Pour un déjeuner sur mon île

 

Par l’une des fenêtres du salon je regardai le vieil Observatoire de Paris, imposant et assoupi dans la pénombre. Je me trouvais rue Cassini, à une soirée. Maurice était engoncé dans son fauteuil et semblait préoccupé : « Le plus dur à la retraite, c’est l’absence de coup de fils. Il faut se rendre à l’évidence : plus personne ne vous appelle ». Il avait l’air réellement anxieux. Moi, je venais d’entendre là une définition parfaite du bonheur.

Je tournai la tête, et repris du vin. C’était le début de l’été, les bruits de la rue montaient en puissance. Les invités étaient nombreux, il y avait une bonne ambiance. Je traversais une période difficile et j’étais content de souffler un peu. J’étais décorateur d’extérieur, ou architecte de paysages comme on veut. Je travaillais pour refaire ou embellir les jardins, les abords des maisons, leurs contours et leurs pourtours. Cela pouvait être amusant, comme créer une atmosphère « années vingt » pour la façade et le potager de la demeure d’une vieille dame. En réalité, c’était souvent fastidieux, les gens hésitaient à se lancer, étaient rarement contents, voulaient toujours réduire les coûts, enfin c’était devenu difficile. Il n’y avait aucune sécurité. Chaque commande était assortie d’un budget serré, trop serré. Moi je rêvais d’autre chose, je voulais aller de l’avant, mais désencombré de relations inutiles. Je voulais quelque chose de neuf, que je pourrais découvrir, de préférence seul. J’étais comme cela, moi Luc Godefroy, je m’intéressais à la vie des hommes mais leur compagnie me rendait souvent triste.

La musique était agréable, tonique. J’aimais plutôt bien les gens qui étaient là, c’étaient d’anciens camarades. Bien sûr, personne n’imaginait ce qui allait se produire ensuite. C’était il y a bien longtemps, à l’été 2015.

Et puis Anastasia est entrée, ou plus exactement fut dans mon champ de vision. Laissez-moi expliquer : je ne crois pas aux romans de gare, la réalité est souvent beaucoup plus sombre et complexe. Je ne sus pas du tout ce qui se passait. Mais je l’ai remarquée immédiatement. Elle était belle sans ostentation. Ce qui frappait c’était d’abord sa blancheur comme si elle n’était pas sortie depuis longtemps. Elle avait les traits bien dessinés, et ses yeux bleus étaient à la fois francs et astucieux. Ses cheveux étaient d’un blond pâle, telle une promesse à venir. Et ce qui me semble aujourd’hui extraordinaire, c’est de me souvenir que je l’ai vue à côté de moi, sur un canapé ivoire, un verre de Martini blanc à la main. Elle semblait très réfléchie.

Je n’ai pas compris ce qui avait fait qu’elle se retrouvât également dans cet appartement, mais peu importait. Elle était d’origine russe et avait vécu à Saint-Pétersbourg. A l’été de ses dix-huit ans, elle avait rejoint une cousine à Paris, puis les vacances s’étaient prolongées. Elle avait rencontré des « gens » (probablement des garçons), était restée. En la regardant plus attentivement, je vis que sa peau était légèrement, délicatement, finement zébrée de petites striures sur son front, comme les éclats d’une vie qui aurait présenté des cicatrices, déjà. Cela m’émut beaucoup, tout simplement.

Elle se tourna vers moi mais ne me regarda pas. Ses yeux me contournèrent, elle semblait fixer des points au mur. Un peu plus tard, tout le monde décida de passer aux séances photos, et ce fut moi qui m’emparai de l’appareil. Je pris des clichés solos, de groupe, à trois, etc. On regarda bien sûr tout de suite les résultats, ils furent heureux. Anastasia tomba sur l’une des photographies que je venais de faire. Nous étions debout près d’un balcon. « C’est vous qui avez fait cela ? » me demanda-t-elle avec une concentration amusée. « Pas mal du tout !  Aimez-vous faire des portraits ? ». Je me décalai un peu. « C’est mon péché mignon », répondis-je. Elle prit un air sérieux comme si elle réfléchissait au sens de la formule, puis me dit : « Pouvez-vous me montrer ? ». Nous prîmes ainsi rendez-vous pour le lendemain.

Je revis Anastasia au Jardin de la Nouvelle France. Je regardai au loin les toits dorés des Invalides lorsque je l’entendis : « Quelle découverte ! C’est charmant ici ». Son accent était enveloppant. Blondeur slave et intonation séduisante : rien de plus banal, si ce n’est que je ne vivais pas une histoire, ce n’était pas mon imagination ni un fantasme. J’avais réellement devant moi une jeune femme russe superbe, dont le phrasé était mélodieux. Anastasia pourtant avait toujours un air grave, un peu solennel. Son accent n’avait rien de théâtral, il portait une sourde énergie et la tessiture de sa voix était d’une mélancolie combattive. Nous marchâmes un peu à travers les petites allées discrètes de ce square oublié, puis nous nous assîmes et elle regarda mes photos. Sur un mince filet d’eau, un canard pensif était immobile. J’ai toujours aimé les photographies prises sur le vif, les portraits sans pose, les clichés kidnappés. Mais je voyais surtout l’arrière-plan, la périphérie. Ce qui m’intéressait, ce n’était pas l’éclat, la lumière, ce qui se donnait à voir, je retenais le détail, le bémol, le tempérament de l’ensemble. Par exemple, sur la célèbre photo des amants de l’Hôtel-de-Ville, je ne vois que le type derrière, un peu ahuri avec son béret, l’air maussade. Elle, elle me dit qu’elle aimait fixer ce qui ne se voyait pas au premier coup d’œil. Elle aimait l’imperceptible.

Anastasia releva la tête. Aujourd’hui, je sais que je vivais alors sans le savoir mes derniers moments d’innocence.

 

« Venez-me voir demain, j’ai quelque chose à vous proposer. J’habite à l’écart de la capitale, dans une villa, à Saint-Florian – je vous raconterai. Vous savez, les russes aujourd’hui ! La maison est dans un parc, au milieu d’un lac. Tout cela est artificiel bien évidemment… ». Elle sourit. « La maison est sur une petite île. Je vous attends pour déjeuner, pour un déjeuner sur mon île ». Et elle partit.

J’arrivai le lendemain à Saint-Florian. Je trouvai sans mal la villa. Le parc était beau, vaste, sombre. Je vis le lac puis la maison au centre. Elle était d’une blancheur rayonnante, avec deux étages. Un toit gris laissait percevoir une terrasse en hauteur. Il fallait emprunter un pont en bois couleur vert amande. Alors que je traversai le lac et gagnai l’île, je regardai l’eau, figée, bleue. Des poissons ondulaient. Je me demandai comment ils pouvaient me voir. J’étais venu avec un cadeau, la sculpture d’une main, aux longs doigts fins, que reliait à un petit bloc de pierre noire une tige effilée. Les poissons pouvaient-ils m’observer comme une silhouette élancée une main tournée vers le ciel ou voyaient-ils une forme tassée par les nuages ?

Anastasia m’accueillit. La maison était moderne, l’intérieur sobre et confortable à la fois. Le décor, très épuré, plongeait ses hôtes dans une atmosphère de douce rêverie. Malgré la présence de nombreux équipements et meubles de couleurs sombres, l’ensemble était plutôt rassurant. Elle s’assit dans un profond canapé, d’un vert sapin très foncé, tandis que je pris place dans un fauteuil noir aux larges accoudoirs. « Et bien Luc, c’est agréable de vous voir ». Ma statue a eu l’air de lui plaire. Elle me servit du champagne, « blanc ? Moi je préfère le rosé » me dit-elle en souriant. Ensuite, nous rejoignîmes la salle à manger, selon un cheminement complexe : le tracé semblait tellement déroutant que je m’efforçai de le conserver en mémoire aussitôt. Il fallait traverser trois salons qui se succédaient en constituant une courbe. Anastasia m’expliqua que la salle à manger était au centre de la maison, il fallait juste suivre un itinéraire concentrique.

Nous nous installâmes à table. C’était une table en verre, avec des armatures métalliques. Le repas fut divin, et le vin servi était aérien, soyeux et probablement très cher. Anastasia m’expliqua que sa famille était devenue très riche au cours des années mille-neuf-cent-quatre-vingt-dix. Fille d’un important homme d’affaires, elle avait elle-même des moyens considérables. Sa famille avait tout connu : la terreur, les abominations, la quasi-pauvreté, et la richesse, les excès de ce que l’on appelle le monde libre. « Ce qui m’importe, c’est de considérer que nous ne sommes pas condamnés-nous les humains- à rester toujours dans le même état ». J’acquiesçai sans vraiment comprendre où elle voulait en venir. « J’ai de très grosses parts dans un compagnie maritime, destinée à des croisières ». Je trouvais cela formidable. « Je veux vous embaucher ».

Elle m’expliqua ce qu’elle attendait de moi : il y avait un besoin urgent de photographe sur l’un des bateaux partant dans trois jours. Il s’agissait de photographier les passagers, les gens adoraient cela. On proposait des portraits soignés, je serai parfait. Est-ce que j’acceptais ? La condition était d’adresser directement à Anastasia l’ensemble de mes portraits une fois par semaine, le dimanche, par voie électronique. Le bateau partait de Venise et allait sillonner toute la méditerranée durant l’été. C’était agréable, simple, et bien payé. « Nous resterons en contact Luc ! ».

Nous descendîmes au sous-sol, pour nous retrouver dans un long couloir de brique vernie. Nous longeâmes plusieurs portes, avant de nous fixer dans une grande pièce qui lui servait de Home Cinéma. Sur un immense écran, elle fit défiler plusieurs images de bateaux avant qu’un petit film ne conclue la démonstration. Elle sourit.

J’acceptai, et je m’embarquai trois jours plus tard sur un immense paquebot pour prendre en photo tout être humain se présentant devant moi. Pour Anastasia, je devenais homme de portraits alors je ne rêvais que de solitude. Je m’aperçus que l’ensemble ne recelait aucune contradiction.

Je fus ainsi sur mon bateau longtemps, bien plus longtemps qu’imaginé. Les attentats de France commencèrent bientôt : d’abord une hécatombe horrible dans un train (des américains avaient bien essayé d’intervenir, mais le terroriste avait réussi à les tuer rapidement), puis Paris, à plusieurs reprises, et surtout Marseille, bien entendu. D’autres villes européennes furent durement touchées, on n’a pas oublié le carnage de Rome. Pendant ce temps, les croisières continuaient, il y avait même de plus en plus de monde sur les bateaux, considérés comme des refuges, des bunkers mouvants, à l’abri du monde en proie aux flammes et au sang. J’étais sur l’eau, Anastasia sur terre, je lui adressais des images par les airs, et le reste du monde était en feu, voilà ce qu’était devenue ma vie.

Sur mon bateau mobile, je fixais les attitudes, les visages et les expressions. Je prenais quantité de photos, c’est vrai que les gens aimaient cela. Apparemment, cela les amusait, les rassurait, les protégeait. Mes portraits plaisaient. Ils étaient assez réussis, je m’appliquais. Il y avait deux catégories : les séries systématiques, à table lors des diners où tout le monde y passait, c’est moi alors qui faisais le tour complet de la salle, faussement enjoué, et les séries choisies où c’est moi qui attendais, la journée, dans un coin aménagé du pont supérieur, cette fois pour des clichés plus étudiés. C’est là où je surjouais, au contraire, la pose ténébreuse et envoûtante. Je côtoyais des gens, je travaillais pour eux, mais personne ne faisait attention à moi, j’étais presque heureux. Je travaillais de manière tellement mécanique que je ne m’ennuyais pas. J’avais tout le temps de rêver.

Je pensais à Anastasia, à sa demeure. J’avais peu de retour, en fait quasiment aucun. Parfois, un « merci », suite à un copieux envoi de photos. Ou un laconique « portez-vous bien », peu propice aux interprétations, malgré mes songes. Je ne savais toujours pas pourquoi elle m’avait demandé de lui expédier toutes ces photographies. Je pensais souvent à sa demeure, au bassin, à la passerelle, à l’escalier menant au sous-sol. Je me revoyais descendre les marches, en pierre, puis fendre un couloir gris, avec des portes sur les côtés.

Le navire faisait quelques escales, mais compte tenu de la situation, il en faisait de moins en moins. Les conflits se propageaient à cette époque, je décidai de ne pas reprendre tout de suite le chemin de Paris. Les gens se ruaient sur l’eau, et moi je continuai d’être sur mon bateau. Ce qui devait être une parenthèse, une étape ludique, dans un but réel incertain, devint un long cheminement. Je restai photographe de croisière plusieurs années. Anastasia s’assurait à distance de mon existence. J’étais bien payé, je faisais beaucoup d’économies.

Et puis un jour, ce fut le moment de revenir. Sur la route, je songeai de nouveau au couloir gris, au pied de l’escalier en spirale que j’avais descendu avec Anastasia, aux murs et aux portes.

Anastasia m’avait adressé un message, m’indiquant que je pouvais passer à Saint-Florian. Je pris la route, très animé et nerveux, et très content de la revoir. Le ciel était d’un bleu éclatant, l’air était sec et il faisait très froid. Dans le parc, des menus branchages parsemaient l’allée. Il y avait des coques et des marrons par terre. Le petit pont était abimé, il s’affaissait. Aucun poisson n’était visible dans l’étang. La maison, elle, était toujours aussi imposante. Je trouvai une barque, et ramai pour gagner l’île où Anastasia déjeuna un jour avec moi. Je ne trouvai personne. L’intérieur était vide : non de ses meubles mais de son occupante. Une porte-fenêtre était ouverte, j’entrai, traversa un salon plongé dans une semi-pénombre, puis emprunta le chemin en forme de cercle pour me retrouver dans la salle à manger. J’ai cru retrouver Anastasia assise, m’attendant, prête à me saluer, mais c’était une illusion, la forme d’une ombre. Tout était propre et rangé mais il n’y avait pas de mouvement. Alors je descendis. L’escalier était sombre, et tel que je m’en souvenais. C’étaient les mêmes marches, la même odeur. Le long couloir était identique, mes pas résonnaient comme dans mon souvenir. Les portes sur le côté étaient bien là, elles n’étaient pas abîmées, les avait-on ouvertes durant toutes ces années ? Je gagnai la grande pièce de confort, qui servait de Home Cinéma. Une faible lumière baignait cet endroit d’un infini mystère. J’osai m’asseoir, pour attendre.

Et l’écran s’ouvrit. Puis un autre, puis un troisième, d’autres ensuite. En tout, il y eut une douzaine de postes, de tailles différentes, qui s’illuminèrent. Mon regard passait de l’un à l’autre, et sur les écrans, je reconnus toutes mes photos ! Les portraits que j’avais faits sur mon bateau défilaient devant moi, se succédant à un rythme rapide. Et soudain la magie survint : devant moi les portraits s’animèrent, les images devinrent vivantes, les personnes étaient douées d’expressions dynamiques ! Sur les écrans les gens ouvraient la bouche, inclinaient la tête, regardaient en l’air, la photo devenait cinéma, je ne comprenais pas.

Une douce musique se fit alors entendre, comme si on voulait calmer mes nerfs et me détendre. C’était un air classique, du Bach je crois.

Je remontai à l’étage. Je voulais me raccrocher à quelque chose, mais je ne vis que le ciel à travers un carreau. Où était Anastasia ? Que se passait-il ? Je me retrouvai dans le vestibule, devant un grand miroir. Sur un guéridon, je reconnus la petite main sculptée que j’avais offerte. Elle était inclinée en direction de la surface glacée devant moi. Je me regardai, j’avais l’air décontenancé. Le miroir était très beau, neuf et luisant, mais sur un petit pan de verre, à peu près à ma hauteur, sur ma gauche, il y avait comme l’empreinte de petites griffures, la marque d’un sillon finement tracé, une rayure délicate qui semblait onduler. Je me retournai brusquement, je ressentis les vestiges d’un mouvement.

Je sortis et repris mon embarcation. Alors que je m’éloignais de l’île, je crus voir la lourde porte de la maison se refermer plus lentement qu’elle n’aurait dû. A travers le bruit des rames frottées sur l’eau, un son roulant, presque enveloppant, me parvint : c’était le vent qui se levait, je crois, sur un parterre de fleurs.

Je retrouvai Paris dans la soirée. J’étais redevenu étrangement calme. Je repris ensuite des activités de photographe. C’était l’époque des premiers grands départs des fusées. Je fixais les derniers instants sur cette planète des voyageurs qui partaient loin, avec leurs robots.

Maintenant, je fixe l’horizon à attendre et je dévore le ciel. J’ai le temps de regarder, et je me dis que l’on peut vivre l’humanité sans être avec des humains. Je tiens à vous signifier à quel point je ne regrette rien.

Si ce n’est de ne plus jamais entendre la voix d’Anastasia me demandant quelque chose.

Décembre 2015