La première fois que je vis Léa, c’était au Louvre, un jour de juin, alors que je me sentais comme d’habitude. Je regardais un tableau lorsqu’elle me demanda si je pouvais me pousser un peu, sans préciser de quel côté. Et cela a toujours été comme cela avec elle, je n’ai jamais su dans quel sens il fallait m’orienter. Un peu plus tard au cours du même après-midi, nous nous croisâmes dans le grand escalier menant à la victoire de Samothrace. En riant, elle me dit qu’elle ne savait pas si j’étais dans le sens de la montée ou de la descente. L’histoire débuta ainsi. Dans les villes, il y a les toits, il y a des musées, le tracé des rues et le chemin des galeries, les fauteuils des restaurants et les arches des ponts, les files des cinémas et les allées des jardins. Les théâtres et les maisons. Aujourd’hui, trente ans plus tard, dans mon appartement-terrasse dominant la ville, j’imagine que Léa est en bas, levant la tête alors que je suis dans mon salon que prolonge mon jardin suspendu. Dans la rue, elle regarde une fenêtre et voit une lumière allumée, pense qu’elle est attendue et me situe enfin.
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J’étais devenu conseiller culturel auprès de particuliers peu de temps avant notre rencontre. Nous étions seulement quelques-uns à cette époque. J’avais choisi ce métier sans en mesurer véritablement le risque. L’idée était intéressante : orienter et guider des particuliers selon leurs goûts. Il ne s’agissait pas de les éduquer, ni de les cultiver à proprement parler, mais de donner des pistes, de présenter des programmes concrets de sorties culturelles, de lectures ou de voyages en fonction de leurs profils. Il fallait beaucoup travailler pour se tenir au courant, et surtout connaitre les gens. Je me flattais d’être psychologue. Je crois que j’ai rejoué mon enfance assez jeune.
J’avais ouvert un petit bureau dans l’arrondissement de Paris le plus peuplé, le 15éme. Pour le rendre pimpant, je l’avais dénommé « Agence Pistache » et apposé sur une plaque mon prénom et mon nom, « Pierre Beauchamp ». De petit bureau à l’époque il est devenu imposant et confortable aujourd’hui. Je travaille toujours en solo et mes revenus ont enflé. L’Agence est désormais située dans le 7éme, près du fleuve, un arrondissement historique, le quartier du pouvoir et de grands restaurants. Elle a pris le nom d’ « Agence Sorbier », par référence à ma date de naissance dans le calendrier celtique. Mais les gens ne le savent pas.
Lorsque je vis Léa ce jour-là au Louvre, elle avait deux sacs, et cela m’avait un peu intrigué. Je devais avoir l’air penaud parce qu’elle me demanda réellement avec gentillesse si je me sentais bien. J’étais en train de regarder sa chevelure, une ondulation de craie noire pensais-je, tout en remarquant ses yeux bleus. En marchant un peu nous nous étions retrouvés devant une marine et je lui dis qu’on avait l’impression qu’elle sortait du tableau. Elle était jeune mais semblait déjà un peu fatiguée par ce genre de remarques. « Oui, repris-je, votre chevelure, on dirait la légèreté d’une mouette, comme un défi à la pesanteur ». « Et bien, échappons-nous tous les deux de ce musée ! ». Nous prîmes un verre dans une grande brasserie.
Léa faisait partie de ces femmes qui mettent tout de suite à l’aise. D’un contact facile, elle était douée pour la conversation, vive, intelligente, drôle. Elle était étudiante en droit, bientôt le concours d’avocat. Je luis fis part de mes premiers succès de conseiller culturel, auprès d’un retraité, ancien professeur de mathématiques voulant se racheter, et de ma coiffeuse, en peine de littérature. Les yeux bleus de Léa riaient mais on se gardait bien de savoir s’il était important ou non de lui plaire. L’important était d’être un peu avec elle. Je me disais cela, je me disais vraiment cela en rentrant chez moi ce soir-là, à pied, par les rues de plus en plus étroites de mon quartier. Je me disais que j’avais l’air un peu ébouriffé devant la glace de l’ascenseur.
Léa et moi nous revîmes. Elle m’entraina avec un grand sourire dans un hôtel particulier. La cour en forme de fer à cheval était de grande dimension et il y avait beaucoup de monde, des couples plutôt bien mis dans l’ensemble. Nous nous retrouvâmes sous la voûte d’une salle immense. C’était une vente de vins, des grands crus. Les fauteuils étaient confortables. Nous chuchotions, et soudain elle partait d’un grand éclat de rire, net et franc. Pris au jeu, j’achetais une bouteille d’un vin prestigieux : le prix n’était pas encore très élevé, le flacon était jeune et il fallait attendre avant de l’ouvrir. C’était un Château-Margaux, 1982, et nous étions à peine deux années plus tard. Lorsqu’elle me dit que nous aurions une belle occasion de le savourer, j’ai cru que quelque chose se passait. Au moment de payer, au milieu de la foule, pris d’un mouvement brusque, qui n’était pas vraiment une intuition ni une inspiration, mais bizarrement une certaine nervosité –peut-être un moment de tristesse que je voulais combattre- je pris une seconde bouteille.
Nous rentrâmes en empruntant des petites rues que je ne connaissais pas. Elle voulait être près de la Seine, nous nous retrouvâmes rue des Ursins, une ruelle très ancienne à proximité de Notre Dame. Pour moi l’important est d’être cohérente me dit-elle, j’aime l’eau, la mer, les fleuves, les fontaines, j’ai besoin d’être à côté. Et nous nous retrouvâmes en face de la fontaine des deux lions. Mais une seule des figurines laissait ce jour-là échapper de l’eau. Un mince filet qui a fait sourire Léa.
Et puis une séance de cinéma, qui fut malheureusement suivie d’un rapide dîner dans une pizzéria, par commodité. Un peu plus tard, vinrent mes conseils de lecture, adaptés à la personnalité de Léa, jeune, dynamique, élégante, droite aussi, parce qu’elle me semblait honnête, avec une liste de romans assez riche, renouvelée régulièrement. J’eus peu de retour, elle travaillait beaucoup. Après sa réussite au concours d’avocat, elle fit une grande fête. Dans le grand appartement du 6éme arrondissement, un verre à la main, on pouvait voir les arbres du jardin du Luxembourg. Un ami, Paul, était là également et nous discutâmes des derniers films. Il y avait beaucoup d’animation. Je rencontrai une jeune femme sympathique, Sylvie, avec qui j’échangeai quelques phrases. Elle était très belle, un peu gothique, des yeux étonnants, mais je ne regardai que Léa. Maladroit de nature, je renversai ma coupe de champagne sur le parquet boisé, et j’entends encore le bruit craquant de la marqueterie alors que je nettoie les lames sombres de ce plancher brunâtre. Léa me dit qu’un jour on ouvrirait le Château-Margaux. Le soir, je descendis deux arrêts de bus avant ma station habituelle, poursuivis vivement à pied et montai les escaliers pour regagner mon intérieur.
Peu de temps après, nous fîmes une excursion à Fontainebleau. C’était mon idée, il faisait beau. Nous visitâmes le château, je fis les commentaires. Nous prîmes un verre à une terrasse, elle un thé et moi une limonade, je m’en souviens bien. Les tables étaient d’un vert sombre tirant sur le bleu. Je proposai de marcher un peu plus, en bordure de forêt, mais elle n’y tint pas. Elle était fatiguée. Dans le train, lors du trajet en retour, elle était assise en face de moi, et s’assoupit. C’était émouvant, car elle était alors très jolie, sa tête bougeait doucement, et je me suis dit à cet instant, derrière cette vitre de train, alors que les arbres défilaient, que c’était vraiment cela que je voulais : partager son sommeil avec elle, le temps de son sommeil. L’espace et le temps se confondent dans ma mémoire et je ne peux plus désormais voir un train passer en forêt sans penser à Léa ni à ce moment où j’ai cru pouvoir être avec elle. Je la regardai les yeux grand ouverts et je m’approchai, mais que faire ? Ma main, en tremblant un peu, emprunta le geste d’une caresse enveloppante, à distance, et elle se réveilla tout en me dévisageant avec hésitation comme si elle me cherchait du regard. « Veux-tu être avec moi » lui dis-je précipitamment tout en me calant sur la banquette. Elle tourna la tête vers la fenêtre, ses yeux ne cessèrent d’errer d’un point mobile à un autre, avant de se refermer. Quelques minutes avant Paris, elle rouvrit les yeux, me regarda et semblait sourire. Je lui demandai- comment dire- ce qu’elle en pensait, mais « quand je ne réponds pas, je ne réponds pas » fut tout ce que j’entendis.
Il m’a fallu du temps pour réaliser, mais rien ne m’arriva, bien sûr. Léa continuait de m’appeler plus rarement et pour des choses plus futiles qu’avant, un conseil pour une paire de chaussures par exemple. Ou bien c’est moi qui m’obstinais. Je m’inspirais des conseils d’un spécialiste réputé, qui avait écrit un ouvrage dont les médias avaient parlé. Cet ethnopsychiatre indiquait sérieusement que les incantations en place publique pouvaient mystérieusement être couronnées de succès : je me retrouvai ainsi une nuit à 2 h du matin devant Notre-Dame à m’exclamer (probablement par un filet de voix ténu) : « Moi, Pierre Beauchamp, demande à ce qu’elle, Léa Loir, vienne à moi conformément à mon désir ». Ma voix court peut-être encore aujourd’hui quelque part dans la capitale. Mais je ne perçais aucune issue, malgré mon désir de la voir. Ce qu’elle accepta de faire du reste, et de temps en temps nous nous vîmes. Apparemment, elle ne m’en voulait en rien de ce qui s’était passé. Et du reste, il ne s’était rien passé.
Je repris mes activités de conseiller culturel, avec succès, auprès des autres. Des enseignants, qui voulaient qu’on leur mâche le travail pour leurs sorties le week-end, et puis, de fil en aiguille, des avocats voulant préparer un séminaire avec quelque escapade culturelle, un prêtre désireux de ne pas se couper de sa paroisse, quelques retraités énergiques. Je commençai par avoir une certaine réputation. Je me mis à meubler mon appartement comme je le désirais.
Un jour de mai, Paul vint me voir, chez moi. Il était flamboyant. Ses yeux clairs rugissaient. Je suis amoureux me dit-il. Diable ! Formidable ! Je me levai de mon fauteuil pour rejoindre mon divan, mais Paul m’arrêta. Il avait besoin de moi. Comme professionnel. « Je veux que tu m’aides à la rendre amoureuse. Je vais la séduire par tes trucs et talents de culture, pour l’enivrer ». Le grand jeu, en somme. Il fallait que je la connaisse. Paul sortit une photographie de sa veste : je reconnus les yeux bleus et un courant d’air me fouetta le visage comme le battement d’une aile de mouette. Il avait Léa entre ses mains. « Félicitations », et je proposai un verre.
Plus tard, je restai dans le noir. Les reflets de la ville zébrèrent les tentures de mes murs. Je restai longtemps assis. Puis je me levai, et d’un pas vague gagnai ma chambre, au fond de l’appartement.
Je décidai d’œuvrer. Ou de manœuvrer plutôt. Je pris la résolution de tendre pièges et embûches. Volontairement, je pris le contre-pied de tout ce que désirait Léa, de tout ce qu’elle était, pour l’éloigner de Paul. A ce dernier, je livrai une série de conseils culturels, à l’opposé ce qui pouvait plaire à Léa. Livres débiles d’auteurs convenus, expositions mal ficelées, et surtout, mon astuce : l’idée d’un voyage raté, une destination accidentelle, un séjour au naufrage garanti. Dans un restaurant autour d’une côte de bœuf, je soufflai à Paul une invitation à la station de montagne de C. alors que Léa détestait le ski. Merci ! J’eus un peu honte, mais nous reprîmes du Bordeaux, un Saint-Julien. De l’autre côté de la rue, la troupe d’un petit cirque, comme on n’en voit plus guère, déballait accessoires et éléments tubulaires à mes yeux assez obscurs. Je bus mon verre un peu inquiet et regardai passer une mouette des quais voisins en me demandant ce qu’elle deviendrait si on tentait de lui apprendre le trampoline.
Paul partit avec Léa à C. Je connaissais la date de leur retour. Le lendemain, je me postai dans le café en face de l’immeuble de mon ami, dans le quartier de l’Opéra. Je m’apprêtais à le consoler après son échec assuré. Après plusieurs expressos, et ne voyant rien venir, je me mis à la bière. J’attendais de le voir sortir, telle une épave, à tout instant. Vers midi, j’ai commencé à être un peu sonné. Puis subitement je vis la porte de l’immeuble s’ouvrir et laisser s’échapper Paul et Léa les bras tendus, littéralement noués en une tresse en forme de harpon fendant l’air devant eux, avec le regard perdu et la bouche flottante des gens heureux.
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Je m’installai rue des Ursins peu après par défi.
J’allai au mariage par dépit.
Je travaillai aussi beaucoup sans répit. Mon portefeuille, lui, se portait bien. Pour accommoder mon intérieur, je fus aidé par Sylvie, l’amie de Léa et qui était architecte d’intérieur. Elle était vraiment de bons conseils, sérieuse et attentive. Il y a trop de bleu chez toi, me dit-elle, il faut d’autres teintes, pour compenser. Elle regarda mon bureau, puis, se tournant subitement vers moi en me fixant les yeux « où est ta chambre ? ». Je lui indiquai le chemin et sans me quitter des yeux, sourit « là je pencherai pour de l’ivoire ». Plus tard, en quittant mon appartement, elle me serra la main, et je crois que je n’avais jamais rencontré une femme capable de me regarder aussi longtemps sans ciller. La couleur de ses yeux était littéralement superbe, sans que je puisse vraiment la définir. Tu as de beaux livres, il faut penser parfois à les ranger selon une certaine discipline, peu importe le type de classement, l’important est d’éviter le désordre, me dit-elle en souriant. Avec elle, la vie, en devenant sérieuse, apportait d’elle-même des solutions légères.
Je revoyais régulièrement Paul et Léa. Paul avait fini ses études de médecine et s’installa. Il acquit une bonne réputation, et il est vrai que je l’ai toujours trouvé serviable, compétent, gentil. Nous étions amis. Léa était toujours drôle, vivante. Ils donnèrent naissance à un premier enfant, Franck. Rapidement, Léa reprit son travail, on la remarqua. Ses plaidoiries étaient enlevées et efficaces.
Il m’était impossible de ne pas penser à elle, elle m’obsédait. J’avais bien des aventures, mais il s’agissait de rencontres, je ne voulais jamais m’engager. Et puis je travaillais beaucoup, j’étais souvent en déplacement. De temps en temps Sylvie, de son côté, me donnait signe. Elle aimait bien l’art contemporain et me pressait de m’en inspirer pour mon appartement. Selon elle, il manquait un de ces tableaux dans l’entrée. « C’est mon côté obsessionnel, il faut que les choses soient en harmonie».
Un jour où nous sortîmes du Palais de Tokyo, après avoir vu une exposition à son initiative, nous nous retrouvâmes sur le parvis du Trocadéro. Elle voulait que nous prolongions cet après-midi déjà solide par un tour à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine, quand tout d’un coup je vis Léa. Elle était de dos, magnifiquement cambrée, dominant la ville. Le ciel était limpide, l’atmosphère joyeuse. Un manège faisait rire les enfants. Nous nous approchâmes, Léa était seule et je m’aperçus qu’elle regardait non les splendeurs de Paris à ses pieds mais, avec ses yeux plissés, le mouvement hésitant et léger des oiseaux qui virevoltaient au-dessus de nos têtes. « Bonjour Pierre, bonjour Sylvie. Avez-vous remarqué qu’il y a toujours ici des mouettes, à toutes les époques de l’année ? C’est drôle…Que font-elles ici, je veux dire, juste ici à côté de ces palais et de ces marches ? Elles savent qu’elles volent au-dessus du Musée de la Marine vous pensez ?». Je vis qu’elle était enceinte. Sylvie et moi nous regardâmes. Nous achetâmes ensuite le fameux tableau.
Léa donna naissance à un joli petit garçon, Mathias. Je rendis visite à Léa à l’hôpital. J’étais réellement content pour Léa, le bébé était magnifique et je lui promettais un avenir radieux. Paul était absent, et Léa me donnait l’impression de vouloir me dire quelque chose. J’ai cru que j’allais être choisi comme parrain, mais finalement ce ne fut pas moi.
Le temps passa, les enfants grandirent, Léa était heureuse, mes activités connurent un succès inattendu. Et puis du côté de la nuit, quelques amourettes, mais rien de sérieux. Le problème, c’était que Léa était de plus en plus belle avec le temps. Je n’arrivai pas à m’en défaire alors que rien ne s’était fait. Paul et Léa me confièrent le soin d’apporter un tonus singulier dans l’éducation artistique de leurs enfants. Je les pris en main probablement dans l’espoir de plaire à leur mère, soyons francs. Pourtant, je m’attachais à eux, et, il faut bien le dire surtout à Mathias. Peut-être parce que je l’avais tenu dans mes bras dans la chambre d’une Maternité, à la différence du premier ? Parce qu’il était plus vif, plus joueur, et tenait des discours drôles et finauds pour son âge ? Oui sûrement, et aussi parce qu’il donnait l’impression de m’écouter vraiment lorsque je les emmenais en visite, au Palais de la découverte ou au Musée du Luxembourg.
Un dimanche d’avril, plus tard, nous prîmes le train tous les trois pour Fontainebleau. Devant le château, et son escalier à la forme si particulière, je repensai à Léa, à notre excursion une quinzaine d’années auparavant. Je n’étais pas revenu dans cette cour depuis ; et là, je me mis à songer aussi à ce qui avait précédé notre venue un dimanche d’automne. Me revint en mémoire le temps de la force de l’espoir, de la douceur et de la sérénité : de la vie en somme, que j’avais cru apercevoir en suivant Léa. Devant ce château, je me revis marcher à ses côtés, énergique et drôle. Nous avions été ici, Léa avait été ici, et cela comptait. Les garçons et moi prîmes un verre sur la même terrasse, mais le mobilier du café avait changé. C’était désormais du teck. Ils commandèrent du coca, et moi un Martini blanc.
Après la visite du château, qui eut l’air, pour une fois, malheureusement, de les ennuyer, nous prîmes la direction de la forêt. Franck avait besoin de se démener. C’était agréable, les arbres bordaient de vastes allées, bientôt les différents groupes de promeneurs se dispersaient et s’éloignaient. Au fur et à mesure que nous nous enfoncions dans les bois, j’oubliais de plus en plus la ville et je m’aérais l’esprit. Dans un coin, on a joué au foot, mais je m’aperçus que Mathias n’avait pas le cœur à cela. Nous avons repris le chemin et poursuivis la promenade en racontant des histoires. L’après-midi passait, le soleil se fit rare. Au bout de quelques minutes, je n’entendis plus Mathias, je me retournai, et je le vis arrêté, au pied d’un arbre, très haut, très long et probablement très ancien. Lui regardait le sol, les yeux embués d’angoisse, les bras raidis, une main figée sur la fermeture éclair de son blouson. « Les autres, on ne les voit plus, on est tout seuls ». Je m’approchai, m’accroupis, le serrai dans mes bras en lui disant qu’on n’était pas du tout perdu et qu’on rentrait, tout de suite. Rapidement revenus en ville, nous reprîmes le train. Je m’en voulais un peu, j’avais oublié que c’était encore un enfant, un garçon de huit ans. Curieusement, Franck avait semblé prendre l’épisode assez au sérieux. Il resta silencieux tout au long du trajet.
Les années passèrent, ainsi. Les garçons grandirent, bien. Paul prospérait, toujours. Léa avait acquis une notoriété lui permettant de passer parfois dans des émissions de radio ou de télés et je m’en réjouissais pour elle. Ils organisaient chez eux des grandes soirées une ou deux fois par an. A cette occasion je revis Sylvie. On ne s’était plus croisés depuis un certain temps et apparemment on était tous les deux contents de se retrouver. C’était le début de l’été, les portes-fenêtres étaient ouvertes et les allers et venues sur le grand balcon étaient incessants. Sylvie s’assit dans un canapé blanc confortable, elle portait une tenue légère couleur crème et pour la première fois je m’aperçus qu’elle avait de très jolies jambes. Mais le plus curieux était que la couleur de ses yeux semblait avoir changé. Ils étaient toujours aussi beaux, troublants parce que leurs teintes n’étaient pas courantes, et une légère modification de leur granulé venait de les rendre encore plus énigmatiques. De surcroît, elle ne cessait de me regarder avec une fixité inédite pour moi. Une fixité à la fois posée et profonde. Elle avait allumé une cigarette, me demandai comment j’allais, avec attention. En conversant, un peu troublé, je finis par lui dire qu’elle devrait essayer d’arrêter de fumer… « Je ne fume que cinq cigarettes par jour, mais il est vrai que l’on peut être dépendante-très dépendante- de seulement quelques cigarettes ».
Je ne sais pourquoi mais je n’ai pas fait appel à elle lorsque j’ai emménagé il y a quelques années dans le seizième arrondissement dans un vaste appartement que j’ai mis longtemps à trouver. Cela avait pris du temps. J’avais beaucoup tourné, et retourné, dans ce vaste quartier autour du Trocadéro, sur ses pentes et dans ses rues, grandes et petites. C’était l’un des lieux emblématiques de Paris, et il me plaisait de penser que pas même un siècle plus tôt, il s’agissait des bordures de la Capitale qui ne faisaient que regarder au loin les lumières de la ville. Je trouvai que pour celui qui savait prendre le temps, le parfum de l’époque où ces chaussées étaient simplement aux marches de Paris pouvait se faire encore sentir. J’occupai ainsi le dernier étage d’un immeuble moderne Avenue Paul Doumer. Mon appartement ressemblait autant à une bibliothèque qu’à un jardin suspendu. Ses vastes volumes me permirent d’exposer tous mes livres, et je réalisai mon rêve de disposer d’une gigantesque terrasse avec des plantations impressionnantes. D’excellents restaurants n’étaient pas loin, dont un trois étoiles dans une rue quelconque, ce qui ne faisait qu’accroitre son attrait. Une petite place abritait une curieuse chapelle à cinq minutes de chez moi. Il fallait pénétrer ce quartier pour l’apprécier, tout simplement. Chez moi, le tableau qui était auparavant dans l’entrée se retrouva dans le salon. Je ne fis pas de crémaillère, de peur de ne pas avoir assez de monde. Ou de peur de voir trop de monde. Et j’aurais voulu seulement Léa.
Le temps passa encore. Jusqu’à il y a deux semaines.
Lorsque Léa m’appela, ce jour-là, j’ai tout de suite compris que quelque chose n’allait pas. Sur le cadran, j’ai vu bien sûr que c’était elle, mais ce n’était pas du tout une heure ordinaire : minuit. Minuit pile, c’était curieux. Je n’ai pas entendu tout de suite Léa, il y avait en arrière-fond des voix épaisses et tassées. « Léa ? ». « Mathias est au fond de l’eau ». Je mis du temps à savoir quelle question je pouvais poser. Mais elle reprit « Il y a eu un accident. De planche à voile ». Mais… ?Et j’entendis un long sanglot qui n’en finissait pas, qui ne pouvait pas s’achever et qui durerait désormais pour elle toute la vie.
Dans les villes, il y a le mouvement des avenues, les carrefours, la vie des jardins, la pente des toits, les immeubles et parfois le canal ou le fleuve qui les borde. Les écoles et les gares. Les hôpitaux. Le parvis des églises et l’ombre des croix. Et puis un jour la tristesse dans un cimetière et les oiseaux qu’on ne regarde plus. Mathias fut enterré à Paris, une messe fut célébrée à Saint-Sulpice. C’était pour moi très bizarre, car mes grands-parents maternels avaient habité juste à côté. Leurs frères et sœurs avaient eux aussi vécu dans le quartier, de sorte que quasiment la moitié des membres de ma famille avaient connu ici leurs funérailles. Et bêtement je n’avais jamais imaginé revenir pour un enterrement de quelqu’un d’autre. Il faisait assez beau ce matin-là, la pluie avait cessé. Les nuages s’effilochaient au loin, au-dessus des hautes tours de l’église qui surplombaient le vaste parvis ocre. Les petits pavés carrés gris clairs perdaient de leur gras. Au centre de la grande place carrée, la fontaine déversait ses flots à jet continu. Beaucoup de gens de tout âge étaient là, et Léa était droite et digne, le regard tourné vers la façade. A l’intérieur, durant l’office, je me suis à un moment retourné et j’ai vu Sylvie, qui semblait atterrée, la tête profondément penchée vers le sol dallé. De peur de ne pas trouver quoi lui dire, je ne suis pas allé la voir. J’ai aussi pensé fugacement qu’un jour je devrais bien mettre des mots sur ses yeux.
Au cimetière, un peu plus tard, sous un soleil éclatant et dans un air frais, j’ai repensé à Mathias. Que s’était-il passé ? Comment a-t-il essayé de s’en sortir ? S’était-il accroché désespérément au wishbone, au manche de sa planche à voile ? Avait-il essayé d’enlever sa combinaison quand il a compris qu’il était entrainé par les fonds ? A qui avait-il pensé en dernier ? Je le revoyais agripper la fermeture-éclair de son petit blouson dans la forêt de Fontainebleau bien des années plus tôt et je me l’imaginais désormais tout seul dans la nuit de l’abîme. Je suis reparti après avoir serré dans mes bras Léa et Paul. J’ai embrassé Franck.
L’enterrement s’est déroulé il y a trois jours, et tout à l’heure Léa m’a appelé en me demandant si elle pouvait passer chez moi. J’attends ce moment depuis trente ans, mais bien évidemment cela se passera autrement. C’est la fin de l’après-midi, et elle doit arriver en début de soirée. J’ai éclairé la terrasse, allumé certaines lampes, en ai éteint d’autres. Léa va arriver en regardant du pied de l’immeuble le dernier étage, et saura que je l’attends.
J’ai préparé ce qu’il faut, et dans le salon j’ai aménagé deux fauteuils pour que nous soyons l’un en face de l’autre, autour d’une table basse. Je veux qu’elle me fixe.
C’est du reste ce qu’elle fait, d’emblée. Merci Pierre, tu es gentil de me recevoir. Ses yeux bleus sont surlignés par un maquillage soigné. Je suis totalement dévastée, et la nuit dernière je n’ai pas réussi à dormir. C’était comme si j’entendais une voix, une voix qui se serait infiltrée, qui aurait serpenté en moi, et elle me chuchotait « mais bouge, bouge ». Alors je me suis décidée et je viens te voir. Je veux te parler de Mathias, mais pas seulement. Elle porte une tenue très élégante, un pantalon noir et une veste sobre très chic avec de très fines rayures blanches, ainsi que des chaussures à hauts talons, au cuir impeccable et luisant. Moi j’ai mis un costume gris anthracite, une belle chemise blanche que j’ai achetée exprès il y a une heure, et une cravate noire aux motifs bleus discrets. Nous sommes assortis. Mes chaussures sont d’un prix certain.
J’avais commencé par la regarder droit dans les yeux et désormais je ne sais plus. Elle arrive à sourire. Ecoute Pierre, je t’ai toujours bien aimé, beaucoup même. Si je te dis cela, c’est pour te parler de Mathias, toi seul peux comprendre, maintenant, il n y a qu’avec toi et ici que je peux accomplir mon rôle, par respect pour sa mémoire et en hommage à ce qu’il était.
Il n’est pas le fils de Paul.
Je me redresse et me penche en avant, tout en restant assis. C’est alors que je remarque un parfum que je ne lui connaissais pas, quelque chose d’envoûtant comme la fragrance d’un fruit d’automne confit, avec une note saline. Je la regarde posément, décroise mes jambes, mes souliers crissent légèrement. Elle regarde mes chaussures. Paul m’ennuyait reprend-elle, il y a eu une période difficile, et puis, après, les choses ont repris leur chemin. Je ne l’ai jamais dit à Mathias, mais il faut que quelqu’un le sache, toi seul…Et toi seul peux me dire ce qu’il y à faire désormais. Que me conseilles-tu ?
Je me remets bien droit dans mon fauteuil. « Léa. Léa, ce que tu as à faire je ne sais pas. Mais ce que tu fais maintenant est le plus bel hommage à Mathias. Exprimer la vérité ». Nous restons un moment ainsi. « Et ce que tu me dis est exceptionnel, nous devons en être dignes, je dois être à la hauteur, à ta hauteur. J’avais préparé quelque chose, pensant que la soirée allait être de toute façon émouvante, là il n y a plus de discussion », dis-je peut-être un peu rapidement en esquissant un sourire. Et comme Léa ne dit plus rien, je me lève, sors deux grands verres, et après être allé dans la cuisine, reviens avec une bouteille, de Château-Margaux.
Celle de 1982, achetée sous la grande salle voûtée.
Ton geste est parfait, le vin sera à la hauteur me dit-elle. Mais dis-moi, que me conseilles-tu ? Alors je prends le flacon et regarde le liquide à la couleur rouge cendrée ; je commence à verser le vin. Il s’écoule lentement, avec un léger écho. Il est contenu là depuis plus de trente ans. Quand cette bouteille l’a recueilli, qui étions-nous, où était-Léa ? Nous ne nous connaissions pas alors. Je fais aujourd’hui incliner cette récolte et verse un peu du temps qui passe. Le parfum est divin, aérien, puissant et aromatique à l’extrême. Lorsque ce vin a commencé à avoir sa propre histoire, ni Léa ni moi ne savions tout ce qui allait suivre. En 1982, me dis-je, alors que je déguste la première gorgée, et que la chaleur veloutée du breuvage me ravage et me comble, que faisait Léa lorsque la vigne a donné ce nectar ? Quand ce vin a pénétré cette bouteille désormais sous mes yeux, qui aimait Léa et qui aimait-elle ? Je ne vis que pour elle me dis-je alors que je repose le verre. Quelle histoire étrange. Quelle histoire…
Quelle histoire m’entends-je dire à Léa. Elle regarde le tableau qui pendant longtemps avait été dans l’entrée et que j’avais acheté avec Sylvie. « Que veux-tu dire, Pierre ? ». Et je réponds avec une voix subitement étranglée, y en a-t-il eu d’autres, des…rencontres ? Elle répond « Oui » et boit son verre, lentement. Je fais de nouveau incliner la carafe et elle me regarde sérieusement, avec son regard si profond, si beau, si bon. Un long silence vient nous maintenir. Je fixe mes tableaux, mes livres et mes commodes. Récemment, j’ai réussi à acquérir une nature morte que je guettais depuis longtemps. Je lui propose de passer à table à côté, j’ai préparé un repas froid. Mais elle regarde par la fenêtre et se met à pleurer. Je lui donne un mouchoir. Ecoute Pierre, je t’ai toujours bien aimé, beaucoup même. Mais Paul est arrivé au bon moment comme l’on dit. Et puis c’est vrai qu’il est beau, tu n’es pas mal, mais lui est grand, athlétique, rassurant. Toi, tu ne sais pas, tu n’as jamais su donner l’impression de vouloir être dans la vraie vie. Tu étais attachant, attirant même, intelligent, cultivé bien sûr, drôle, énergique…mais facilement abattu ! J’ai cru que je pouvais trouver en toi quelqu’un de fort, mais tu es solitaire. Pourquoi ? Et pourquoi toujours des pas de côté ? Cette situation…latérale ? Tu as peut-être oublié, mais un jour je t’avais demandé conseil pour quelque chose de très important, un entretien d’embauche dans un grand cabinet et ce qu’il fallait faire et porter. Il y a trente ans, certaines choses comptaient davantage, on attachait plus d’importance aux vêtements, aux chaussures aussi. Je te faisais confiance, et tu avais l’air de ne pas t’en soucier.
Nous restons à nous regarder et je reprends mon calme, les voilages des rideaux bougent à peine, j’éteins l’une des lampes. « Je ne veux pas finir comme une croix à porter pour toi » me dit-elle enfin. Nous finissons notre verre en nous regardant à travers le cristal. « Que me conseilles-tu » répète-t-elle. Je la regarde. Je ne sais pas quoi faire de mes mains. Finalement je les repose sur mes jambes de nouveau croisées et je sens l’étoffe du vêtement, doux et solide à la fois.
Un peu plus tard, elle se lève, s’approche et m’embrasse sur la joue tendrement, ses cheveux amples me chatouillent et je souris. « Tiens quel parfum Pierre! Comme de la myrtille argentée ? », et elle s’engouffre dans l’escalier, un petit sac en cuir noir à son épaule. Il est tard, je vais sur la terrasse que j’avais aménagée et sur laquelle Léa n’est pas allée. Je m’approche du balcon, et me penche. Mais je ne la vois pas. Les rues sont obscures, sans ombres passantes.
Je fais le tour de mon appartement. Je n’ai pas sommeil ; je m’aperçois qu’un livre manque dans ma bibliothèque. Léa a dû le prendre tout à l’heure quand j’étais dans la cuisine. Je me fonds dans le fauteuil les jambes allongées et les bras suspendus. Je laisserai la bouteille telle qu’elle est. Je regarde le tableau que fixait Léa, et qui était auparavant dans l’entrée. Je reste ainsi et me redresse car je vois et comprends enfin le motif de la peinture, cette toile contemporaine: sous une apparence de formes étranges, se distingue en réalité une cigarette qui se consume, la fumée droite et le cylindre déstructuré. Il ressemble un peu à la Tour Eiffel que je vois de ma fenêtre le matin. Le filtre est là, en zigzag. Et ce que j’avais pris pour une poudre pastel est en réalité une succession de petits morceaux de verre brisé : en bas à droite, près du cadre, il y a comme du verre cassé.
Je me souviens que j’ai une seconde bouteille. De Château-Margaux.
De 1982.
Je la prends entre mes mains et regarde l’étiquette. Je fais passer mes doigts sur le rebord bombé comme on caresse les paupières d’une femme aimée : elle est bien moins recouverte de poussière que la première. On y voit bien les lettres.
La fatigue me gagne, je rejoins ma chambre et vais m’allonger. Je dépose sur ma table de chevet une photo des enfants, Mathias et Franck. Le cadre recouvre une partie d’une autre photo, mise là depuis longtemps, une photo de groupe, duquel n’apparaît plus que le visage de Sylvie, celui des autres étant désormais cachés. Je fixe mon regard dessus. Je suis né en avril, c’est demain mon anniversaire et je sais ce que je ferai.
Avril 2014.
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