« Il est tout autant criminel, selon les principes de la nature et ceux de la vérité, de vouloir s’élever au-dessus de soi que de se tenir au-dessous de soi ».

Haruki Murakami, 1Q84, livre 2.

 

           

 

La commissaire Marina Phlox savait que les débuts et les fins n’existent pas.

Qu’il n’y a pas de commencements véritables, mais des fragments épars, semblables à des morceaux de puzzles. Ou bien des nœuds, qui se tordent ou s’emmêlent. Et pas d’issue non plus, nette, tranchée et définitive, qu’on voit uniquement dans les récits et les contes, sur tablettes ou sur écrans. Assise dans le transmobile urbain qui avançait lentement Avenue du Maine, Marina était convaincue que les histoires ne finissent jamais, qu’elles nous laissent toujours le loisir d’envisager des suites. Ou bien des versions différentes. Des sortes de filaments imaginaires. Elle leva la tête pour regarder les toits des immeubles. Un peu plus loin, elle orienta son regard vers un marchand de fleurs derrière une vaste baie vitrée. Malgré la fatigue de la journée.

Elle songea au très vieux film de Chaplin, Les Lumières de la ville, à sa scène chez le fleuriste. Qui sait ? Si dans le film la jeune femme ne reconnaissait pas son bienfaiteur sous les traits du clochard planté devant elle ? Si elle ne ressentait rien au contact de ses mains, ces fameuses mains qui devaient lui permettre d’identifier celui qui l’avait sauvée lorsqu’elle était aveugle ? Si plus rien ne s’opérait lorsque l’on se touchait ? Qu’allait devenir le pauvre Charlot ? Et comment elle, Marina, pourrait expliquer cela à ses jeunes enfants ? Et lui-même, Charlot, n’allait-il pas progressivement tomber dans l’oubli ? Marina Phlox se redressa pour se préparer : elle descendait bientôt.

En se dirigeant vers son appartement rue Maspero, Paul vit passer un tramway nouvelle génération ; c’était impressionnant. Il se demanda ce qui se passerait si un passager avait subitement un malaise à cause d’une belle femme entraperçue sur le bitume, un amour ancien ressuscité sous ses yeux provoquant l’instant fatal, comme dans l’histoire du Docteur Jivago. Avec les moyens actuels de prévention, la fin tragique du livre (et encore plus dramatiquement saisissante dans le film !) n’aurait peut-être plus cours. Tout pourrait être alors possible, pas de mort mais des retrouvailles et un nouvel horizon se dégagerait. C’est à cela que Paul songea lorsqu’il pénétra chez lui. Il déposa son passe. Le long couloir était comme d’habitude.

Paul Colibri était magicien professionnel. Agé de trente-huit ans, il était brun, avec des yeux marron vifs et un regard sombre, des lèvres bien dessinées. Son appartement était baigné d’une lumière verte, douce et presque oblique. Il y avait de nombreux meubles en bois, élégants et disposés avec minutie. Aucune lampe n’était du même volume, à leurs pieds les tapis étaient en revanche d’une grande discrétion monocorde. Son thérapeute lui avait conseillé la luminothérapie. Pas de désordre, pas d’autre personne que lui ne vivait ici. Il se servit un verre de pastis. Ce n’était pas une boisson qui avait la réputation d’être très élégante, mais tant pis se dit-il. Il se dirigea vers la bibliothèque, où il avait disposé son télédialogramme. L’heure approchait, il avait rendez-vous avec Marina Phlox pour un échange de virtualité alternative sous double écran d’immersion. Marina Phlox, la commissaire de police.

Au même moment, Marina embrassa ses enfants, le petit Ludovic, âgé de deux ans, et l’aînée, Victoria, six. Elle déploya dans le salon son équipement renouvelé il y a peu (mais finalement ce n’était toujours que de la télétransmission avait-elle rappelé à son mari, médecin à l’hôpital). Elle composa le numéro en se calant dans un bon fauteuil. Elle avait hâte de connaître celui avec lequel elle devait travailler : missionnée auprès de Paul Colibri le magicien ! Pour le protéger. Il était en danger.

Paul hésitait sur sa posture, valait-il mieux être bien droit sur sa méridienne turquoise ou décontracté avec style ? On lui imposait cette commissaire, il devait rester un peu distancié. Après les cliquetis habituels et les synchronisations d’usage, les machines se connectèrent : les ondes passaient bien. Marina visualisa fort bien Paul, il regarda Marina avec intérêt. Une trentaine d’années, des cheveux bruns ondoyants mi-longs, un regard éclatant et une silhouette semblant sportive, si l’on pouvait en juger ainsi. Et surtout un sourire à la fois confiant et énergique. Paul aurait bien repris un pastis mais cela n’aurait pas eu un très bon effet. Leurs hologrammes respectifs disposés l’un en face de l’autre, Marina prit la parole.

« Bonjour Monsieur Colibri. Comme vous le savez, je suis Marina Phlox, commissaire de sûreté, et je suis chargée de votre sécurité depuis que vous êtes menacé de mort. Ces menaces sont prises au sérieux, et votre projet de rejoindre les Etats-Unis n’atténue pas leur portée. Je souhaite vous dire que…

-Non.

-…Pardon ?

-Vous avez dit « projet ». Ce n’est pas un projet. Je vais outre-Atlantique. »

Marina se crispa. Trois secondes et cela commence. Les interruptions, les quiproquos et les difficultés.

-« Excusez-moi Madame Phlox, mais je tiens à être précis. Vous savez, la rigueur est de mise dans mon métier. Etre magicien n’est pas une partie de plaisir contrairement à ce que l’on croit. Le labeur, l’entraînement, la répétition sont en soi éprouvants, il faut ajouter –surtout ! dit-il en levant un doigt, la réflexion, la concentration et le manque d‘affect lors des tours, sinon on est cuit. Tout se joue avec une extrême précision. Aucun droit à l’erreur…

– Précisément, moi non plus je n’ai pas le droit à l’erreur.

-Si on me tire dessus c’est cela ? Si un illuminé de ce clan radical pointe vers moi une arme ? Oui, bien sûr, je comprends…. ». Il croisa les jambes.

Quelques temps auparavant, Paul avait réalisé un tour audacieux, dans lequel il faisait disparaitre les attributs des partis politiques : un marteau et une faucille (les plus jeunes n’avaient du reste pas compris), une rose, une flamme, une Marianne etc. Et puis, car il avait du succès, recevait de bonnes critiques et plaisait au public, il avait décidé de monter d’un cran, en triturant les symboles des religions. Mal lui en avait pris, tout le monde avait esquissé un sourire sauf les représentants des extrêmes. Sur la scène d’un théâtre lyonnais, il avait fait disparaître pour les transformer en une boule de cristal légère dressée vers le ciel à la fois la bible, le talmud et le coran : des barbus furieux s’étaient alors dressés dans la salle. Depuis, c’était l’acharnement contre lui. Les autorités, ennuyées à l’idée qu’un nouvel artiste ou une personnalité puisse être éliminé brutalement, à la suite d’autres assassinats du même genre, avaient pris cette fois des dispositions. C’était peu de temps après les meurtres de Michel Houellebecq et de Caroline Fourest.

L’attribution d’une force de protection n’était pas exceptionnelle, mais le rang de commissaire de Marina Phlox rendait la situation singulière. Paul le savait ; il en était à la fois gêné et vaguement flatté. Marina devait l’accompagner jusqu’à New-York. Elle restait quelques temps puis repartait. C’était simple.

«  -Monsieur Colibri, j’ai conscience que cela va être contraignant pour vous mais vous devez désormais ne rien faire sans moi, dans la rue, dans un quelconque moyen de transport, ou au restaurant ». Paul à vrai dire trouvait l’idée plutôt rassurante, et n’y voyait aucune objection. Soulagée, Marina se prépara un thé, avec des ustensiles placés devant elle.

« -Voyez, j’ai une arme, on m’a choisie car je suis une très bonne tireuse. La rapidité, un point commun avec vous ! ». Paul sourit. « Excusez-moi, je suis une grande buveuse de thé, dit-elle en maniant bouilloire, tasse et sachet. C’est une habitude… ».Paul la regardait. Ses yeux étaient vraiment intéressants. « J’aime le thé puissant, énergétique, très infusé ».

« -C’est une erreur commune », prononça Paul en se penchant. Elle leva les yeux, ils avaient la couleur d’une amande d’automne vernie par le vent. « Pour qu’il produise son effet vitalisant, le thé doit infuser brièvement, sinon les tanins peu à peu dégagés finissent par annihiler la puissance de la théine ; avec le thé le temps est l’ennemi de la force. La vigueur de l’énergie est contraire à la profondeur du goût ».

Marina Phlox revint aux préparatifs, on était vendredi, le départ était lundi matin. Paul fut pris d’une hésitation. « Vous voyez, en réalité, je ne sais pas combien de temps je pars….Je rejoins un ami, pour monter un nouveau…enfin quelque chose. Mais je ne sais vraiment pas comment les choses vont prendre tournure. Tout cela est difficile pour moi. Il y aura un avant et un après, là au moins c’est clair ».Marina voulut lui dire que non, cela n’était qu’un répit, qu’elle était là exactement pour cela, pour le protéger, mais elle hésita et finalement se tut. Elle sourit et ouvrit les mains, chaleureusement. « Je viens vous prendre lundi à 7 h ! ». D’un coup de clic, par réflexe, elle fit apparaitre l’image en 3D de l’immeuble de Paul. « Je monterai chez vous, à quel étage ? ». « Troisième ». Elle regardait la façade ouvragée du bâtiment. « C’est joli…cela a un air, enfin la couleur de la brique, le soleil couchant sur un ciel bleu pâle, les aplats ocre, et là à gauche un reflet saumoné, mais cela ressemble à l’Italie ! ». « Ça alors dit Paul, oui en effet, bien vu, c’est pour cela que j’ai choisi cet appartement, dans cet immeuble. Il me rappelle mon Italie natale. ».

Paul Colibri était né à Rome, cette ville lui manquait, même si les français avaient été plus réceptifs à son talent. « Et puis Paris, contrairement à ce que l’on croit, a quelque chose de méditerranéen. Le monde latin n’est pas fait que de l’Italie, il est composé aussi de la France, sans oublier le troisième pays, la Roumanie, qui est un peu comme le cousin méconnu ; le tout forme comme un triangle d’or! Je ne me sens pas étranger ici, aux Etats-Unis cela sera autre chose… ». Désormais lancé, Paul utilisa la manette de visualisation virtuelle tout en parlant. Sur les écrans, ils se retrouvèrent à sillonner la rue Maspero, puis à serpenter à travers le tracé des rues fort calmes de ce quartier. Le soleil se couchait, il y avait de vastes verrières et de grands balcons. Paul remonta la caméra et utilisa les bras électroniques. Sur une fenêtre apparut subitement le reflet d’une famille agitant des mouchoirs, comme pour saluer un départ. « Comment faites-vous cela ? ». « Facile, je récupère la lumière translatée et lui extrais par le filtre de la couronne optique ses grains d’ombre que j’injecte sur la focale. Ce que vous voyez n’est qu’une ombre récupérée par mes mains sous cette petite lampe, vous voyez ? ». Paul jouait avec, il était très doué avec ses mains, forcément. Il fit descendre la caméra, et fixa la grande porte de l’immeuble d’en face, tout en verre et métal. Il regroupa l’ombre appartenant à Marina et mit la sienne derrière, comme s’ils étaient l’un derrière l’autre. Les deux se regardaient dans le reflet opaque de l’écran. « Je suis romain, et reviens souvent dans ma ville. Mon père est mort l’année dernière. Je me souviens qu’après l’enterrement, ma mère avait réuni la famille et ses amis dans leur appartement, enfin le sien désormais, pour un repas généreux, il y avait du bon vin aussi. Un verre à la main, je me suis mis sur la terrasse et j’ai regardé intensément. Juste à côté, l’arc de Constantin était là, superbe, simple comme un roc. J’ai tenu. Est-ce que vous connaissez … ».

Marina s’était retournée, le petit Ludo l’appelait. Elle était en train de travailler, mais les pleurs de son fils la contrarièrent, zut, que faisait son mari ? Elle reprit sa position. Paul croisa les mains, puis les bras. Il déconnecta les projections de lumière. Lorsqu’ils eurent achevé de parler des modalités pratiques du voyage et se furent salués, il eut envie de reprendre un pastis.

Le lendemain, Paul Colibri prépara ses affaires, il y en avait beaucoup. Il fit un tour pour aller se restaurer dans une brasserie d’angle, réconfortante malgré la tristesse qui le gagnait, il ne pourrait plus monter sur scène en France. Il décida ensuite de se promener, une dernière fois songea-t-il, dans ce quartier à l’abri des tourments du monde, en apparence du moins. Les jardins du Ranelagh, presque trop sages, mais pas assez endormis pour en être lassé. Les rues paisibles de riches immeubles et de somptueuses villas que l’on imaginait plus que l’on ne voyait. Les passants surtout, de jeunes et moins jeunes femmes souvent mystérieusement en beauté, des hommes de toutes les nationalités, au pas rapide, quelques vieillards bien mis, parfois un jogger un peu pataud. Parmi eux, qui pouvait constituer un public ? Il fit à pied ce qu’il avait fait virtuellement la veille, et se retrouva devant la grande porte vitrée de l’immeuble devant chez lui. Il faisait beau, des zébrures dorées se fixaient comme des étiquettes aux balcons. Seul devant son reflet, il se mit à rêvasser. On ne se refait pas, c’est comme cela qu’il songeait à ses prochains tours, il les mettait au point d’abord mentalement, en se concentrant dans la rêverie. L’ombre fictive de Marina traversa son champ de vision. Il était là, lui, bien réel sur le trottoir, alors que tous les deux ne formaient hier qu’une simulation. Un chien passa, quelque chose dans la gueule. Puis un enfant suivit, en courant, sans que l’on sache s’il y avait un lien. Il songea à la commissaire, ses yeux, son énergie, le caractère inattendu de sa bienveillance. Mais l’Italie n’avait pas l’air de l’intéresser… Bon sang, suis-je si mal en point ? Il rebroussa chemin rapidement.

Devant sa porte, il réalisa qu’il avait oublié son passe à l’intérieur. Il était coincé devant son appartement. « Merde et merde, cela ne m’était jamais arrivé ! ». Mais cette formule ne peut jamais protéger du sort qui s’abat. Paul Colibri le magicien dut se résoudre à appeler un dépanneur. On était samedi, et le week-end, selon un ordre établi depuis longtemps, les arnaqueurs se distribuent le travail. Paul tomba sur l’un de la pire espèce, sournois et rusé. Il ouvrit la porte mais prétextant la complexité du dispositif, dit qu’il ne pouvait revenir que le lendemain pour poser un nouveau boitier, censé être d’une facture spéciale. Paul, résigné, dut patienter. Assis sur le canapé, à quelques heures de devoir quitter Paris, il attendait qu’on lui referme la porte de chez lui. Puis il s’allongea, sa porte restait entrebâillée. Il ne dormit pas. Malgré quelques pastis.

Marina Phlox, elle, passa le week-end en famille, surtout avec ses enfants. Son mari était de garde le samedi matin. Dimanche après-midi, il était fréquemment à préparer des topos. Elle s’occupa des enfants, joua avec eux puis prépara ses affaires.

Dimanche après-midi, après que l’électro-serrurier revint achever sa prestation, Paul alla faire un footing. Il se rendit en petites foulées vers les bords de Seine, en traversant des rues presque désertes. Derrière lui courrait un autre jogger, plus jeune. On voyait au-dessus de l’eau les aéromobiles, qui avaient succédé aux premiers prototypes des SeaBubble, ces voitures volantes que les gens adoraient et qui paraissaient encore extravagantes seulement quelques années avant leur mise en service. A proximité de la Concorde, il croisa une jeune femme blonde qui lui sourit. Et puis le long des Tuileries, il vit un attroupement, peut-être une manifestation ou un meeting politique. Les gens étaient nombreux, avec de multiples drapeaux colorés. D’innombrables tâches de couleurs vives se dégageaient sur le fond glacier du fleuve. Sur le trajet du retour, chose curieuse, il revit la jeune femme blonde, qui sembla lui décocher un regard sombre. Il ne comprit pas pourquoi. Arrivé devant chez lui, il souffla un peu et en se retournant vit l’autre jogger, plus jeune : il ne l’avait pas quitté, Paul était déjà sous protection, sur ordre de la commissaire vraisemblablement.

Le lendemain, Marina Phlox se rendit avec ponctualité au domicile de Paul Colibri. Sept heures du matin, Paul était prêt. Chargés de lourds bagages, ils se transportèrent à l’aéroport. Plusieurs malles aussi suivraient Paul de l’autre côté de l’Atlantique. Ils attendirent classiquement, sans plus. Marina pensa à son mari et à ses enfants. Ils lui avaient fait chacun un dessin, et elle leur avait promis de les joindre chaque jour. Elle avait embrassé son mari, elle savait qu’il ferait tout pour essayer de s’en occuper. Il lui remit deux livres, un roman et un essai. Dans le grand hall rénové de Roissy, bardé de teintes lumineuses, elle ne put s’empêcher d’acheter un magazine. Un bruit attira son attention, c’était une clameur, derrière elle. Un groupe attendait Paul, avec véhémence. Mis au courant de son départ, plusieurs personnes, des hommes surtout, l’attendaient pour le prendre à partie et l’injurier. Ils brandissaient des pancartes, agressives. Paul se contenta d’encaisser, voulut sourire, n’y parvint pas. Des cris commencèrent à fuser. Marina protégea Paul en lui faisant traverser le hall rapidement, collé à elle, la main droite près de son arme. Elle regardait tout et tout le monde très précisément, très vite. « Quelles bandes de malades, se dit-elle, ce n’est pas de la colère, c’est de la haine ». Ils se mirent à l’abri, elle montra son badge aux agents présents.

Un peu plus tard dans l’avion, il eut encore une pensée pour Paris, allait-il revoir un jour cette ville ? Ce qui lui manquerait le plus, c’était le fleuve et les parcs, les jardins et les fontaines. Bien sûr, on en voit ailleurs, mais il y avait à Paris une légèreté chargée de sérieux unique au monde. Une tonalité faisant appel aussi bien aux sens qu’à l’esprit. Une ville aux tempes serrées en somme. Lorsque l’avion décolla, Paul repensa aux trottoirs parisiens et à ses courses à pied féériques sur les berges. Il songea aussi à ses maîtresses, enfin ses anciennes maîtresses désormais, sans réelle inquiétude pour l’avenir. Les américaines l’apprécieraient, un magicien italien venant de France, pas de problème. C’était bien évidemment un peu court, mais la hargne dont il faisait l’objet l’amenait à voir serré. Transformer l’isolement en solitude. Il était réellement très seul, désormais, qui le savait ? Marina maîtrisa son habituelle appréhension du décollage et revit ses enfants endormis. Elle envoya son rapport du matin à sa hiérarchie.

Dans la banlieue de New-York, Adam Philsberg regarda sa montre et se dit qu’il avait du temps avant l’arrivée de son ami Paul. Ils s’étaient connus quelques années plus tôt, lors d’un spectacle de magie. Adam, barbu, fidèlement décontracté, et intellectuellement bien doté, était ingénieur en robotique. Le secteur avait bondi, nécessairement. Paul et lui avaient commencé à imaginer une collaboration professionnelle, en évoquant des tours d’une grande originalité. Les nouvelles technologies pouvaient produire des effets merveilleux en magie, des illusions incroyables, des fulgurances visuelles. Mais l’informatique, la miniaturisation ou le numérique ne pouvaient remplacer la sensibilité de l’homme. Il fallait combiner les deux.

« Vous voyez Marina, lui dit Paul, (dans l’avion ils décidèrent de s’appeler par leur prénom), le talent du magicien tient à ce qu’il doit faire oublier la technique. Et pour cela, il doit parfaitement contrôler le public. Une belle femme sait toujours quand on la regarde, contrairement à ce que croient les hommes, même quand le regard vient de biais ou même de dos, et bien le magicien est semblable : il doit en permanence savoir où se posent les yeux de son public, pour mieux le guider et le maîtriser. Il doit pouvoir identifier le moment fragile, si fugace, où le regard des tiers est fixé vers l’accessoire pour que, lui, accomplisse son tour en toute innocence. Oui c’est cela ma passion, tromper le regard tout en le faisant jubiler, jouer la grâce alors que tout est calculé. Tout cela par jeu, sans conséquence. Enfin, jusqu’à ce que le sort me rattrape ». Et presque par politesse, par convenance, il fit un petit tour avec les couverts en plastique de leurs barquettes de repas. Une fourchette se retrouva dans sa poche de blazer. « Hé ! Si vous inventiez quelque magie avec les plateaux repas. Par exemple, transformer ce pauvre poulet rigide en filet moelleux ? » s’enhardit Marina, avant que l’hôtesse ne passe reprendre promptement tout l’équipement. Paul, subitement très allant, se demanda s’il était possible de commander un pastis.

Les retrouvailles avec Adam se passèrent au mieux, et tous trois filèrent dans son repaire. Le soleil était bleu roi, les quelques nuages semblaient gonflés de cuivre doré, un souffle doux parcourait les herbes au sol comme une lame magenta. C’était le matin de l’Amérique, bientôt le soir des rêveurs. Les jardins étaient splendides comme des livres ouverts, leurs parfums se faisaient rires. Des enfants vagabondaient. Les lueurs dorées laissaient planer une envie de douceur et Paul traînait sa tristesse. Paul tirait sa mélancolie, Paul étendait son malaise ici, sur une pelouse verte moutarde aux parfums de fruits mêlés et au son de cigales fuyantes. Mais il survécut quand même, il trouva au buffet un pastis miraculeux, regarda autour de lui et surtout au-dessus de lui et vit l’horizon loin et si mûr d’ambitions. Le ciel était comme une promesse. L’air comme une ondée. Le souffle un soleil. L’astre. Le bleu et le pastel. Ce jour-là Paul fut sauvé. Pour combien de temps se demanda-t-il.

Il marcha seul dans les allées et les traverses du jardin.

Seul, il imaginait fort bien Marina Phlox en train de danser. Elle était là, derrière lui, un verre pamplemousse dans la main, scrutant les abords immédiats comme s’il était en danger, elle faisait son travail, et lui ne pensant subitement qu’à une chose, fort simple en vérité : comme elle devait être belle en train de danser en rythme, allégrement, avec une joliesse entraînante. Une belle image en vie.

Bien sûr il ne dit rien. Ils allèrent se coucher.

Le lendemain matin, Marina trouva Paul et Adam en train de converser longuement, le magicien avait l’air tendu. Quelques jours plus tard, il y eut un spectacle de Paul, mais en petit comité, seuls quelques invités sélectionnés étaient présents. Paul comprit qu’on n’attendait rien de particulier de lui. Professionnellement, il était apprécié, sans plus. Le dépit le gagna, sans regrets. Il faut que je réagisse se dit-il ! Je dois remonter la pente, espérer. Et puis quand il y a de l’espoir, cela veut dire qu’il y a des obstacles, sinon cela n’est pas normal, ce n’est pas la vie. La vie c’est une entité emplie de soucis, de chagrins et de labeurs mouchetée de petits points de joie : je dois reconnaître ma joie. Telles étaient ses pensées un soir de mai, accoudé à un balcon au-dessus d’un jardin bruissant au vert profond. Marina était derrière lui. Elle aussi regardait les branches se mouvoir lentement comme si elles cherchaient à épousseter le voile de la nuit. Des petites trouées laissaient percer les lumières des villas au loin, peut-être des couples étaient-ils eux aussi en train de plonger leurs regards dans les feuillages épais de ce verger nocturne.

Marina avait joint sa famille quelques minutes auparavant. Elle s’était connectée facilement. Son mari était toujours gentil, quel que soit le moment de son appel, cela en devenait presque routinier. Elle trouva subitement cette idée saugrenue et se la reprocha. Mais non, il est adorable ! Les enfants se chamaillaient, ils entrecoupaient leurs échanges d’immenses éclats de rires. Là non plus il n’y avait pas de surprise, mais à leurs propos c’était différent. Les enfants réagissent toujours comme des enfants, quel que soit le moment ou le lieu, c’est aussi pour cette raison qu’on les aime. Ils sont rassurants. Marina, toujours légèrement troublée par ces pensées, regarda Paul. Au fond, qui était-il ?

« Je ne sais pas très bien ce que je suis venu chercher ici » lui dit-il en se retournant. «  Mais je crois avoir trouvé une idée… ». Il lui sourit avec malice. Le regard plus soutenu et chaleureux. Ses mains semblaient reprendre vie. Marina se dit qu’il avait au fond un certain charme.

Adam avait proposé à Paul une assistance robotique pour ses tours. Ils avaient travaillé le sujet tous les deux. L’idée était simple : Paul devait utiliser un puissant robot pour réaliser des tours de prestidigitation avec des plats cuisinés. La touche française ! Il transformait ainsi des aliments et donnait le tournis par l’apparition de produits multiples et inattendus. En quelques secondes, on passait d’un steak-frites à une poularde à la truffe : tout semblait vrai. L’informatique combinée aux techniques de réalité virtuelle donnait une apparence incroyablement authentique aux plats présentés. « J’ai eu cette idée grâce à vous, Marina, vous vous souvenez dans l’avion ? ». Ils sourirent.

Le premier spectacle fut un succès. Une trouvaille supplémentaire renforça l’enthousiasme : l’apparition d’un nouveau plat était doublée d’une sensation olfactive nouvelle. Les parfums cuisinés se succédaient miraculeusement ! Le robot avait une place importante dans le dispositif. Paul avait insisté pour que l’appareil revêtît un aspect féminin, puisqu’après tout et très classiquement le magicien est assisté par une demoiselle. Paul lui donna le nom d’Esther. L’engin était d’une sobriété élégante, l’esthétique avait été soignée. Les reflets bleutés de ses bras faisaient ressortir l’éclat lumineux de ses orbites tracées en un léger ovale verdâtre sur sa face. Touche particulière : Esther jonglait avec les assiettes avec maestria. La salle était ravie et aucune menace ne semblait peser sur Paul. La commissaire Marina Phlox fut donc rappelée à Paris. Ils prirent un transmobile individuel pour gagner l’aéroport.

Paul enclencha l’engin volant. C’était la fin de l’après-midi, il y avait de nombreuses combinaisons de trajectoires animées simultanément. Dans cette zone, les règles de conduite avaient été édictées par un collectif de citoyens américains, il n’y avait aucun problème d’application. A cette heure, le blanc des véhicules l’emportait sur les transports de biens, plus colorés. Marina et Paul longèrent de vastes silos et des séries de bâtiments étirés au sol, puis, au fur et à mesure de leur trajet, alors que le ciel virait au bleu glacier, ils traversèrent des tours cerclées de verre semblant très calmes. Curieusement, il leur sembla que les énormes châteaux d’eau, construits depuis peu, et atteignant pour certains des hauteurs inattendues, étaient gagnés par davantage de vie. En s’approchant avec leur appareil aérien, ils virent la raison : des rampes de métal léger laissaient grimper des cohortes animées. Des oiseaux passèrent et certains semblèrent les regarder. Le ciel fut ensuite voilé par des nuages aux reflets cédrats, l’effet était curieux. Comme si des flammèches s’en prenaient subitement à des flocons. Paul mit son imagination en marche pour imaginer un tour avec de la vapeur d’eau, des fruits et un chandelier. Un cierge peut-être ? « Bon sang » se dit-il, « J’ai retrouvé mon énergie, grâce à cette commissaire. Ironie du sort, la police me redonne espoir ».

Marina regarda fixement le ciel et crut voir le début d’un incendie au loin, ou, au contraire, le souffle restant d’un brasier obscur ? Des teintes rougeâtres s’élevaient. Elle se pencha.

Paul la regarda alors, et la pensée de lui prendre la main lui traversa l’esprit, pour la remercier, lui dire qu’il était en confiance. Qu’il l’appréciait. Le temps de trouver une formule, il resta muet. « Vous savez Marina, vous m’avez fait le plus beau des cadeaux : vous m’avez donné une place ». Mais on ne dit pas cela à une commissaire.

Alors ses mains se posèrent simplement sur le tableau de bord. Marina pensait à ce moment précis à ses enfants. Ils devaient dormir à cette heure. La nuit en France, ici le ciel étagé. Elle lui sourit : « Vous serez prudent, n’est-ce pas ? Prenez-soin de vous ». Elle regarda profondément la beauté des lieux.

L’aéroport ultra-moderne, de verre et de métal ressemblant à de la glace en suspension, était en vue.

Il l’accompagna jusqu’au terminal. Ils se dirent au revoir sobrement. Elle partit. Dès qu’il lui tourna le dos pour plonger dans l’escalator le ramenant au parking, un malaise diffus s’empara de lui, puis il comprit pourquoi. Il s’était senti bien quelques minutes auparavant alors qu’il ne l’avait pas prévu.

Il songea au robot Esther. Sur le chemin du retour, il y songea très fort.

De retour en France, Marina retrouva avec bonheur son mari et ses enfants. Elle avait ramené des cadeaux. Ils firent fête, elle trouva que son mari prenait de l’embonpoint mais au lit, il y avait mieux à faire bien évidemment que de le lui dire. Elle fit son rapport, assura les transmissions d’usage. Reprit l’enchaînement des missions, l’actualité était animée. La tension était à son comble dans les villes. Marina était organisée et solide, elle menait son équipe avec efficacité. Elle avait supervisé avec intelligence les dispositifs de sécurité de nombreux évènements. Elle était active et appréciée.

Un jour elle eut un problème de serrurerie. C’était la semaine, l’incident fut désagréable, résolu en soirée. Marina négocia serré. Le type œuvra porte ouverte, à cheval entre son appartement et le palier pour refaire sa serrure, c’était très pénible. Dedans-dehors, c’était insupportable finalement, cela n’en finissait pas, et son mari qui était à l’hôpital, les enfants qui se disputaient.

Paul de son côté loua une maison, pas loin de son ami Adam. Il la choisit pour sa forme carrée. Les grandes baies vitrées lui plaisaient aussi beaucoup. Il continua de beaucoup travailler. La réussite était là, il fallait aller de l’avant, réfléchir à de nouveaux tours. Lui et Adam passaient beaucoup de temps à imaginer des prodiges renouvelés.

Le dimanche matin, il faisait de la course à pied, en empruntant le trajet d’une boucle à travers la ville. Il finissait sa course sur une grande esplanade curieusement peu fréquentée. La vue était bien dégagée sur les parcs dans le lointain. Il courait tout droit, en suivant une piste imaginaire, sans dévier. Parfois il avait l’impression qu’il était sur un tapis de course et que c’était le paysage d’immeubles, de briques rouges, de verrières claires et de tubes rosés qui défilait mécaniquement autour de lui.

Il eut deux ou trois maîtresses de courte durée. Mais dans l’ensemble, ses soucis en France le poursuivaient. Il était reconnu comme professionnel, mais l’homme restait aux yeux de beaucoup comme quelqu’un qui avait eu des problèmes, il était donc entaché d’une malédiction. On ne fréquente pas de prés celui que le malheur a frappé, on ne sait jamais.

La violence était à ce moment-là partout dans le monde, comme souvent, mais un peu plus que d’habitude dans les pays occidentaux. Le gouvernement français s’inquiétait de ses ressortissants à l’étranger, il y avait eu beaucoup de pertes. Marina Phlox fut de nouveau envoyée en mission aux Etats-Unis pour évaluer le risque autour de Paul.

Elle revint donc à New-York. Elle fut accueillie cette fois par ses collègues américains, des policiers chevronnés, très professionnels, rassurants. Elle fut accompagnée à l’hôtel dans lequel elle allait séjourner. L’un des agents de sécurité la guida vers le théâtre dans lequel Paul était en train de se produire. Elle était contente de le revoir. Il fallait qu’elle s’assurât qu’il ne courrait aucun danger. Adam l’attendait, prévenant et souriant. « Tout se passe au poil ». Il la dirigea en coulisse. De là, elle voyait de biais le profil de Paul en train d’exécuter ses tours. L’ombre de ses mains projetées sur les murs par les spots s’effilait en suivant le dénivelé des rideaux. Son visage était très sérieux, presque grave. Une silhouette luisante était dressée à ses côtés. Esther, bien sûr. La salle, de dimension moyenne, était correctement garnie, sans plus.

Marina réalisa que Paul avait besoin d’espace pour ses tours, de beaucoup d’espaces. Un magicien sans vide n’est rien. Tous les artistes ne sont pas ainsi. Un peintre a besoin de beaucoup de murs par exemple, lui c’est l’inverse, se dit Marina, mais que crée-t-il ? Que représente-t-il ? Est-ce qu’il reproduit quelque chose au fond ? Marina était dans ses pensées lorsqu’elle vit le robot s’avancer sur la scène, puis s’immobiliser. Paul lança une balle, puis deux, puis trois, puis quatre et bientôt cela n’arrêtait plus : Esther se mit à jongler avec une précision nécessairement scientifique. Les calculs étaient simplement excellents, aucune balle ne chutait. On vit une véritable spirale de couleurs dans les airs, une orbite elliptique de toute beauté car infaillible. Adam était ravi. A un moment donné, toutes les balles devinrent transparentes, sans relief, donc invisibles. Dans la salle, des connaisseurs appréciaient, d’autres semblaient un peu perplexes.

Marina se déplaça pour surveiller le mouvement. Rapidement, elle vit que tout allait bien. Elle fit encore quelques pas et se retrouva près du bar, aux dimensions impressionnantes. Autour, l’atmosphère était chaleureuse, il fallait bien le reconnaître. Elle résista sans mal à prendre un verre, en revanche, la musique la fit hésiter. Un instant, elle l’écouta attentivement, oui, elle était entraînante et vive. Un groupe de jeunes filles dont elle avait entendu parler, chantant sur une musique allante des paroles sérieuses. La plupart des personnes attablées se retrouvèrent sur la piste, en train de danser. Marina esquissa quelques pas, sans trop s’aventurer, il fallait faire attention, mais c’était tout de même bien tentant. Elle remua le haut du corps, en rythme, avec un balancement des jambes. Elle se demanda ce qu’en penserait Paul Colibri si elle la surprenait. Un type s’amena vers elle, elle fit demi-tour vers le spectacle de Paul. C’était fini.

Les applaudissements avaient l’air de le réconforter, à moins que la vue de Marina ne lui donnât un air plus posé. « Bonjour, je vous attendais » lui dit-il, « je veux dire que je savais que vous arriviez maintenant, puisqu’on me l’avait dit ». Ils se mirent de côté, dans une table d’angle. Là elle commanda un coca, et lui but une quantité impressionnante d’eau gazeuse en torturant des tranches de citron. Paul expliqua qu’il se sentait bien, en sûreté, les incidents étaient rares. Quelques olibrius l’invectivaient parfois, mais cela n’allait jamais loin. Ses techniques de magie allaient encore se diversifier, et bientôt « mettraient tout le monde d’accord », on admirerait ses prouesses modernes par la grâce de la technique. La robotique offrait de nouveaux horizons pour les scènes de spectacle. Marina ne savait pas trop quoi en penser. Elle était malgré tout contente de l’entendre ainsi. Elle l’accompagna jusqu’à sa loge. « Je vais me changer » lui dit-il en souriant. Dans l’entrebâillement de la porte, elle vit ce qui ressemblait à une cohorte d’ombres de métal, droites comme des statues, fières comme des patriarches, dignes comme des tribuns au repos : Esther entouré de silhouettes vernies, rebondies et scintillantes au sommet, lustrées sur leurs flancs, sombres sur leur socle de cuivre aux formes alanguies. L’enfilade silencieuse donnait une curieuse sensation d’apaisement.

Ils repartirent ensuite. Plus tard, Marina réalisa qu’à aucun moment elle ne vit Paul avec sa boisson anisée anciennement favorite entre les mains.

Le bref séjour de Marina se déroula ainsi sans encombre. Elle était arrivée un vendredi, et dimanche était organisé le Marathon. Ils décidèrent d’y participer tous les deux. Paul surtout était motivé. « Attention, ne forcez pas » lui dit Marina.

Les coureurs de nombreuses nationalités étaient entourés d’un imposant dispositif de sécurité. C’était la fin du second mandat de George Prescott Bush, dernier élu de la dynastie, qui avait triomphé quelques années auparavant de Chelsea Clinton. Malgré sa baisse de popularité auprès de la communauté hispanique, il restait solide et faisait face aux péripéties violentes de cette période. Un nouvel attentat était à redouter. Marina fut autorisée à courir avec son arme de service, ce qui fit sourire Paul. « Je serai plus léger que vous ! ». Ils attendirent longtemps le départ. Il faisait très beau, on entendait déjà les premières rumeurs des orchestres qui ponctuaient l’itinéraire, au loin. Les oiseaux paraissaient eux-aussi en suspension, attentifs et curieux. Certains volaient en groupe.

Enfin Paul et Marina partirent ensemble. Le bitume était gris pâle, légèrement granulé puis revêtit rapidement une teinte ivoire. Après les tours, les immeubles nets et éclatants sous le soleil, ils s’enfoncèrent sous les feuillages, plus frais et dégageant un parfum légèrement sucré. Des spectateurs venus en famille les encourageaient. Et tous ces orchestres espacés et vifs étaient comme des guetteurs alertes. Marina avait un bon rythme. Elle pensa à son mari, où était-il en ce moment ? A l’hôpital, il travaillait beaucoup. Peut-être un peu trop. Il fallait faire attention. Les enfants…Marina pensa aux enfants. Le petit, la grande. Courait-elle pour eux ? Pour elle ? Pour…Paul qu’elle devait protéger ?

Au fur et à mesure de la course, sa foulée devint plus régulière. Les enjambées scandaient tout son être en mouvement. La lumière du ciel, les oiseaux qui voltigeaient, les supporters gais, la musique incroyable partout dans cette ambiance colorée. Elle maîtrisait son souffle, en rythme. Elle n’avait pas mal. Elle contrôlait.

Soudain, ils arrivèrent à un vaste rond-point. L’itinéraire les dirigea vers un parvis construit sous une vaste coque transparente, distant d’un bon kilomètre. Ils se retrouvèrent en ligne droite. Le soleil commençait à taper dur. Côte-à côte, souffles parallèles, ils se regardèrent, souriants tous les deux. Marina avait bien compris que Paul n’aimerait pas parler tout en courant. La course affaiblissait aussi peut-être ses capacités. « Vous serez plus endurante que moi » lui avait-il dit avant de s’élancer. Ils s’avançaient ainsi, vers le dôme de verre. Les silhouettes des coureurs se réfléchissaient sur sa surface bombée.

Paul et Marina couraient et voyaient devant eux leurs propres reflets venir à leur rencontre. Paul allongea le bras et son ombre vint au-dessus de celle de Marina en un grand geste enveloppant. Marina courut, courut puis étira sa main pour couvrir le contour du visage de Paul porté par les lumières du jour sur la surface translucide. Elle esquissa un mouvement de tête vers lui, ses cheveux étaient collés à sa nuque. Un moment, son ombre était si proche.

Un léger trot, un frottement, et une odeur dure, un déclic discret, et Esther fit son apparition à côté d’elle. Subitement. Le robot programmé s’était rangé dans la course conformément aux instructions qu’il avait reçues.

Ils coururent tous les trois. Leurs images étaient bien visibles sur la façade. Ils franchirent le sas du parvis donnant sous la cloche. « Nous sommes bien, là », dit Paul à haute voix. Marina fixa un point devant elle très loin.

Ils se retrouvèrent le long du fleuve. Des petits arbres à feuilles claires scintillaient au bord de l’eau. La cadence des coureurs était régulière. Des stands permettaient de se ravitailler. Les spectateurs encouragèrent Esther, avec humour. Il n’était pas l’unique robot sur le bitume, mais à l’époque on ne voyait pas encore souvent de telles machines, si bien faites. Il y avait aussi à cette époque les premiers coureurs dans les airs ; après des années de recherche, les chaussures à propulsion verticale avaient commencé à apparaître. A la mi-parcours, en guise d’attraction, des acrobates suspendus entre terre et air amusèrent la galerie. Et comme les américains sont à la fois meilleurs et pires que ce que l’on imagine toujours savoir sur eux, les organisateurs avaient prévu de surcroît un vaste concours d’explosion de couleurs, au sens propre : des fusées inoffensives bombardaient à intervalles réguliers sportifs et familles de billes de couleurs éclatantes, qui laissaient sur maillots et tissus de grandes taches écarlates. Tout le monde semblait trouver cela drôle. Marina se dit qu’après tout l’ambiance était bon enfant. Autour d’elle, les visages étaient rieurs. Son regard fut attiré brusquement par un individu en retrait, qui ne semblait pas du tout à la fête ; en tenue sombre, il tenait nerveusement un sac. Il semblait fixer Paul Colibri. Immédiatement, Marina protégea Paul en l’obligeant à passer derrière un arbre tout en sortant son arme. Elle le pointa sur le suspect, qui déguerpit en la menaçant du poing. Fausse alerte ? « Heureusement que j’ai un cœur solide, j’aurai beaucoup trop d’émotions sinon, avec vous » répliqua Paul. Il insista pour reprendre le Marathon. « Nos ancêtres l’ont bien fait ». Ils repartirent. Personne d’autre ne s’était aperçu de quoique ce soit. Ils reprirent place en rythme dans le peloton. La musique au loin les motivait. Marina regarda scrupuleusement les à-côtés jusqu’à la ligne d’arrivée. Esther la franchit exactement en même temps que Paul.

Le soir, Marina s’autorisa une bière. Paul et elle étaient dans un bar, discret, chaleureux, en sous-sol. La lumière était tamisée, ce qui par la force des choses encouragea Paul à regarder davantage sa protectrice. Marina savait que tous les hommes étaient pareils. Aucune exception. Elle avait donc étudié avec soin sa tenue. Décontractée, « détendue » plutôt, même si la nuance était mince, un pantalon noir ajusté à ses jambes sveltes et sportives, un chemisier uni clair, dont le boutonnement était malicieux : invisible, il pouvait laisser deviner le charme d’un buste élancé sans en faire trop. Une silhouette gorgée de bonne humeur avec retenue. Ses yeux gris-vert sur sa peau mate dégageaient une impression de confiance, mais une fatigue la gagnait malgré tout. Un maquillage étudié était heureux. Elle mit sa main dans ses cheveux bruns. Dans la pénombre ils semblaient noirs. Paul sirotait un cocktail sans alcool, à base de citron et de mangue. Ses yeux vifs étaient orientés vers Marina, sans réellement la fixer avec netteté ; il savait que son regard risquait de devenir brillant. Or il devait être sérieux et lui parler avec gravité. Devinant bien évidemment ses pensées, Marina reprit son verre tout en se disant que les hommes n’offraient jamais de surprise.

«- Vous savez Paul, votre situation est sérieuse, je considère que je travaille à vos côtés, pour vous et pour effectuer correctement la mission qui m’a été confiée. Nous avons vu tout à l’heure que le risque zéro, ou l’idée du risque zéro, n’existera jamais. Je pense aussi que vous évoluez ici dans un climat moins tendu qu’en France.

– Merci Marina. Oui…Je pense que je vais rester ici. Le succès n’est pas grandiose, mais j’ai un public, qui a l’air de m’être fidèle du reste. Je travaille bien avec Adam. Les robots et les nouvelles technologies sont l’avenir de la magie. J’ai des idées pour des tours mêlant réalité virtuelle, et sens tactile. L’informatique va beaucoup me servir aussi. J’ai enfin compris depuis peu qu’il nous permet de parcourir le monde, il est la grille de lecture sans faille.

– Pour quoi faire ?

– Des nouveaux prodiges ! Je vais déménager et aller sur la côte ouest. J’ai prévu de louer une villa, avec mes…appareils. Et sur scène, je ferai des choses…jamais vues ! Je vais renouveler le genre, avec des tours de cartes en mode collaboratif avec la salle entière, en employant les visuels des portables des spectateurs : plus de carton, mais uniquement du virtuel adapté. Je duperai n’importe quelle personne du public en capturant son écran. Je compte aussi fédérer en groupant les applications : je réunirai sur scène la totalité des écrans des smartphones des spectateurs pour constituer une marqueterie géante de fragments divisés et possédant chacun un dessin spécifique. Assemblées les uns aux autres, les figures de chacun constitueront comme les pièces éparses d’une mosaïque électronique que je serai seul à maitriser.

-Comme un retour aux carreaux de marbre pompéien ?

-…Pourquoi pas en effet ! Et en parlant d’un retour aux origines, j’ai une autre idée. Je ferai monter un spectateur sur scène, les autres recevant des lunettes dédiées. Par le biais de connexions automatiques avec le contenu de son portable, je fais rencontrer virtuellement le spectateur avec qui il veut, sa propre mère par exemple, à condition qu’il soit en possession de son image évidemment. L’idée étant que c’est moi qui prendrai la forme de sa mère. Je l’habiterai le temps du numéro.

-Mais, c’est un peu étrange !

– Ce n’est qu’un exemple. Il faut renouveler la création du monde chaque jour Marina ! ».

Elle mit ses mains posément sur ses jambes qu’elle décroisa lentement. Elle regarda la salle, les gens qui semblaient se détendre. Elle chercha les fenêtres, se souvint qu’ils étaient en sous-sol. Elle grignota une olive, bien charnue.

– Bien…Paul ». Elle eut un peu honte de cette formulation assurément. «  Restez ici, aux Etats-Unis, Paul, je comprends ».

Paul la regarda attentivement. Il eut envie d’un pastis mais y renonça.

« -Prenez-soin de vous Paul ». Cette fois, c’est elle qui le regarda avec attention.

Ce soir-là Marina était perplexe. Curieux homme, pensa-t-elle. Décidément, rien ne change finit-elle par conclure, dans chaque homme, il y a un petit garçon qui sommeille.

Le lendemain, dans son hôtel, dans le salon des connexions lointaines, elle se relia au réseau familial. Son mari vint s’assoir en face de la cellule optique d’un pas un peu lourd. « Tu sais Marina, je vais bientôt partir pour l’hôpital ». Le reste fut à l’avenant. «Je profite quand même des enfants lorsque tu n’es pas là ». Cette phrase pour le moins malhabile lui fit comme un coup de poing à l’estomac, mais elle se demanda si elle n’était pas simplement l’expression d’une grande fatigue. Elle eut du mal à ne pas s’énerver. Mais quand même. « Mais que veux-tu dire ? ». Son époux laissa sa place aux enfants. Ludovic et Victoria apparurent. « Bonjour maman », une voix lasse. Etaient-ils malades ? Non, alors ? L’échange ne fut pas très long. Les enfants ne semblaient pas si tristes de ne pas avoir leur maman auprès deux. On ne peut pas non plus souhaiter qu’ils en souffrent se dit Marina devant le miroir de la salle de bains.

Elle repartait le lendemain. Paul passait toute sa journée avec Adam dans ce qu’ils appelaient « leur laboratoire », au sous-sol de sa maison protégée. Les heures qui allaient suivre seraient calmes. Marina s’allongea sur le lit, puis se redressa pour regarder la vue derrière la fenêtre. Le temps était encore au beau. Elle décida de sortir.

Marina s’octroya une vraie pause, comme il en arrive parfois, semblable à une parenthèse, ce genre de moments que l’on pense voler au temps. Elle prit un train de banlieue et se retrouva rapidement au cœur de New-York. Organisée et méthodique, elle avait fait un rapide repérage sur sa banquette grâce à son guide sur tablette. Elle marcha à la fois précisément et agréablement. Elle réalisa qu’elle pouvait passer plusieurs heures sans compagnie. Cela ne lui était pas arrivé depuis très longtemps, c’était merveilleux. Les immeubles si hauts qu’on avait du mal à apercevoir leurs sommets mais gorgés de détails : des fenêtres multicolores, des dessins et des vidéogrammes sur les façades, l’ombre des jardins en hauteur, le mouvement de la foule, d’une ampleur singulière et qui la laissait pourtant tranquille.

Elle gagna sa destination : le grand jardin botanique de Franklin. Si grand qu’on n’était pas gêné par les visiteurs. Un moment de grâce fleuri, si protégé du monde qu’on était amené à vouloir l’écouter plutôt qu’à l’oublier. On avait envie d’aimer cette terre qui permettait de tels calmes ordonnés. L’harmonie colorée qui régnait là devait signifier quelque chose. Il fallait s’en souvenir se dit Marina. Mes enfants verront-ils cela un jour ? Ils grandissent déjà, moi j’évolue. Elle s’avançait vers le jardin japonais. Les reflets de l’eau étaient apaisants. Et son mari ? Marina y pensa. Oui, il est fidèle et bon, sûrement las et un peu décontenancé quand je ne suis pas présente.

Un robot l’orienta vers un restaurant. Elle mangea un hamburger finement épicé, en regardant les escouades des oiseaux. Elle reprit ensuite sa douce promenade en traversant cette partie singulière, dédiée à toutes les fleurs citées dans l’œuvre de Shakespeare, composée de bouquets de couleurs et d’un labyrinthe de citations sur petits panneaux de bois. Elle en lut quelques-unes. « Semblables à l’abeille, nous enlevons à chaque fleur son doux trésor » fut celle qui lui sembla la plus triste, et la plus humaine aussi. Puis elle vit un homme âgé avec une canne, claire, et portant des lunettes noires. Il était accompagné d’une femme plus jeune. Il avait beaucoup d’allure. Ils se dirigèrent d’un pas sûr vers un endroit que Marina n’avait pas encore repéré. C’était le jardin des senteurs, une partie du parc ouverte aux parfums des fleurs, pour que les non-voyants puissent profiter du lieu. Elle le suivit et admira l’agencement floral. Les odeurs douces, suaves, se répandaient délicatement. Les arbres surplombant cette partie du parc étaient à la hauteur idéale, comme s’ils n’avaient pas osé eux-mêmes aller plus haut, de peur de commettre un impair ; leurs branches touffues calmaient le jeu des nuages. On entendait le chant des oiseaux. Un chien à la démarche élastique passa. Elle regarda le vieil homme puis bifurqua. Elle se retourna encore, la femme souriait tandis que le vieux monsieur était penché sur les pétales d’une fleur, et caressait ses ramures avec une langueur répétée.

Une légère boule scintillante déambula, à hauteur d’homme, un drone pétillant en zigzag laissant derrière lui ses éclats de couleurs. Un autre vint peu après, comme furetant au-dessus des plafonds vitrifiés des orangeries disposées là.

J’étais bien se dit-elle. Avant de partir, elle acheta des cadeaux pour les enfants et son mari. Une cravate et des casquettes, possédant toutes comme motif la silhouette stylisée de Charlot.

Elle se dit qu’elle n’oublierait jamais ce moment.

Et puis, elle et lui, Marina et Paul, devaient mettre fin à leur travail en commun. Car ce furent bien ainsi que les choses finirent par prendre tournure. Ils ne s’étaient pas concertés longtemps. Ils prirent un repas la veille au soir, paisiblement, sans ostentation. Ils mangèrent mieux le matin, Paul insistait beaucoup sur le petit-déjeuner, le culte qu’il vouait à ce repas devenait à la longue assommant, et se retrouvèrent pour partir sur le trottoir devant sa maison, alors que le sol se recouvrait de fines corolles rosées, tombées des arbres au petit matin. Les premiers aérobus glissaient rapidement à travers la banlieue. Les premières sonneries des portables cliquetaient pour annoncer la réception des nouvelles du jour. Paul regarda Marina, regarda le ciel et le soleil finement embrumé sous un voile vaporeux, encore un peu léger. Il fixa tout cela derrière ses montures noires. Il alluma la radio, il voulait que le dernier voyage avec elle fût accompagné de musique, il voulait déjà s’en souvenir, avec une bonne chanson. Il aurait voulu au fond de lui quelque chose de plus solennel, de plus officiel, de plus beau peut-être, mais il n’y parvint pas. Alors il se dit que partir ainsi, avec sa commissaire un jour d’octobre américain, au rythme de la station de l’orchestre philarmonique de New-York n’était pas si mal. Dans une vie, il y a pire que d’écouter Schubert à quelques centimètres d’une jolie femme qui vous protège. Au fur et à mesure du trajet, il repensa à sa première rencontre avec elle… Mince, le temps est passé vite, maintenant je ne la verrai plus. C’est trop bête. Il regarda les bas-côtés, leva les yeux, songea à tout ce qu’elle avait fait pour lui. Il lui devait une fière chandelle comme on dit. Il pensa à Paris, les ciels gris mais sereins de la capitale, le trottoir en face de chez lui, sur lequel avait séjourné une admiratrice plusieurs jours de suite il y avait bien longtemps, les toits au-dessus de sa tête, les parcs à l’automne et les manèges suspendus, l’odeur curieusement poivrée du parquet et la senteur poudrée des rideaux des salles de spectacle du quartier de ses débuts. Les ponts et leurs arches. Et puis avec chagrin son immeuble, la promenade virtuelle avec Marina et les reflets sur la vitre, la course à pied le lendemain, la pente vers la Seine. Il ne reverrait plus jamais Paris. Quant à Rome, il ne savait pas. C’était trop difficile. Dommage qu’il n’ait pas pu échanger davantage avec elle sur sa ville de cœur.

« Cela ne va pas ? Lui-dit Marina. ». Elle le regarda alors qu’il était accoudé à la partie extérieure de l’engin rapide filant vers l’aéroport. « Vous avez l’air complétement… au-dessus des mers et des océans ! ». Oui se dit Paul, je suis devenu atlantique, réellement, totalement.

Elle, était gagnée aussi par une mélancolie amère, presque douce. Ses yeux amande clignaient doucement au soleil qui était assez haut. Elle essaya de se souvenir du trajet précédent, lorsqu’elle avait quitté le sol américain la première fois, quelques mois auparavant. Les tours étaient là bien évidemment, les curieux châteaux d’eau et l’agitation paisible qui allait avec. Il y avait le ciel affranchi de nuées, en-dessous le réseau de circulation et l’animation au pied des immeubles. Un sentiment d’apesanteur. Mais aussi une lourdeur, un poids. Allons ! Paul ne craint rien, se rassura-t-elle. Elle avait rempli sa mission. Elle savait qu’elle ne le reverrait plus jamais. Curieux ce ressenti. Non ce n’est pas une sensation, encore moins un sentiment. Un oiseau vint jusqu’à eux, il resta parallèle à leur véhicule quelques instants, comme immobile. Elle regarda l’horizon. Il y avait les douces paillettes du soleil, les eaux des lacs et leurs surfaces frottées par le doux sourire des vagues. Il n’y avait pas de violence. Elle aurait pu rester ainsi des siècles.

Et pourtant ! Impatiente à la pensée de retrouver sa famille. L’excitation du voyage. Ses enfants, leur sourire et leur confiance. Son mari et sa réussite à lui, reconnu là où il travaillait. Son regard bienveillant mais un peu moqueur, sa manière de badiner et son sérieux rassurant quand il fallait.

Ils arrivèrent alors. Le sol était anthracite, les murs secs. Ils se mirent à marcher le long des couloirs, sur un impeccable parquet vitrifié, sans rien dire. Puis ils ponctuèrent leur avancée par quelque banalité d’usage sur la météo ou la longueur des travées. Paul eut même l’impression de rougir. Marina fut plus énergique, elle avança d’un bon pas avec sa valise orientée. « Esther ne peut-elle pas m’aider à porter mon bagage ? » mais cette plaisanterie tomba à plat. Paul eut l’air peiné que Marina songeât au robot. « Il n’est pas fait pour cela » fut tout ce qu’il arriva à dire. Plus tard, il se reprocha amèrement ce propos, tout seul, lors de son footing du soir à travers les rues de son quartier baignées par de faibles lumières argentées sous la voûte céleste.

Ils se dirent au revoir posément, sur les pavés d’un hall lumineux. Marina lui empoigna le bras, ce qui l’attendrit. « Rentrez-bien, et merci pour tout » lui dit-il. Elle le regarda, dans les yeux. Il hésita, voulut ajouter quelque chose, pensa qu’il avait encore le temps, pencha la tête, regarda sur le côté, Marina recula et mit son sac sur l’épaule. « Au revoir Paul, j’ai été contente de vous revoir et de savoir que vous allez bien », elle amorça un mouvement. Paul sourit à moitié dans le vide, puis se retourna, comme ça. Il recula. Elle renoua la ceinture de son blouson, regarda Paul s’éloigner. Elle passa la main dans ses cheveux, fit demi-tour et partit, à son tour. Paul se demanda s’il y avait encore quelque chose à faire. Quand enfin il se retourna, il ne vit que du mouvement autour de l’endroit où ils étaient tous les deux quelques secondes auparavant. Le hall était animé de nombreux humains en partance. C’était tout.

Longtemps il songea à ce moment. Le genre humain, dans un aéroport, égaré dans l’espace.

Un pincement au cœur.

Marina s’assit. Enfin. Enfin posée quelque part, entre deux accoudoirs. Deux accoudoirs. Elle essaya de mettre un peu d’ordre dans ses idée, cela, elle pouvait le faire ; il fallait seulement trier et ordonner. Eviter la confusion. Il fallait relativiser. Surtout relativiser. Oui, éviter la confusion. Voir net, une femme savait faire.

Elle regarda autour d’elle.

Des hommes d’affaire, des touristes, des jeunes, des familles. Autour d’une table pas loin d’un snack, une vieille femme était avec un garçonnet. Elle prit un thé. Marina faillit lui dire de ne pas laisser infuser trop longtemps le sachet. Le long des parois aux verres fumés donnant sur les pistes, un couple courait pour attraper un avion. Leur reflet fila sur la vitre. Plus ils s’éloignaient plus leur ombre se déployait en fragments imagés.

Elle avait encore un peu de temps. Elle se prit en photo, souriante, et envoya immédiatement son image à ses enfants pour qu’ils la stockent sur leur miniportable. Marina se dirigea ensuite vers les escalators et emprunta un couloir aux reflets crème, sur une longue distance. Une musique douce, un parfum de fleurs, le profil de drones derrière la vitre, puis un vaste terminal plongé dans une lumière de sable. Elle arriva devant le grand tableau des départs.

Elle s’arrêta. Elle identifia son vol, et regarda les autres destinations. En-dessous de Paris, il y avait Rome. Elle oscilla. Et si elle changeait d’avis se dit-elle ? Si elle modifiait sa trajectoire ? Rome.

Car elle n’avait jamais oublié ce que Paul avait commencé à lui dire.

Elle se demanda ce qui se passerait si elle cliquait sa commande pour modifier son billet. Pourquoi pas ? Avant de retourner à Paris, elle foulerait le sol de la Ville éternelle, la terre épuisée de Rome. Et marcher, marcher, voir l’Arc de Constantin. Ce fameux roc. Et se retrouver en contre-bas de l’appartement de la famille de Paul. Ce magicien. Puis lever les yeux.

Fixer son regard vers le haut, se protéger du soleil, et peut-être imaginer l’ombre de Paul sur sa terrasse, s’avancer à travers les franges d’un rideau et regarder dans sa direction.

Qui sait ?

Ce fut d’abord le son étrange d’un objet lourd tristement tranché. Un bruit violent d’une rafale et un écho métallique. Déjà le décor était baigné de trouées sombres. Marina comprit tout de suite et sortit son arme. Excellente tireuse elle abattit l’un des hommes. Le sang partout. Elle regarda, des chairs et des formes. Elle protégea quelqu’un. Et puis elle tomba. Le fracas, le choc, la chaleur, la douleur comme une vapeur d’eau à vif. Encore un instant pour penser à la photo que garderaient ses enfants. Qu’en feraient-ils ?

Marina sombra, chuta, repliée sur elle-même, en une vertigineuse spirale.

Elle voulait que sa main agrippe encore quelque chose.

Elle ne savait pas si elle se réveillerait.

Mai 2017.