A une époque, je m’ennuyais. Je m’emmerdais vraiment.
C’était après la mort de mon mari.
Mort accidentellement en voiture, comme tant d’autres. Cela n’arrive qu’aux autres, n’est-ce pas ? Et bien pas du tout. Cela n’arrive pas qu’aux autres. Six ans après notre mariage. Les photos étaient toujours là, les médicaments ici.
Je n’avais pas de souvenir précis de la dernière fois où nous nous étions regardés. Je somnolai encore, un matin difficile, succédant à un autre aussi laborieux, il se prépara, je crus me rendormir, il se rapprocha de moi, lui tout préparé, moi ensommeillée, il me dit, et je m’en souviens bien par contre, à tout à l’heure on se retrouve à la clinique, cette fois, hein, cela va marcher, tu le penses aussi ? Je sens son regard, ses longs cils, oh oui je le pense, il me caresse un peu les cheveux, puis la nuque un peu plus, on y est, le temps de se retourner vers le miroir de la chambre pour s’assurer de son nœud de cravate, moi je connaissais par cœur ce mouvement, ces plis sur le drap, cette pointe de la couverture qui se tend vers la coiffeuse, il me dit bon courage ma chérie.
Quelques pas, la porte ouverte, refermée, et son parapluie qu’il a laissé dans l’entrée, là. S’il avait pris son parapluie, est-ce que les choses auraient été différentes ? Est-ce qu’on a déjà vu quelqu’un réussir à éviter de passer sous les roues d’un camion parce qu’il aurait pris son parapluie ? Son pébroque ! Se munir d’un parapluie : une seconde ? Deux maximums. Suffisamment pour avoir le temps d’échapper à la catastrophe ? De disposer d’un répit ? On ne le sait pas, et de toute façon on ne saura jamais rien sur les raisons de ce qui se passe. Ou de ce qui ne se passe pas.
Bon courage, oui, bon courage. Il a toujours eu un humour à froid mon mari.
A cette époque donc, je n’avais pas l’impression de déprimer. Je croyais m’ennuyer. Mais véritablement. Clouée au lit, sans rien regarder, dormant sans cesse, je rêvais, je me disais que je rêvais. Dans mes rêves surgissaient des petits êtres. Ils apparaissaient ces enfants.
Tristes et perdus. Des enfants.
Il y avait des petits garçons aux genoux douloureux et bleuis, ainsi que des petites filles avec des poupées cassées. Les uns s’agrippaient à des pouces desséchés et mal feutrés, les autres embrassaient contre elles des tissus anciens et mal ficelés. Ils me regardaient tous avec un air de chagrin infini dans mon rêve. Ils avaient les yeux gras de larmes retenues et leurs cils étaient étirés par l’effort. Ils ne songeaient qu’à partir, et s’envoler, s’envoler pour ne retrouver qu’une chose : être avec papa et maman et avoir les deux mains embrassées.
Et poudrés, comme empruntés, maladroits, ils étaient assommés par la peur.
Souhaitais-je dans mon rêve les prendre dans mes bras ? Ils étaient déjà trop nombreux. Ils couraient dans une clairière fermée, semblable à un cloître. Ils trottinaient aux quatre coins d’une pinède. Un cuivre rouge traversait de temps en temps le préau ténébreux. Des larmes rentrées.
Ils espéraient malgré tout. Papa et maman devraient être ici, devraient les chercher.
Ils ne s’en remettraient jamais.
J’ai envie de les prendre tous et toutes dans mes bras. Mais ils sont trop nombreux. Alors je ne recueille personne.
Moi, à la fin de mon rêve, je me disais que j’avais une tragédie quotidienne. En me réveillant, je me disais que c’était supportable tant que personne ne m’en parlait. C’était comme cela le réveil.
Et dans la journée quand quelqu’un me disait « bon courage »à propos de tout et de rien, j’attendais le soir pour me mettre devant la fenêtre de notre chambre : alors je pleurais longuement, profondément. Presque posément à la longue.
Et puis un jour, j’ai pu ouvrir l’armoire où il rangeait ses cravates.
Je n’avais jamais remarqué celle qui porte des motifs aux parapluies de toutes les couleurs.
C’est toujours supportable tant que personne ne m’en parle.
Décembre 2012
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