, de taille modeste, sa tenue blanche lui allait bien on pouvait penser qu’elle habitait sa profession. Des yeux vifs, un visage rond, au charme slave, un nez fin, des cheveux qui avaient dû être davantage rieurs dans le temps, ou qui pourraient l’être, chez elle, en famille, avec ses amis. Quand elle enlevait sa tenue blanche.
Pierre commençait à légèrement divaguer lorsqu’elle lui fit part de la nécessité, malheureusement, de procéder au rangement des affaires de son père. Pierre acquiesça. Il fit les choses dans l’ordre qui lui semblait logique, posément. On lui donna des sacs en plastique, il sépara les affaires de toilette, les vêtements, mit à part les choses plus personnelles et diverses, comme les CD et les livres. Caroline Darcol lui confirma que son père avait eu l’ambition de faire un petit récital dans le hall, pour l’hôpital. La direction de la communication de l’établissement avait été prévenue pour apporter son aide. « Bien évidemment » songea Pierre, « A son âge, faire parler de lui, toujours ».
Pierre regarda la quatrième de couverture du livre que son père était en train de lire, une biographie de Haendel. Un feuillet glissa, une feuille cartonnée orangée pouvant servir de marque-page. Il y avait une photo d’un jeune homme, de belle allure, debout devant un piano. Dessous, on pouvait lire cette phrase écrite d’une main que Pierre reconnut immédiatement comme étant celle de son père : « Mon ami, mon frère de Musique, Paul Décade ». Mais qui est ce type se dit Pierre. Qui est ce type ? Les rebords crénelés de la photo étaient durs comme des minuscules croûtes de terre séchées.
Le soir, Pierre se rendit dans l’un de ses bars favoris, « Le Sodome », parfaitement évocateur de ce qu’il recherchait. Il prit quelques verres, discuta avec un homme, en repéra un autre, qu’il alla retrouver. Le bleu du canapé était comme de la soie.
Quelques jours plus tard, Pierre, Marc et Olivier se retrouvèrent dans le même hôpital. Olivier était convaincu que l’on devait retenir une erreur médicale, et voulait en avoir le cœur net. Il discutait en permanence avec les médecins du service de réanimation, mais en voulait surtout aux cardiologues. L’état de Louis Granet était stable, mais les causes de sa dégradation demeuraient floues. Pour prendre les devants, Olivier avait demandé rendez-vous avec le directeur de l’hôpital, pour aborder la question de la communication du dossier médical, demander des explications sur l’organisation générale du service, envisager un litige s’il n’obtenait pas satisfaction. Pierre et Marc ne voyaient pas très bien ce qu’il pouvait en ressortir à ce stade, mais le suivirent. Le directeur, lui, se fit représenter par un adjoint, passablement emprunté, alternant fausse convivialité et formules mécaniques, aménité de façade et propos généraux. Les fauteuils étaient confortables.
Dehors, les trois frères se dirigèrent vers une brasserie. Le mois de novembre était froid et lumineux cette année-là. L’air était vif, le ciel dégagé, la Seine semblait plus nerveuse sous l’effet du soleil. Les façades des immeubles étaient d’un grain plus sec. On pouvait se croire par moments dans un grand pays d’Amérique du Nord, Paris sous un froid soleil semble plus étendu. Les sons traversent mieux l’espace croit-on, et les cloches des églises se répondaient, dans un sursaut de vitalité avant l’hiver.
Pierre s’interrogeait sur l’existence d’une raison précise pouvant expliquer l’état de leur père.
« -Il y en a forcément » dit Olivier, « il faut expliquer ».
« -Sans compter le manque de personnels » rétorqua Marc. « Il suffit de regarder les réseaux sociaux ».
« -Oui, peut-être…Mais notre père n’est de toute façon pas si fringant… » dit Pierre.
Ils commandèrent tous un scotch. Après des propos commodes (« il a l’air un peu con ce directeur, non ? », « tu sais, il obéit comme les autres », « le docteur Polard, il est bien au moins ? », « bof, je ne sais pas », « pourquoi on ne voit pas plus le personnel ? », « et l’autre, le docteur Caillot, il me paraît filou »), ils entamèrent une discussion plus intime et sérieuse. Emprunter le chemin de la sincérité, sans même parler de celui de la révélation, est parfois malaisé entre frères. Passer du rivage des réunions familiales classiques à celui des confidences mérite un accompagnement. Le charme du scotch facilita le transfert. Les trois frères parlèrent de leur père en toute franchise.
Pierre commença par dire qu’il n’avait jamais rien compris. Rien compris de la fonction, du métier de chef d’orchestre. Rien de rien. Il voyait bien, il imaginait bien l’utilité, la nécessité même de ce que faisait leur père, mais il n’avait jamais pu relier les gestes, la technique et les mouvements des mains et des bras d’un homme sur une estrade avec la révélation de la musique et l’exécution de sons majestueux des musiciens qui l’entouraient. Une déconnection complète entre les inclinations d’un homme seul en un point fixe et la tonalité des instruments à ses pieds. Souvent la baguette virevoltait en l’air pour pointer finalement dans une direction, au moment même où des musiciens assis à l’opposé commençaient à jouer. Oui, il fallait ordonner, réguler, coordonner, bien évidemment, et même, il pouvait le comprendre, « donner une couleur » à une œuvre, la « faire respirer », mais pourquoi un tel décalage entre les mouvements saccadés d’un corps serré dans un costume noir et l’harmonie d’un ensemble d’hommes et de femmes ?
« -Dans une salle de concert, les gens tendent une oreille exquise, moi je pointe ma lentille d’opérateur qui reste désespérément floue.
« -Mon Dieu, tu ne comprends rien, n’écoute rien, n’entends rien » lui-dit Olivier. « -Tu n’as jamais pensé qu’il pouvait y avoir des codes entre eux ? Que tout était préparé, répété ? Que le chef d’orchestre est là également pour prévenir, anticiper ? ».
« Tu n’as pas d’oreille, c’est tout » souffla tranquillement Marc. « Mais moi aussi j’ai eu du mal, et cela s’est traduit différemment. Toi tu ne comprenais pas, moi quand j’étais petit, c’était pire, pire que cela. Quand nous étions enfants, la musique que maman et papa écoutaient, les classiques, les grands classiques, m’impressionnaient. Je ne percevais pas la beauté. J’entendais de la musique lugubre, funèbre, sans gaieté, j’imaginais papa lutter contre des forces sorties de l’obscurité, tenter de repousser la puissance du mal. Cela me faisait peur. Tous ces requiem…Dans notre salon, maman à son bureau en train d’écouter de la musique classique, cette musique de morts, vous quelque part, moi terré sur le canapé n’osant parler à personne de mon angoisse. Papa était dans la nuit ».
Olivier prit la parole. « De mon côté, on ne peut pas dire non plus que j’ai été précocement amoureux de la musique et des grands ensembles. Papa était et est toujours considéré comme un artiste, doué, inspiré. A la maison, on le voyait peu, on le voyait fatigué, mais content de nous voir, on ne peut pas le nier. Il nous aimait, mais était toujours assombri par son travail. Un artiste, qui passait son temps à se plaindre de musiciens. Un homme en colère : les conflits entre musiciens, les relations avec une partie de l’orchestre, les désaccords avec les administrateurs, les salles de concert. Un homme en souffrance, sous tension, à cran. Une rage même, qui m’a fait parfois détester la musique. Papa ne parlait pas d’art, il parlait de la brutalité des rapports humains. Et quand je vois un orchestre, je maudis celles et ceux qui pourrissent la vie à leur chef. Je veux les laisser dans leur « fosse ». Je ne vais jamais à un récital. ».
Les trois regardèrent ensemble le niveau de leurs verres, au plus bas. Le froid de la fin du jour s’infiltrait par une fenêtre entrebâillée. Le ciel se teintait d’une lueur orangée, aux formes fluettes, dans le lointain.
Ils furent d’accord pour se faire resservir.
Après un silence, ils parlèrent de leur mère, toujours alerte. Vive et dynamique. Inquiète pour son mari mais pas angoissée. Elle tenait à une visite chaque jour à l’hôpital. Le reste du temps, elle participait activement à la préparation du mariage du fils d’Olivier, dans quelques semaines.
Ils étaient au comptoir, sur de hauts sièges de cuir d’un vert impérial. Le barman avait rassemblé quelques bouteilles, quelques verres aussi. Nonchalamment, Marc ramena vers lui une coupe à cocktail presque vide. Il fit tourner un doigt lentement sur le rebord, l’air presque absent. Un sifflement ténu s’éleva. Marc continua son mouvement circulaire, le murmure du verre se fit plus net. Pierre prit alors une bouteille, et la plaça doucement sous ses lèves humectées : un faible bourdonnement procéda du souffle. Ils poursuivirent, l’un faisant glisser son majeur, l’autre soufflant en rythme. Les sons lourds, graves, et discrets produits par le contact entre le verre humide, la peau et la respiration furent bientôt ponctués par des petits coups portés en cadence par Olivier. Avec une fine cuillère effilée, il ajustait ses légères percussions tantôt sur le col tantôt sur le flanc d’un flacon de cognac ou d’une bouteille de vodka qui, après avoir rempli son office, était désormais disponible pour ce trio. Face aux trois frères, le barman, amusé, ne dit rien. Lui seul pouvait voir l’ensemble : les clients se taisant progressivement et tournant leurs regards vers ces trois hommes appliqués. Les chants primaires du vivant, par la spirale du doigt sur le bord, les lèvres au-dessus de l’embrasure, la main qui prend et qui tape. Vint du fond de la salle un homme visiblement ivre qui prit une louche à sangria et mima les gestes d’un chef d’orchestre. Les autres clients sourirent. La scène dura encore quelques instants puis prit fin. Il y eut quelques applaudissements. Les trois frères réglèrent leur note et sortirent. Apaisés.
Ils marchèrent sur le boulevard animé. Pierre évoqua la photo de Paul Décade. Aucun ne savait qui cela pouvait être. Il décida alors qu’une histoire pouvait commencer. Il prit congé à un angle de rue, surplombé par un immeuble imposant, tout en s’exclamant : « Et vogue le navire alors ! ». Dans la nuit, il se redit, pour lui-même cette fois, « e la nave va… ».
Oui, e la nave va.
Pierre fit des recherches classiques sur Internet. Il trouva rapidement des références sur Paul Décade. Soixante-dix-sept ans, ancien professeur de violon, dans des établissements divers, le dernier étant le conservatoire d’une ville moyenne de la région Ile-de-France. Il donnait encore, du moins il y a quelques années, des cours à des particuliers : par cette information, Pierre sut qu’il habitait en banlieue, dans le Val-de-Marne. Désireux de connaitre celui que son père avait qualifié un jour de « frère de musique », Pierre composa le numéro indiqué : Paul Décade décrocha. Pierre expliqua posément la situation, et lui dit qu’il souhaitait le rencontrer « en qualité d’ancien ami » de son père.
« -Ancien ami ? Oui si vous voulez, mais je ne sais pas ce qui est le plus erroné, le terme « ancien » ou le terme « ami ». Bon, enfin en tout cas, venez, après tout, pourquoi pas ! Mais soyez sérieux, hein !
-Bien sûr Monsieur Décade ».
Pierre poursuivait bien entendu ses cours, d’histoire contemporaine, axés sur la géopolitique au Moyen-Orient. La veille du rendez-vous auprès de Paul Décade, il se rendit dans un club, retrouva par hasard un ancien amant, y consacra une nouvelle fois une heure, et ressortit.
Le jour-dit, un mercredi après-midi, Pierre fit le trajet en RER. Paul Décade vivait dans un pavillon à une dizaine de minutes à pied d’une station fort fréquentée. Après la cohue des transports, on pouvait rapidement évoluer dans des rues quasi-désertes, à travers un dédale de sens uniques, d’allées bordées de petites ou de grandes maisons, et de voies subitement paisibles. Pierre trouva aisément, à vrai dire ce n’était pas très compliqué : 8, rue Donatien. Des nuages gris traversaient le ciel pesamment. La végétation était abondante dans les jardins des pavillons. Pierre, un peu surpris par le volume des haies et des buissons, même à cette époque de l’année, fit face au portillon : il était ouvert, comme convenu. Le jardin était impressionnant, vaste et profond comme un petit parc, parsemé d’arbres par endroits resserrés les uns contre les autres. Pierre avança, les parfums de la terre recouverte de feuilles rouges et dorées s’élevèrent dans une douce tiédeur. La maison était plus grande que ce qu’il avait imaginé. Elle était vraiment en retrait. Au moment où Pierre regarda le toit, en tuiles rouge-orange classiques, il perçut un son assourdi, le bruit d’une musique. Il s’avança, et étonné, désarçonné même, il reconnut peu à peu, à travers ce fonds musical devenant de plus en plus distinct, une chanson ancienne, que lui pourtant n’avait jamais oubliée, mais totalement éloignée de tout ce qu’il avait pu penser de Paul Décade, en se rendant compte de nouveau à cet instant qu’il en ignorait tout. Car c’était bien une musique pop qui se déversait dans ce jardin touffu, une chanson des années 80, c’était bien Kim Wilde qu’il reconnaissait avec « Cambodia », cette chanson dont le souvenir était si lointain que le moment devint encore plus étrange comme s’il allait non pas vers un ancien ami de son père mais revenait vers sa propre adolescence. Oui, « Cambodia » de Kim Wilde, cette chanteuse qu’il avait secrètement admirée à l’âge de quinze ans, en en parlant à peine autour de lui. Kim Wilde, la chanteuse britannique au succès alors phénoménal, en 1982. Une chanteuse répondant aux attentes de l’époque, sans génie, sans grandes aspérités, mais à la voix chaleureuse, énergique, reconnaissable. Sa sensibilité éclate dans cette chanson si curieuse : un tube, au moment de sa sortie, une trame banale (une histoire d’amour malheureuse), mais un texte précis, des phrases courtes, une tristesse invraisemblable (l’incertitude autour de la perte de l’homme aimé, disparu en mission militaire quelque part en Asie), la dénonciation d’un système (les discours officiels mensongers), et surtout un clip langoureux et vif à la fois, mélange de kitsch et de langueur laissant éclater tout le charme de Kim Wilde, dans un rôle de femme seule, isolée et ne voulant pas oublier. Le clip développait aussi des astuces érotiques, suffisantes pour un adolescent timoré de quinze ans en 1982 : Kim, victime de la chaleur et du chagrin, se retournant très légèrement vêtue sur son lit, sur sa couche, baignant dans une atmosphère moite, Kim rampant en sueur à la recherche tant de son mari disparu que de son destin, Kim regardant la caméra et donc Pierre les yeux dans les yeux, implorant le secours et le réconfort, avec courage et dignité. La fin du clip était saisissante : entourée d’hommes mystérieux, issus de la jungle (du Cambodge ?), elle devenait comme eux, bardée d’épais traits de maquillage, et s’apprêtant à une vie en captivité éternelle. Pierre ne se connaissait pas encore. Qui étaient ces hommes ? Ces hommes, troublants. Sommaires ou protecteurs. On avait envie de revoir le début, lorsqu’il était encore temps d’arrêter la mission de l’homme qu’elle aimait et qui allait le perdre pour toujours. Adolescent, on pouvait aussi redouter l’avenir que cette chanson laissait présager, une dépression assumée, avec malgré tout la promesse de souvenirs, d’autant plus beaux qu’ils allaient sceller des pans de vie qui n’avaient pas encore eu lieu. Kim Wilde, une promesse et un pressentiment déjà amer.
« -Vous n’entrez pas ? »
A travers une fenêtre à moitié ouverte, Paul Décade désigna la porte d’entrée, en bois massif légèrement écaillé. En souriant.
A l’intérieur, la musique de « Cambodia » continua. Il était curieux de revivre cette chanson aux émois adolescents en présence d’un homme âgé. Paul Décade expliqua qu’il écoutait toutes sortes de musique et qu’il aimait bien de temps en temps se mettre sur Radio Nostalgie. Il proposa du thé, et servit des biscuits. La conversation ne fut pas difficile.
« -Bien sûr, j’ai bien connu votre père. Nous étions liés, très liés même, à une époque…On peut parler d’amitié si vous voulez. Mais nous n’utilisions pas ce mot. Nous avions fait une partie de nos études musicales ensemble, suivi le même enseignement : entrés au conservatoire la même année, nous aimions nous retrouver pour partager notre passion, moi le violon, lui le piano bien évidemment. Oui, c’était cela, le partage d’une passion. Cela a duré plusieurs années, et puis cela a évolué.
-Mais pourquoi ?
-Il ne suffit pas de grand-chose parfois, ou le temps passe et on ne s’aperçoit pas que l’on change. Des choses qui paraissent anodines, un séjour prolongé dans un lieu donné, une absence pour aller se rendre en province à un enterrement, une contrariété que l’on n’arrive pas à chasser…et peu à peu, le peu finit par une situation que l’on n’a pas voulue au départ mais qui fait beaucoup pour la suite.
-Mais pourquoi vous-êtes-vous éloignés ?
-Mais pour rien justement ! Je vous assure. C’était devenu ainsi. Nous nous sommes perdus de vue. Ne cherchez pas une faille profonde, elle n’existe pas. Nous avons peu à peu divergé sans nous en rendre compte. Mais cela me touche de savoir qu’il ait gardé ma photo, ainsi près de lui…Oui, cela fait drôle. A moins que ce ne soit un hasard ?
-Impossible, pas avec lui.
-Moi aussi je pense de temps en temps à Louis. A une époque, nous avions le projet de donner un concert en faveur de la paix, au Moyen-Orient».
Pierre se pencha sensiblement.
« -Oui, je vous vois un peu chose, nous étions naïfs, je ne vous le fais pas dire. Nous voulions faire un récital pour plusieurs pays en même temps, sur le pont d’un bac qui aurait abordé chacune des rives, d’Israël et des pays arabes : nous aurions dérivé à la surface d’une eau salée, pour une sonate…Sonate sur une Mer morte… ».
Ils écoutèrent du Bach, « Au-dessus de Mozart ! ». Regardèrent un vieil album de photos, dans lequel son père et Paul « appelez-moi Paul » apparaissaient, souriants, jeunes, les cheveux presque longs.
En partant, Pierre traversa le jardin, l’esprit mélancolique. Il revit les feuilles rouges et dorées, cette fois plongées dans l’obscurité. Sans savoir pourquoi, il les contourna. Il suivit un petit chemin de pierres grises très espacées. Où était Kim Wilde en ce moment ?
L’état de son père ne s’arrangeait pas. Plongé dans le coma, forcément immobile, entouré de machines qu’il ne connaissait pas, Louis Granet faisait l’objet de commentaires réservés de la part des médecins. Le week-end, on arrachait auprès des internes de courtes paroles émises avec une expression contrite. La semaine se passait mieux, le praticien référent, le docteur Polard, était prolixe, ouvert. Presque trop, comme si le flot de paroles dissimulait une absence de certitudes. Olivier s’en irritait. Sa nervosité s’amplifiait par la préparation du mariage de son fils. On avait retenu depuis longtemps le principe d’organiser la fête dans la propriété familiale, dans la maison de leurs parents. Un très grand nombre d’invité était attendu. La date des noces avait été fixée dans un grand élan festif le 31 décembre.
Au fil des discussions, surgit une idée, comme dans un film. Pourquoi ne pas faire écouter de la musique à Louis Granet ? Les médecins pensent que de tels phénomènes peuvent produire un effet. Le docteur Polard confirma qu’il fallait essayer. Il était devant les trois frères, leur mère, le fils d’Olivier, Jacques, et sa fiancée, Virginie, dans le couloir du service de réanimation, dénudé, aux murs verts d’eau simplement recouverts ici et là de petites affiches dédiées au personnel. Il n’y avait pas de fenêtre.
L’épouse de Louis Granet, Mathilde, fit écouter à son mari un concerto de Mozart, pour clarinette et orchestre. On resta de marbre pendant l’audition, rien ne se produisit. Mathilde fixa longtemps son époux. Pierre proposa alors de demander à Paul Décade de venir jouer un morceau de violon dans la chambre. Tous s’exclamèrent et le félicitèrent. C’était à tenter ! Cela va peut-être marcher ! Paul ne refusa pas. On se mit d’accord sur le jour, après de longs échanges laborieux entre les uns et les autres. Le lundi 5 décembre, jour anniversaire de la mort de Mozart. Une totale superstition dans cette unité hospitalière gorgée d’équipements technologiques dernier cri. Ils étaient là, les frères et leur mère, assis, bien droits, nerveux et concentrés à la fois. Les médecins, des infirmières et des aides-soignantes, aussi, se tenant disponibles. On finit par entendre le bruit des portes d’ascenseurs, Paul Décade arriva, violon en avant, le précédant dans la chambre. L’air un peu voûté, avec un journal dépassant de la poche de son imperméable, que quelqu’un lui prit obligeamment. Il avait mis un costume sobre, de bonne tenue, bleu nuit, avec une chemise parme, sans cravate ni nœud papillon. « J’ai toujours détesté » sourit-il. Il regarda Louis, avec attention, avec bienveillance, comme si tout cela était une mauvaise plaisanterie sans grande conséquence. Il serra la main de tout le monde. S’assit à son tour, prit son instrument, respecta son propre rituel avant de commencer. Juste avant la première note, Pierre crut voir ses yeux s’embuer légèrement. Il joua du Schubert, une sonatine et le Rondo en si mineur. Poursuivit avec Bach, et, pour finir, exécuta le concerto numéro 5 de Mozart, à la demande de la famille.
Certains visiteurs, dans les autres chambres, pleurèrent. Les infirmières et les aides-soignantes, émues, gratifièrent Paul de sourires de remerciements. Le Docteur Polard regarda les machines. Les écrans ne témoignèrent d’aucune réaction. Mathilde s’approcha de son mari, guettant un signe. Les lèvres tremblantes. Ses enfants vinrent doucement la prendre par les épaules. Paul regarda son ancien ami. On en resta là. Les trois frères n’eurent pas le cœur de retrouver la brasserie. Dans l’ascenseur, Pierre sentit une main sur son épaule, c’était celle de Paul Décade, qui tenait avec l’autre l’étui de son violon, recouvert d ‘un tissu beige passé.
Mathilde Granet avait des ressources et démontra sa capacité à faire face, frontalement, socialement, en déployant une énergie considérable pour les préparatifs du mariage de son petit-fils. Elle avait tenu à maintenir « à tout prix » la réception dans sa demeure, une vaste maison acquise avec son mari une dizaine d’années auparavant, en proche banlieue parisienne, dans une partie chic des Hauts-de-Seine. Louis Granet et elle avaient fait le choix assez surprenant de prime abord d’une maison d’architecte moderne, c’est-à-dire s’inspirant de plans de plus de vingt ans du monde anglo-saxon. Et, chose piquante, que certains membres de la famille ne manquaient pas de souligner, soit par ironie soit par sympathie, elle était la réplique de la maison de la propre sœur de Mathilde, vivant aux Etats-Unis, dans le Massachusetts. Une copie conforme.
La veille du mariage, le 30 décembre, Pierre hésita. Il aimait finir les soirées familiales dans son club favori, avec un amant, parfois deux. En l’espèce, il vécut un moment d’incertitude. Finalement, il y alla le soir même. Le lendemain, le 31, Pierre adopta un joli costume anthracite profond, avec une chemise classique bleu ciel. Pour apporter un peu de vivacité, il choisit une cravate colorée, aux motifs exotiques. Puis se reprit et noua une cravate noire, il se sentait mieux ainsi.
Marc et Olivier étaient en gris perle. Le marié, Jacques, portait un ensemble à que-de-pie, la mariée, Virginie, était superbe. La robe possédait le charme de l’ivoire. De confession protestante, les familles avaient opté pour le Temple de l’Oratoire du Louvre. Le pasteur fut à la hauteur et Pierre écouta le prêche avec intérêt. A la sortie, la joie était réelle et franche. Les sourires ne faisaient pas oublier le sort de Louis mais on alla de l’avant.
Et tandis que l’hôpital continuait de veiller sur le vieil homme, dans un état stationnaire permanent, un état indéfini qui ne donne plus vraiment grand espoir mais qui ne permet pas non plus aux larmes de couler, alors même que plusieurs personnes avaient tenu à se relayer à ses côtés en ce jour particulier, alternant pour leur part participation aux festivités et position sépulcrale sur une chaise molle d’hôpital, l’essentiel de la famille et les amis gagnèrent la grande propriété parentale pour célébrer le passage à une année nouvelle pour tous et la consécration d’une nouvelle existence pour deux d’entre eux. Arrivé sur place, Pierre constata qu’il y avait en effet beaucoup de monde : environ deux cents personnes, se propulsant par grappes, réparties entre l’allée, la terrasse chauffée, et, bien entendu, les salons, de dimensions diverses. Des vigiles avaient été appelés. Il prit un verre, bien décidé à mener à bien son projet. Il écouta à peine un oncle, dédaigna une cousine, évita un groupe.
Il avait bien réfléchi et avait une idée. Il lui fallait en avoir le cœur net au sujet de Paul Décade. Qu’avait-il représenté réellement pour son père ? Il devait bien exister un indice, une trace. Si Louis Granet avait apporté une photo de lui à l’hôpital, il avait dû conserver d’autres preuves de leur relation quelque part dans la maison. Pierre ouvrit une porte, puis deux. Il emprunta un long couloir tapissé. Passa devant un petit salon de musique, dans la pénombre le piano à queue des débuts reflétait sur ses touches une faible lueur de lune, les tentures étaient comme des vêtements suspendus, attendant qu’on les retrouve. Pierre prit un petit escalier de bois, ouvrit le bureau de son père. Et commença à chercher.
En bas, la fête débutait. Le bruit des verres et de l’animation autour des buffets provenait par vagues, en un roulement permanent. Une musique d’opéra se mit à résonner à la porte de la pièce dans laquelle il se trouvait. Mozart. Les Noces, bien entendu. Pierre soupira devant le peu d’originalité du choix. Il commença à déployer son plan avec méthode : les tiroirs du bureau d’abord, puis les rangements dans le bas de la bibliothèque ensuite. Si cela ne suffisait pas, le haut des placards. Dans les salons du rez-de-chaussée, les exclamations s’amplifiaient. Une valse succéda à Mozart. Pierre, à la lumière d’une lampe en forme d’œuf, continua ses recherches. Il s’avoua qu’il était en train de fouiller dans l’intime, bon sang espérons que cela ne dure pas longtemps ! « Et merde… ». Il fut surpris par la coloration changeante de la lampe, tantôt vert d’eau, bleue pâle puis orange amère. Beaucoup de papiers, rien sur Paul Décade.
En bas, les canapés furent excellemment appréciés. On apporta sur des plateaux la suite. La réception se faisait autour des buffets, drapés d’une nappe blanche éclatante. Quelques tables entourées de chaises avaient été installées pour les personnes âgées. Il y avait beaucoup de musiciens, quelques choristes également, tous s’apprêtaient à donner un récital peu avant minuit. Marc et Olivier semblaient profiter du moment. Mathilde était vaillamment souriante. Les jeunes amis des mariés portaient des tenues de fête.
En haut, Pierre ne s’avouait pas vaincu. Perché sur un escabeau, il finissait d’ouvrir le dernier placard. De la poussière dans la pénombre. Des documents anciens, des journaux jaunis conservés on ne sait pourquoi. « Je n’ai pas dit mon dernier mot », répétait-il. Il quitta l’escabeau puis s’agenouilla sur le tapis, au pied des partitions de son père. Et s’attaqua à la première pile.
Plusieurs personnes se mirent à se demander où il était. Marc lui envoya un texto. La fête battait son plein, on s’approchait de minuit. Les musiciens prirent place, assistés de l’épouse du Maître. Mozart à nouveau, puis Haendel. La Sarabande fut jouée avec une émotion partagée. La solennité et la grâce faisaient écho à la situation, double, que vivait l’assemblée, l’absence de Louis Granet et la promesse d’une vie à bâtir pour les mariés. La gravité du moment imposait un hommage comme un acte de foi.
« Comme si rien n’était jamais perdu ou gagné d’avance » dit Mathilde à sa sœur, sur son portable en mode WhatsApp. De sa maison jumelle, outre-Atlantique, Elisabeth salua sa sœur avec entrain. Bientôt son visage apparut sur le grand écran du salon de musique. Une clameur salua la connexion. Elle était entourée des membres de sa famille américaine, ainsi que de nombreux amis, tous levant une flute de champagne. On devinait aussi, dans l’ombre, des gardiens.
Pierre, de retour au rez-de-chaussée, entrebâilla une porte. Bredouille, il prit le temps de se restaurer un peu. Les pains-surprises se révélèrent exquis pour une fois, comme les toasts foie-gras chutney de kumquat. Il prit un verre de blanc, un Riesling étonnant par l’élégance de sa fraicheur. Il vit Paul Décade, assis, en train de discuter avec une jolie jeune femme. Il avait pris son violon, qui reposait à ses pieds. La jeune femme ressemblait à une chanteuse du début des années quatre-vingt. Tout le monde a ou recherche sa propre nostalgie. Pierre discuta un peu avec les uns et les autres. Avant de reprendre sa quête, pour identifier un lien entre son père et celui qui se tenait devant lui à quelques mètres, en train de passer visiblement un bon moment, Pierre dégusta une truffe blanche d’Alba confite, glacée et réellement savoureuse, prodige du chef qui n’en était pas peu fier.
Il reprit le chemin de l’escalier, alors que minuit allait sonner. Les douze coups furent salués alors qu’il n’avait pas encore franchi toutes les marches. Les cris embrasèrent la maison, le bruit des bouchons de champagne fut accompagné de rires. Dans le couloir, Pierre surprit un couple dans un angle. L’homme, vu de dos, avait relevé une jambe de la femme dont on ne voyait que les bras et les mains. C’est alors qu’il pénétra dans la chambre de ses parents. Il alluma le plafonnier, l’éteignit aussitôt car l’architecte avait créé cette chambre en surplomb de la salle à manger, sans séparation. Seule une plaque de verre interdisait la chute. Il pouvait voir les invités se mouvoir, comme lui pouvait être repéré. Il tâtonna un certain temps, ouvrit un guéridon, regarda, le referma, ouvrit la table de chevet du côté de son père, un tiroir, deux, puis trois tiroirs : une photo de Paul Décade. Enfin, Paul et Louis ensemble.
C’était tout. Rien d’autre qu’une photo, sans date ni texte. Pierre resta longtemps, du moins le crut-il, debout dans cette pièce, traversée fugacement par les lueurs obliques provenant du dessous. Pas vraiment un indice, pas d’explication. Son père avait eu un ami, qu’il avait gardé en mémoire. Cette amitié avait existé, avait été une possibilité, puis un souvenir. Cela existait puisqu’un jour cela fut. Il avait continué d’avancer.
Pierre ressortit, et tourna doucement la poignée. En reprenant le chemin de la fête, il s’assura que toutes les portes donnant sur le couloir étaient bien fermées. Il avait cherché, il fallait qu’il laissât derrière lui des portes closes, peut-être pour toujours si son père mourrait et que sa mère devait quitter cette maison. Maintenant, il devait retrouver ses semblables. La fête ne faisait que commencer.
Il était désormais dans le jardin, et regardait autant le ciel étoilé que la maison qu’il venait de quitter. Il fut surpris par les lumières vertes et blondes qui dominaient l’ensemble. Une odeur soufrée parcourait les allées. Les gens s’étaient mis à danser. Il y en avait partout. Des couples en mouvement, accolés, enlacés, empoignés et étreints, des personnes oscillant à courte distance ou se balançant de biais les pieds en cadence, en se fixant du regard avec parfois le geste d’un bras enroulé autour d’une perche invisible, les exclamations de groupes, nombreux, agglomérés, s’élevant dans la nuit, des groupes composites, des unions, mobiles, aux contours changeants et aux multiples damiers, renvoyant une brillance fugace par éclats à la lune elle-même, éclats hardis, éclats hasardeux, éclats humains.
Pierre regardait. Il repensait à sa recherche, à sa trouvaille, qu’il ne savait qualifier : dérisoire ou puissante, inutile ou probante, non décidément il ne savait pas. Il renonça à retrouver Paul Décade ; il devait faire partie de l’ensemble. Pierre traversa une pelouse, prit un verre. Les tubes des années quatre-vingts furent lancés peu de temps après dans l’enthousiasme général. Kim Wilde allait-elle surgir ?
Sa mère fit son apparition sur la terrasse. Un silence. Un air grave et complice à la fois, pour annoncer une grande surprise. Ses fils se cherchèrent du regard.
Soudain le ciel se couvrit, les étoiles furent absorbées par un voile gris uniforme, un immense écran fut déployé au-dessus des têtes : puis la lumière, du jaune et du vert, des jaunes et des verts, d’autres visages, d’autres groupes aux reflets de fête. La réception outre-Atlantique en hologramme ! C’était bien tous les membres de la famille américaine et leurs amis, en image virtuelle devant les invités du mariage. Tout le monde cria au prodige, on s’enthousiasma, on rit, on porta un toast.
Chacun était sur sa pelouse, de part et d’autre des continents, et comme les deux maisons étaient semblables, on était dans le reflet de l’autre, effet de miroir, effet d’ensemble. Chaque demeure semblait se prolonger dans sa semblable. Dans le jardin, Pierre était au milieu, pensait-il. Les murs étaient suspendus sous ses yeux, et, par effet d’optique, revêtaient l’aspect d’un ruban. Il savait que le relief devant lui pouvait être trompeur. Il s’assit sur un tabouret de velours.
La musique semblait venir du ciel. Des formes grises étaient suspendues en l’air. Pierre ne fut pas surpris d’entendre le murmure de « Cambodia » à travers les étoiles. La chanson s’échappait du Massachusetts, comme un écho au-dessus de lui. Dans cette ambiance de fête collective, la voix résolue et triste de Kim Wilde prenait des accents de combat, sa mélancolie devenait résistance. On était dans un jardin en France, et cette voix lointaine résistait contre l’oubli.
Hasard ou non, Paul Décade passa devant lui à ce moment, en compagnie d’une jolie femme d’une soixantaine d’années. Très élégante, très belle avec ses cheveux argentés. Les hommes et les femmes ne cessaient de se mouvoir. Ils dansaient en s’exclamant et les clameurs s’adressaient à chaque groupe de manière indistincte. Pierre, vaguement transporté par le mouvement, repensa à sa quête, aux chemins et aux passages qu’il avait dû emprunter depuis le début. Aux couloirs d’hôpitaux, dans les maisons et les greniers, aux allées des jardins, des pavillons et des parcs, sans jamais de ligne droite. Des drones rassurants couraient furtivement au-dessus de lui.
Un feu d’artifice grandiose était prévu. Il commença avec retard, sans que l’on sût pourquoi. C’était le même du côté américain, « presque le même » dit Mathilde : en réalité, il était plus beau encore. Les fusées dans son jardin se prolongeaient sur la toile de l’hologramme, leurs bouquets se doublaient d’une magnificence renouvelée à la faveur du ciel croisé en courbes et en replis digitaux. Une spirale de couleurs sculptée dans la nuit comme la promesse de nouvelles voies. La nuit était bien gardée.
Pierre s’aperçut qu’il était assis sur un tabouret de piano. Il regarda ses frères rire, les gens danser. Les chants emportaient tout le reste. Il se vit alors se lever, les bras déployés, les mains élancées. Il se vit, tous les regarder puis s’avancer. Là-bas.
Le lendemain, il se réveilla en milieu de matinée, se rasa de frais, prit un petit-déjeuner léger, puis s’habilla avec soin. Un beau jean noir de marque, des mocassins de prix, une chemise blanche neuve, avec une veste gris anthracite. Il prit avec lui sa liseuse pour le court trajet en métro qui allait le mener jusqu’à l’hôpital. Il retrouva des lieux connus. La même grisaille de l’entrée, les murs blêmes et la galerie violette. Le bruit étouffé d’un moteur, comme les battements d’un ventilateur suspendu au plafond d’une cabane dans la forêt. La tristesse devenait familière. Sur le chemin du service de réanimation, il ne fit plus attention aux reproductions de tableaux, il essayait de deviner s’il avait déjà rencontré les agents en tenue qu’il croisait. Il demanda à une infirmière s’il pouvait entrer dans la chambre de son père.
Une fois à l’intérieur, il resta longtemps debout en fixant son créateur. La chambre baignait dans une douce clarté. Le soleil était généreux. Pierre s’approcha de la fenêtre. Le sommet d’un arbre dénudé se balançait légèrement au vent. La longue branche que Pierre avait vue la première fois au rez-de-chaussée devait lui appartenir. Il se pencha, c’était bien le même arbre. Il prit une chaise visiteur, la rapprocha du lit avec un air concentré. Son père était dans le même état. On ne savait toujours pas ce qui s’était passé. Pierre sortit de son manteau bleu nuit une baguette, qu’il mania avec précaution. La nuit précédente, dans le bureau de Louis, tandis que ses frères le cherchaient, il avait trouvé l’endroit où leur père rangeait ses instruments de travail. Plusieurs baguettes de formes différentes reposaient dans des coffrets de galuchat. Pierre avait repéré la préférée de son père, celle qu’il utilisait le plus : un bâtonnet délicat en fibre de verre avec un manche en bois luisant. Par la grâce de cette baguette, il avait dirigé l’orchestre de l’Opéra de Paris. Conduit Mozart, Chopin, Beethoven et tant d’autres. Pierre tint fermement l’instrument, le fit passer plusieurs fois sous ses yeux, lentement, puis le posa avec délicatesse sur la poitrine de son père. Il sortit une autre baguette, plus ancienne en apparence : une tige en bois lisse avec une poignée en liège. Il imagina qu’elle avait pu être partagée avec Paul Décade. Pierre la posa sur la tablette à côté du lit, légèrement de biais. Laissant passer plusieurs minutes, il n’aurait pas su dire combien, il se rapprocha encore et prit la main de son père dans la sienne. La main droite du fils dans la main gauche du père, longtemps, sans mouvement autre que la respiration. Pierre se demanda depuis combien de temps il n’avait pas pris la main de son père ainsi. Quel âge pouvait-il avoir la dernière fois ? Cinq ans peut-être. Les deux hommes restèrent ainsi, les bruits du couloir et des chambres n’existaient plus. Pierre recouvrit avec son autre main les doigts tièdes de son père. Il lui sembla que c’était une manière de suivre le mouvement de la terre.
Plus tard, quand il finit par se lever, il regarda encore son père. Sans peine. Puis il gagna la sortie, et referma d’une main sûre la porte derrière lui.
Décembre 2020
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