Tous prirent place un peu trop rapidement. Les pieds des chaises frottèrent le parquet, un violoncelle heurta une chaussure, un hautbois fouetta l’air avant d’hésiter, le petit tabouret devant le piano faillit riper. Le grand hall avait été aménagé. La lumière s’éteignit. On ne voyait plus les visages, on pouvait sentir le cirage, l’encaustique et l’amidon.  Le Docteur Moune était satisfait, sa séance musicale thérapeutique pouvait commencer.

Ses patients entamèrent une ouverture de Beethoven, la musique la plus mélodieuse et la plus reposante selon lui. A la tête du service de Psychopathologie Adulte de l’établissement nouvellement créé à Lille, Philippe Moune tenait à organiser à intervalles réguliers ces pauses symphoniques. Dans l’ensemble, les progrès étaient en dents de scie, mais là n’était pas l’essentiel, bien évidemment. Le plus important était dans la quiétude et la stimulation.

La quiétude et la stimulation se dit-il. Oui. Il se répéta encore une fois cette formule tout en se caressant la barbe. Car lui-même était convaincu d’avoir été touché par la grâce de cette combinaison. Il se passa de nouveau la main sur sa fine barbe bien taillée. Il était heureux finalement. Il était reconnu professionnellement. Son mariage était un accomplissement. Son union avec Adèle était en effet la forme la plus sûre de son succès sur terre. Réussite d’autant plus éclatante qu’elle avait failli ne pas avoir lieu. Il avait rencontré Adèle par hasard, leurs professions ne les invitant guère à priori à se rencontrer, lui psychiatre, elle conseillère en management gastronomique : il explorait les inconscients, elle donnait des idées pour créer, aménager et conceptualiser des nouveaux restaurants. Elle avait été de ceux et celles qui avaient lancé en France l’idée de restaurants pour enfants (elle voulait désormais accompagner l’ouverture de tables adaptées aux personnes très âgées). Il en était tombé amoureux très lentement, subrepticement, inconsciemment lui dit-elle plus tard en souriant. Il avait quarante à l’époque, elle trente-trois.  Puis, fixé sur son objectif, il n’avait pas lâché l’affaire, malgré des débuts difficiles. Les obstacles étaient devenus au fil du temps des murs épais et apparemment imprenables. Tenace, ne voulant pas se déclarer vaincu, il déclara sa flamme et eut un retour d’une sécheresse absolue. Il faillit battre en retraite, mais n’aimant pas rester sur un échec, il eut une idée lumineuse in extremis ; ayant remarqué que la beauté d’Adèle n’était jamais restituée correctement sur les photos (on ne savait pourquoi elle faisait toujours sans le vouloir une grimace lors des clichés), il lui fit subitement le pari que, lui Philippe, réussirait à la rendre photogénique. Il n’avait pas songé à cela lors de la minute qui avait précédé cette promesse, lors d’un échange qui aurait pu être le dernier dans leur vie, mais le résultat fut spectaculaire : subitement intéressée, elle esquissa un sourire confiant. C’était inespéré, comme une égalisation miraculeuse à la dernière minute dans un match de football. De surcroît de grande compétition. Il l’emporta avec conviction, en déployant un talent certain de photographe parfaitement improvisé. Il cadrait bien, fut inspiré dans les prises de vue, eut de beaux ensoleillements, et réussit ses portraits. Adèle se trouva très belle dans ses photos. Il sut en parler. Il faut dire qu’elle était splendide, ses yeux étaient comme des perles veloutées au cœur d’une sphère harmonieuse. Son corps était plein de malice. Dans les restaurants, il adopta de bons gestes. Un jour, il consommait des œufs cocotte en  émulsion de foie gras lorsqu’il sentit qu’à chaque bouchée elle semblait de plus en plus intéressée. Elle le regardait même lorsqu’elle levait son verre. Sa belle chevelure cognac semblait s’étendre à chaque gorgée. Ses yeux noirs brillants reflétaient le caviar d’Osciètre qu’elle savourait lentement. Un peu plus tard, ils firent l’amour dans une chambre superbe, sur place, l’établissement faisant à la fois table de prestige et hôtel. La suite se déroula assez logiquement, ils décidèrent de vivre ensemble et il accueillit Marc, le fils qu’Adèle avait eu d’une première union. Il ne s’interrogeait que rarement sur une éventuelle part de chance dans cette affaire et il attendait désormais avec impatience le mois prochain leur anniversaire de mariage. En cette année 1995, cela ferait trois ans.

Après le concert, Philippe Moune rentra chez lui un peu fatigué. Marc était avachi sur le canapé. Heureusement Adèle rentrait de Paris demain. Elle voulait lancer là –bas le projet d’un restaurant où les clients changeaient de salle, et de donc de décor, pour chacun des plats. L’idée était même que l’intitulé du décor prédomine sur la carte et que son choix détermine l’assiette. C’était à la fois un peu précieux et légèrement abscons aux yeux du docteur Moune, mais peu importe, cela semblait amusant. Adèle était enthousiaste, guillerette. Elle s’était même remise au piano. De manière assez soudaine.

Le lendemain, il commença comme tous les mardis par ses consultations. A 11h, il y avait ce jeune homme qui l’avait frappé la première fois. Grave, triste et curieux à la fois. Gaëtan Bellot. Un nom à la con pensa le docteur Moune. Il entra dans le cabinet.

-Alors, comment va la vie ?

– Mal, docteur, mal.

Gaëtan reprit le tableau de son existence, en effet assez pathétique : seul, irrésolu, se croyant artiste mais sans conviction, hyper émotif. Interprétant tout ce qui se présentait. D’une sensibilité maladive, selon ses propres mots, au monde extérieur.

–         Nous allons travailler, revenons ensemble si vous le voulez bien à votre formulation « sensibilité maladive ». Philippe Moune se concentra, bienveillant.

–          J’ai une obsession. J’ai quand même la chance de pouvoir voyager, depuis toujours. A l’âge de quinze ans, il y a treize ans, juste avant la coupe de monde de foot de 82, je suis allé avec le lycée, parce que je faisais du russe, dans ce qui était encore l’Union Soviétique, l’URSS. Edifiant ! Que de la tristesse dans les démarches, les dos courbés et les regards. A Moscou, cette capitale sinistre, rien ne marchait complétement. Un jour, entre deux excursions bien programmées, on a eu une heure de libre après la visite du Kremlin. Avec deux copains et une fille, on est allé en face, au GOUM, une sorte de grande galerie, je n’ose pas dire marchande, mais de vente de beaucoup de choses. On a fait un tour, et voyant qu’on n’allait rien acheter, on s’est dirigé vers un marchand de glaces. Vous voyez le tableau, on était ressorti, quatre français mangeant des glaces laiteuses en plein vent. Une vieille dame s’est approchée, elle était bien mise, menue et soignée, avec les moyens du bord. Elle nous a dit « vous êtes français n’est-ce pas ? », sa voix était posée et ferme, ses yeux espéraient. « Oui, j’ai répondu, de Paris ! Vous avez deviné à nos vêtements ? ». Et là elle a dit ce que je n’oublierai jamais « Oui bien sûr, les vêtements, on voit bien que vous n’êtes pas d’ici …Mais j’ai su que vous étiez français parce que vous avez des gestes d’hommes libres ». Des hommes libres ! Comment l’oublier ? A quinze ans ! En 1982. La vieille dame était droite, mais ses mains semblaient hésiter. Qui était-elle ? On s’est regardé un peu, moi surtout il m’a semblé. Elle est partie, on n’a pas osé prolonger, je revois ses yeux clairs, il faisait froid. Qu’est-elle devenue ? Elle est repartie, Docteur.

–         La liberté, commenta le docteur Moune, la liberté, oui.

–         Mais cela m’obsède, qu’est-elle devenue ? ET surtout d’où venait-elle, quelle avait été sa vie ? Que de tristesses, que de chagrins, docteur, je ne veux pas qu’on oublie ces gens qui ont vécu le martyre, la souffrance et la mort dans ce pays. Toute une vie à souffrir…

Le docteur Moune arrêta  la séance minutieusement, par paliers successifs, en tentant quelque formule visant à se projeter davantage vers l’avenir. En soi, ce n’était pas mal vu, Gaëtan opina.

Le lendemain soir, mercredi, Moune retrouva son épouse. Il l’embrassa et lui caressa la nuque avec douceur. Elle était contente de son déplacement à Paris, et, pour se détendre, se mit au piano. Il l’attendit même un peu au lit. Il éteignit assez vite, ce qui signifiait clairement quelles étaient ses intentions. Appuyé sur un coude, il caressa la jambe d’Adèle de l’autre main. Sa cuisse était gracieuse, et les caresses de Philippe étaient toujours longues et enveloppantes. Mais elle ne fut pas très réactive et elle se contenta de passer sa main sur l’avant-bras de son mari. Il s’approcha. Voyant que pour lui le mouvement du désir était bien engagé, elle résolut de le satisfaire commodément. Après, lui sur le dos, et elle guillerette et tambourinant légèrement sur sa poitrine, ce fut le début de la nuit.

Le travail les aspirait la semaine. Elle, était très active auprès des  banquiers et des restaurateurs, et passait d’un rendez-vous avec un architecte d’intérieurs à un chargé de communication. Lui, travaillait beaucoup. Le mardi, il revit Gaëtan  Bellot. Il semblait plus détendu.

-Docteur, j’ai une nouvelle, quelque chose se passe dans ma vie ! Philippe Moune sourit. J’ai rencontré une femme, et je crois que c’est sérieux, c’est trop tôt c’est vrai, mais nous nous plaisons beaucoup !

– Eh bien, bravo, c’est excellent. Vous vous tournez vers l’avenir.

-C’est le moins que l’on puisse dire, car c’est loin d’être fini, d’une manière ou d’une autre cela va se corser. Elle est mariée !

Le docteur attendit un peu avant de reprendre la parole.

-Bien, écoutez, même si c’est une amourette, mais à vous entendre on comprend que cela peut être autre chose, c’est important pour vous de vous engager dans quelque chose, vivre une relation… Oui, vraiment, allez-y !

Le Docteur Moune lui dit d’avoir confiance. En amour, vivre une réalité n’est pas une erreur.

-D’accord, voyez, j’hésitais un peu. Ces temps derniers, je faisais beaucoup de musique pour tenter d’y voir clair. C’est du reste comme cela que j’ai fait sa connaissance, lors d’une soirée improvisée où il y avait beaucoup de monde. C’était à Paris, mes parents y habitent, je fais souvent l’aller et le retour.

Le mois suivant, Adèle et Philippe fêtèrent leur anniversaire de mariage à « La laiterie » l’un des meilleurs restaurants de l’agglomération. Le menu était vif, iodé, enlevé et accompagné d’excellents vins. Elle souriait, mais il était loin tout de même le temps de l’œuf cocotte et du caviar Osciètre. Elle semblait un peu morose. Il fallait transformer la nostalgie en gratitude à l’égard du passé. Il se ragaillardit et ce soir-là, ils firent l’amour énergiquement, lui très en verve y compris dans ses exclamations, elle rapidement animée dès les premières caresses. Il lui avait acheté de belles chaussures à talons hauts, qu’elle porta le lendemain. Le cuir était légèrement moiré dans les teintes corail, et le lustre convenait parfaitement à sa tenue d’ensemble, chic féminin très affirmé pour une femme battante.

Il revit bien entendu Gaëtan Bellot, qui allait de mieux en mieux.

-Quelle femme ! Je crois que je suis réellement amoureux,  profondément amoureux. Elle est vive, intelligente, fait des liens ahurissants entre les choses. Et d’une grâce invraisemblable. Je l’ai vue hier. Elle portait de très beaux souliers, à hauts talons. Elle était un peu fatiguée de marcher, alors pour se détendre un peu, elle a enlevé sa chaussure gauche. N’importe quelle femme aurait pris appui sur un mur ou un parapet pour éviter le déséquilibre, mais elle, pas du tout. Elle eut ce geste étonnant : pour rester tendue, bien à la verticale, parce qu’elle ne portait alors qu’un seul soulier, le droit, elle se mit sur la pointe de son pied gauche, mais pas brutalement, non, lentement, lestement, avec grâce, en accompagnant sa nouvelle silhouette par le geste d’un bras, qui a enveloppé l’air à la manière d’une danseuse. On aurait dit la feuille d’une plante qui se redresse après avoir perdu la dernière goutte de rosée qui roule à ses pieds. L’arrondi du mollet bombait son ombre sur le trottoir. Qu’elle était belle !

-Bien. C’est bien….Philippe Moune demanda subitement : parlez-moi de ses chaussures.

-Elles étaient vermeil, rouges. Et neuves.

A la maison sur le canapé, il réfléchit. Il s’allongea. Oui son couple n’était pas à son zénith. Mais de là…Lorsqu’Adèle rentra, ils se regardèrent bizarrement tous les deux. A table, autour d’un repas bien maigre, elle lui demanda subitement : « Tu es déjà allé à Moscou ? Il parait qu’il y a des opportunités, je devrais peut-être m’y rendre, sur la Place Rouge et pas loin, au GOUM ».

Le lendemain, le Docteur Moune attendait froidement son patient Gaëtan Bellot lorsque celui entra dans le cabinet. « Asseyez-vous ».

Le sourire de Gaëtan se figea devant l’expression fermée de son thérapeute. Les mains jointes, la cravate sombre et le regard noir, le praticien commença. « Cela ne va pas du tout. Non franchement, il faut réagir. Vous m’avez déçu. Vous me disiez aller mieux, vous aviez réussi à m’en persuader, mais vous vous laissez aller. Quel est le sens de cette histoire avec cette femme mariée ? Comment pensez-vous évoluer ? Quel est le but ? ». Gaëtan en eut les larmes aux yeux. Le Docteur Moune s’approcha : «  Vous avez pensé à la vieille dame russe ? En êtes-vous digne ? Que dirait-elle de tout cela ? Lorsqu’elle vous a parlé en 1982, elle a placé sa confiance en vous, et vous, vous vous écoutez, vous laissez filer l’exigence qu’elle portait avec elle et qu’elle plaçait en vous. Elle parlait souffrance, et vous, vous batifolez. Non, décidément, ça va pas du tout ». Gaëtan s’effondra en sanglots. « Bien évidemment, je reste à votre écoute. » Le Docteur Moune se replia dans son fauteuil. « Reprenons le travail ».

Et la vie ordinaire reprit.  Adèle redevint comme avant, confiante et fraiche. Philippe Moune retrouva calme et sérénité.

Lors du concert suivant dans le service de psychiatrie, il y eut beaucoup de moins de patients.

Sept ans plus tard.

Après une semaine d’acclimatation, Philippe et Adèle Moune se plaisaient bien en Russie. Le temps s’était mis au beau, les températures grimpaient. En périphérie de Moscou, à proximité d’un monastère sombre et majestueux, qui les avait envoûtés par ses murs anciens, ses couleurs profondes  et ses odeurs de suie, de cire et de larmes fumées, ils se trouvaient dans un restaurant qui avait été auparavant une immense isba assez fruste. Une foule bruyante mangeait et buvait. Il y avait un parfum de linge mouillé mêlé à de la pomme rancie. Adèle réfléchissait à un nouveau concept autour de vodkas, Philippe se remémorait la table lilloise où elle avait savouré du caviar, et lui, ses œufs cocotte. Oui les vacances se passaient bien même si Adèle semblait un peu fatiguée. Depuis quelques jours, ou quelques nuits plus précisément, elle était un peu distante. La veille, elle avait même soupiré quand il avait évoqué une croisière sur le fleuve. Marc, lui aussi présent, déclara : « Les hommes naissent  égaux, mais pas les carottes. Tout dépend pour elles de la nature du sol dans lequel elles sont plantées ».

A la fin du repas, pour aider le service, Adèle confia à la serveuse son assiette avec les deux mains. Et subitement, le monde s’arrêta pour Philippe Moune. A l’opposé de la salle, il vit Gaëtan Bellot. Il était là, les mains ouvertes, à recevoir une assiette de la part de la seconde serveuse, comme si ce geste était exactement le prolongement naturel de celui de son épouse, la réplique parfaite comme une image inversée et pourtant intimement liée. Un même mouvement partagé. Elle prit son verre ; et lui, à quelques mètres de là était en train de finir le sien. C’était une spirale de gestes de vie commune.

Philippe Moune ne se demanda pas ce que l’autre faisait là. Il était brutalement exclu de tout. Il pensa que sa vie était perdue, qu’elle n’avait pas de sens, que tout était fini. Il se dit qu’il ne pouvait plus réagir, qu’il était dans une chambre obscure, seul à chercher une issue qu’il ne trouverait jamais.

Sonné, convaincu de sa perte, il sortit rapidement de cet enfer, et prit la voiture. Il mit précipitamment une cassette de Beethoven. Pensant que plus personne ne l’entendrait plus jamais parler, il attendit encore un peu. Puis il fit tourner la clé un peu trop rapidement.

Un vieux pope le regarda à travers la vitre. A ses côtés se tenait une dame très âgée qui semblait avoir beaucoup vécu.

 

Juillet 2014.