Il l’avait tellement désirée que lorsqu’il la posséda il attendit la déception, qui ne vint pas. Elle était si belle, si envoûtante. Cette maison. Cette maison !  Celle qu’il désirait depuis si longtemps. A flanc de colline on aurait pu dire. Il l’avait vue et regardée combien de fois ? Il passait, là, en bas, alors étudiant, attendant sa semaine de cours à venir et totalement envoûté par cette demeure, en haut du talus.

Il y a longtemps, du temps des études passées, le train du dimanche soir courrait le long de cette corniche. Et, jeune, une fois, il fixa cette maison une fois pour toutes, pour qu’elle devînt enfin la demeure de ses rêves. Elle était si belle.

Et quand il fut à la retraite, la facilité avec laquelle il acheta cette maison lui donna une sorte de vertige. Quelle excitation de venir en  maitre des lieux, si posément. C’est  pas croyable qu’il se disait alors. C’est pas croyable. Il se souvint avec nostalgie de l’étudiant qu’il avait été, les dimanches à travers la fenêtre du train, le soir. Il ressentit aussi une certaine fierté, le sentiment d’une réussite malgré tout. Avoir enseigné toute sa vie pouvait donner lieu à une compensation, non ? Et puis, sa vie personnelle avait été disons moyenne. Moyenne ? Disons qu’en réalité cela avait été un échec presque total. Se retrouver ici était un nouveau départ, une incitation à vivre, une promesse.

Il avait longtemps cherché une maison, dans cette région, ce coin. Il était né à Marseille, avait fait ses études à Lyon, enseigné à Paris, mais voulait revenir ici, sur ces terres qu’il aimait, qui l’avaient toujours attiré même si en vérité il ne les connaissait pas bien : dans la Vallée du Rhône, entre Vienne et Romans. La terre des côtes, des roches plantées et des pentes ardues. Un point presque à équidistance entre les deux grandes villes qui avaient compté pour lui, la Capitale et le Grand port. Un équilibre.

Il avait acheté la fameuse maison n’en croyant pas ses yeux. Son fantasme de tout jeune homme était sur le point de se réaliser. Il était venu la première fois timidement, après avoir vu l’annonce dans un journal, tout bonnement. De prés, la maison semblait encore plus grande. Les murs étaient toujours de couleur ocre, sable épais. Les fenêtres, elles, étaient en mauvais état. Il regardait le toit lorsqu’une voix s’exclama de nulle part : « bon dieu que vous semblez jeune pour un retraité ! Vous êtes instit ou quoi ?! ». Il avait cru devoir préciser qu’il n’avait enseigné qu’une seule matière, mais cela semblait rendre encore plus narquois son hôte. Celui-ci était très âgé, vouté, portant canne, barbe et gilet. Il l’invita dans la cuisine après le tour de la maison.

C’était très bien, rien à dire. Autour d’un vin de noix, l’affaire fut ainsi conclue rapidement. Le vieux semblait décidé. Il répondait aux questions simplement, sans chaleur mais sans sécheresse non plus. De temps en temps, il regardait fixement le jeune retraité en attendant l’occasion de placer une saillie. Son regard semblait un peu perdu, seule la possibilité de mettre en boîte son interlocuteur lui donnait un peu de vie. « Bon alors les femmes ? Pas terrible hein ? ». Il avait bien remarqué le défaut d’alliance et surtout l’absence totale de références à ce sujet dans les questions posées sur la maison. Son protagoniste lui répondit qu’en effet il était célibataire, depuis un certain temps. Disons depuis très longtemps. Une relation assez longue, navrante, puis un mariage ayant sombré dans le chaos et l’ennui, et bien sûr le divorce et puis, plus rien. Un navet. « L’essentiel est de tirer les leçons, n’est-ce pas, cher Monsieur ? ». Le vieux le regarda attentivement, puis se leva. En repartant, dans ce qui était une sorte de cour, l’ancien professeur se dit que les fenêtres étaient décidément très endommagées. Les lucarnes du haut en particulier étaient gâtées.

Le jour de l’emménagement coïncida avec le départ du vieux. Il partait pour une Maison de Retraite. « Je sens que je vais bien me faire chier ». Le nouvel arrivant mit ce propos sur le compte de l’émotion. Et aussi le goût pour la provocation du vieillard. Il  l’aida pour rejoindre le véhicule devant le transporter. Le vieux tremblait-il ? Non, il faisait simplement un peu froid. Heureusement il avait sa canne. Le ciel  d’hiver faisait ondoyer le jardin. Le vieux avait ciré ses chaussures. Prenant appui sur la portière avant de s’engouffrer à l’intérieur de l’habitacle, il se retourna : «  Vous viendrez me voir ? ».

Le soir, le nouveau propriétaire fit simplement des pommes de terre à manger. Dans la cuisine, alors que la vapeur dégagée par l’ébullition se transforma en volutes cotonneuses, il voulut ouvrir la fenêtre. Il aperçut alors sur l’un des carreaux que se dessinait progressivement le tracé d’une figurine : là on avait dessiné avec le doigt la tête d’un personnage hilare, mi-Tintin mi- Achille Talon, de trois-quarts, que la buée faisait apparaitre désormais avec force et grotesque. Un peu après, l’œil bien ouvert du bonhomme esquissé finit par cligner dans une dernière dégoulinade.

 

Plus tard, bien installé, il se reposait bien volontiers. Profitant de sa joie, tellement ravi de sa situation qu’il ne se demandait plus durant quelques semaines ce qui allait bien suivre. Toute sa vie, il avait occupé des appartements, le dernier en particulier, bien situés, dans des quartiers animés et en vue, à proximité des lieux de sortie. Les immeubles et les intérieurs en revanche avaient été assez tristes, un peu délaissés, serrés, justes. Toujours soucieux de retrouver un équilibre, il se dit qu’aujourd’hui il connaissait une position inverse : une vaste maison, ample, aux hauts plafonds, deux escaliers, une cave et un grenier, quelque chose qui ressemblait à une cour devant et un beau jardin derrière. Il contemplait la vallée de ses fenêtres, et parfois aimait regarder passer l’invariable train du dimanche soir. Le jardin, lui, donnait sur un bosquet. La route était derrière. Et pas d’autres maisons dans un périmètre d’au moins cinq cent mètres.

Un matin d’avril, il entendit puis vit une voiture approcher, et, finalement s’arrêter. Pas de doute, c’était bien pour lui. Une femme d’âge mûr se propulsa. Un discret sourire, à moins que cela ne fût qu’une simple manifestation automatique de politesse un peu forcée ? Des cheveux très amples, une coloration soignée à l’évidence, et des vêtements agréables à la vue, sans apprêt non plus. Le reste ? Il n’aurait pas su dire. Une femme active ? Jeune retraitée comme lui ? Sans savoir pourquoi, si elle avait eu une grosse sacoche en cuir avec elle, il aurait pensé que cela ne faisait aucun doute qu’elle fût médecin. « Pardonnez-moi de vous déranger, je suis dans le coin pour quelque temps et je suis à la recherche de quelque chose d’un peu particulier. Je suis sans détour et j’aimerais vous expliquer de quoi il s’agit. Cela ne sera pas très long ». Quelque chose de rassurant se dégageait, malgré tout. Le ton de sa voix, sa tessiture, le vif de ses yeux. Peut-être aussi la courbure de ces cils et la sûreté de ses gestes. Elle semblait avoir vécu. Déjà beaucoup. Des choses bien. Avec elle, on se serait cru à l’automne.

Dans le salon, il lui proposa un apéritif, ce qu’elle accepta. Il lui fit l’énumération automatique de ses ressources, et fit semblant de ne pas être surpris lorsqu’elle bondit sur l’occasion de prendre du Champagne. Lui prit un fond de cognac. Il sa cala dans un fauteuil style bergère. «  Je m’appelle Dominique Reaubagne, j’habite la région parisienne, je dirige une agence matrimoniale, cela tombe bien, ou plutôt tout s’explique, ma mère a divorcé deux fois et a perdu son troisième mari ». Un frais passa dans le salon comme une odeur un peu rance. « Je suis descendu quelques jours dans un hôtel à proximité, et parcours les environs pour quelque chose d’un peu singulier ». Elle s’arrêta pour boire une gorgée. Il finit déjà son cognac.

« Avez-vous du bois coupé dans votre maison ? ». Il regarda le miroir qui était dans sa perspective. « Oui je sais, cela a l’air étrange, mais je suis à la recherche d’une maison qui aurait du bois coupé, un bois particulier : du mirabellier ». Il bredouilla qu’il ne savait pas trop, qu’il n’avait pas eu trop le temps de regarder ce qu’il appelait les à-côtés, l’appentis dans la cour et la remise dans le jardin. Il y avait aussi un grand garage passablement encombré. « Mais pourquoi ? » finit-il quand même par lâcher. « Cela a beaucoup d’importance à titre familial, je vous expliquerai si vous avez ce que je recherche ». Elle lui laissa son numéro.

Du mirabellier.  Tandis qu’elle reprenait le chemin inverse, et longeait rapidement l’allée feuillue, il regarda son verre de cognac en fixant les traces de ses propres lèvres.

 

Il alla rendre visite au vieux. La Maison de Retraite était assez moderne, presque trop  aux yeux du bonhomme. Alité, le vieillard semblait fébrile, replié sous son linge. Mais l’œil était clair.  « Quoi, du mirabellier ?! ». Il se redressa, intima l’ordre de l’accompagner. Essoufflé, il parut réfléchir. « J’ai envie d’aller aux toilettes ». L’ex-enseignant  redouta l’instant d’après, mais retrouva finalement son ex-vendeur assis sur un banc après la besogne.

« Ecoutez, mon vieux, j’ai laissé quelque chose chez moi, je veux dire chez vous. Ça ne me manque pas, mais j’ai pas envie de ne pas l’avoir ». Il lui expliqua ce qu’il voulait, un coffret, une sorte de cassette à laquelle il semblait tenir. « Merci de me l’apporter,  cette boîte se trouve dans la remise, au fond à gauche je crois. Vous vous en souviendrez ? » et il plissa les lèvres. Il ressembla à un funambule arthritique lorsqu’il revint vers la salle à manger commune. Au moment de partir, son visiteur eut l’impression qu’il adopta une position de trois-quarts un peu trop raide dans l’embrasure de la porte.

Notre retraité alla dans la remise dès le lendemain. Il ne savait pas pourquoi, il avait chaussé des bottes. Une paire achetée il y a longtemps mais à peine usée. Le vernis brun d’origine n’était pas terni. Il fit tourner le verrou, et entra. Le sol n’était pas dur. Une légère odeur de fleurs séchées, des outils argentés au manche de bois sur le mur et une pénombre poudrée. Comme des grains de cacao grillés. Quelque chose était bizarre au fond, une tenture assez lourde, couleur sang. En s’approchant il vit que cela était un drapeau. Que faisait ici cet étendard à terre ? Il déplaça du bout du pied un coin de l’oriflamme et vit des formes allongées.

Des troncs. Plus exactement des branches, une en particulier très longue, effilée. Nue.

Du mirabellier. Coupé dans le sens de la longueur.

 

Lorsque Dominique Reaubagne revint, elle n’était pas seule. Elle n’était pas gaie mais pas triste non plus. Décidément, tout le monde semblait rechercher un compromis une fois entré dans cette maison. « Je vous présente ma mère ». Lui, attendit le prénom, qui semblait suspendu dans l’air. Madame Reaubagne mère regardait fixement le plafonnier et ses yeux clairs paraissaient ainsi encore plus brillants. « Marie ». Marie Reaubagne, pas très euphonique, mais était-ce son patronyme ? Ils s’installèrent dans le salon, et les deux femmes ne voulurent s’asseoir ni dans les fauteuils ni dans le canapé. Elles prirent place rapidement en un même mouvement autour de la table. Il amena du café. La vieille dame était très soignée. Très bien mise, élégante. Elle aussi une chevelure très abondante. Un maquillage discret mais sûr autour de beaux yeux couleur miel de sapin. Et un parfum ambré inattendu pour une femme de cet âge. Elle avait dû être très belle, sa fille en avait-elle été jalouse ? Il remarqua que sa lèvre supérieure droite avait une très légère déformation, une sorte de déhanchement dans le pli de la chair qu’il fallait savoir identifier. Cela lui donnait beaucoup de charme parce qu’on s’en apercevait uniquement lorsqu’elle souriait.

Je vous remercie monsieur de me recevoir, de nous recevoir, toutes les deux. A quoi nos vies se résument-elles finalement ? Il regarda la fille, elle aussi le regardait, concentrée. Oui, finalement, une série d’entrechocs, des mauvais ajustements, des alignements mal ficelés. Et puis un jour on veut remettre droit les choses, dans le bon ordre pour qu’elles se regardent à nouveau. Je vais essayer de ne pas être trop longue. Voyez-vous, je me suis mariée jeune, moins jeune que ma propre mère, elle c’était 19 ans, mais jeune tout de même. J’ai beaucoup aimé cet homme, mon mari, passionnément en fait. Et puis, ce que nous avons essayé de construire n’a pas tenu. Le mariage fut un échec, un désastre, une horreur même lorsqu’il a fallu incarner la catastrophe dans les mécanismes de la justice pour prononcer le divorce. Une représentation du malheur humain ces tribunaux ! Enfin, le pire fut la séparation physique, prosaïque, matérielle. Nous avons réparti les biens, nos choses…On s’entendait mal, évidemment, ce fut pitoyable. Il voulait absolument tout partager, même nos cadeaux de mariage. J’avais l’impression que la détestation était telle que rien ne devait subsister en l’état. Dans  ce que nous avions reçus pour nos noces, il y avait une plante…Un petit mirabellier que l’on nous avait offert. Je m’en souviens, on l’avait planté en riant. Et puis maintenant lui voulait s’en séparer, mais buté, obstiné, il disait que cela lui rappellerait trop…moi tout simplement. De mon côté, je ne voyais pas quoi faire. Alors un soir il a coupé l’arbre en deux, et est parti avec sa moitié comme il disait. Je crois que je ne me suis jamais remise de cette séparation. Avec cet homme je veux dire mon homme qui fut le mien et qui devait le rester.

Elle se mit à trembler, et comme pour réprimer une larme, sortit nerveusement un paquet de cigarettes et un briquet. « Tu avais arrêté maman ». Un cône de fumée bleue traversa la pièce et fila dans la cheminée.

La suite, la suite, peu importe, d’autres hommes, certains ont compté, deux en réalité. Ma fille et un fils, en région parisienne. J’ai toujours suivi de loin mon ex-mari. Je savais qu’il était dans ce coin, j’ai envoyé ma fille faire la tournée des voisins pour trouver la maison où il a résidé. Je veux la voir, je tiens à la regarder, vous comprenez ? Je veux savoir si je ressens quelque chose. « Oui bien sûr, mais j’ai procédé à mon propre emménagement, cela a un peu changé, j’ai mis en place mes propres dispositions ». Marie le fixa, crispa les mâchoires et sans plus attendre, se leva. Elle fit longuement le tour de la maison avec un petit appareil photo. Elle s’immobilisait parfois, observait, prenait un cliché et se remettait en mouvement. En regardant le jardin à travers les carreaux de la cuisine elle alluma de nouveau une cigarette.

Je vous remercie infiniment monsieur. Je ne vous embêterai plus je pense. Elle sourit faiblement, puis, en renouant son foulard, plus franchement. Elle remit ses lunettes avant de serrer la main. Dominique fit tourner sa tasse avec ses doigts et tenta de sourire avant de raccompagner sa mère.

 

L’ancien instituteur chercha à plusieurs reprises la boîte que lui avait demandée le vieux monsieur, sans résultat. Il cessa au bout d’un moment d’inspecter la maison. Un jour, il apprit la mort du vieillard, cette vieille personne qui avait été l’époux de Marie. Il fut informé des obsèques, mais ne s’y rendit pas, pensant que sa place n’était pas avec ceux qui les organisaient, avec elles. Elle surtout. Le jour dit, il pensa à Marie et se mit tout seul autour de la table du salon. Il prit un verre d’alcool de noix qu’il but lentement. Il n’eut pas envie de regarder le train le dimanche suivant.

Et puis un jour, il voulut mettre de l’ordre dans la cave, à l’intérieur de la demeure. Il trouva de vieux tapis, enroulés les uns avec les autres. Lorsqu’il déplia une espèce de grande tapisserie, il vit une petite caisse de bois. Il se pencha et prit avec lui ce qui était une boîte. Il attendit d’être en haut, pas loin du vestibule, quasiment sur le pas de la porte, pour enfin l’ouvrir : à l’intérieur il y avait une armature en verre dans laquelle avait été incrustée avec précaution une cigarette à l’extrémité en partie consumée. Et une inscription : « Marie, 3 décembre 1956 ». Il mit longtemps à regarder de nouveau sa maison, il en fit le tour, monta à l’étage et le lendemain recommença. Dans l’après-midi, il installa la cigarette dans son cercueil de verre au milieu de sa bibliothèque et pour cela se débarrassa de plusieurs livres.

Il lui arrivait de prendre un fond de cognac en repensant à Dominique, Marie et le vieux monsieur. Il faisait longuement tourner le liquide miellé au fond du verre. Un jour, il se mit à pleurer sans pouvoir s’arrêter.

Il s’occupait avec soin de la maison. Il avait programmé de refaire les fenêtres avant la fin de l’année.

Et plus d’une fois il crut entendre une voiture s’approcher de la maison. Le temps qu’il remonte la grande allée feuillue, il eut l’impression qu’il n’y avait jamais eu personne.

 

Décembre 2013.