AVENUE DU MARECHAL

                        

                        

   

                                   (Note à l’attention du lecteur : les personnages sont bien évidemment imaginaires, mais les lieux, comme souvent, sont bien réels).

 

         Les jambes de leurs corps étaient comme deux paires de pagaies échouées sur une plage à l’issue d’un cabotage incertain. Sans houle excessive, mais sans horizon bien net non plus. André Korning ouvrit un œil et s’occupa à comparer leurs orteils qui se découvraient comme des éventails. Le vernis mauve de Delphine Capolino était très réussi ; il admirait la patience des femmes pour appliquer cet enduit léger, fin et délicat. Pourtant, à bien regarder, il lui sembla que ses ongles, chez lui, étaient coupés plus franchement.

Elle se leva, le regarda en souriant, alla dans la salle de bains aux couleurs vert olive. Dehors, les cigales s’en donnaient à cœur joie. Après tout, on est dans le Sud se dit-il. Il alla à la fenêtre qui donnait sur un petit jardin d’où montaient des parfums anisés, des clients de l’hôtel prenaient l’apéritif. Puis Delphine fit ses affaires, le regarda de nouveau et lui dit « Nous sommes bien d’accord, n’est-ce pas, c’est désormais moitié-moitié ». Elle partit, et il la vit traverser le petit jardin son sac de voyage à la main.

Dans le train vers Paris, un peu plus tard, il repensa à ce séjour dans la Drôme qui avait assez bien tourné pour lui. Cela changeait de l’habitude. Il travaillait pour une fondation culturelle, la Fondation des Aliscamps, destinée à alimenter les musées en œuvres d’art, de tous styles et de toutes les époques. Cette fondation avait un statut mixte et des financements tant publics que privés : on ne savait plus vraiment lesquels étaient majoritaires, cela dépendait des années. André avait choisi cette voie par goût pour l’art, son envie de le faire partager. Il s’était aperçu qu’il lui fallait traiter des agrégats de comptabilité et lutter avec une réglementation aussi épaisse que contraignante. A cela s’ajoutait les problèmes de trésorerie, le désintérêt des gens, la fatigue des réunions. En fait, il s’était aperçu que son métier était très chiant en général.

Son portable sonna. « Allo, chérie ? Comment vas-tu ? », et Nathalie, son épouse, lui répondit que les enfants avaient vu leurs grands-parents aujourd’hui. « Ton père ne va pas mieux ». Tout le monde redoutait un début d’Alzheimer. « Et toi, comment s’est passée ta journée dans la Drôme ? ». Il raccourcit bien entendu, mais insista sur la découverte du moment : il s’était déplacé expressément dans un petit village près de Montélimar. A la sortie de la gare, il avait loué une voiture et était parti dans la direction de Dieulefit, pour Vesc précisément. Les pentes du village étaient parsemées de fleurs et le ciel était d’un bleu donnant envie de gravir les montagnes que l’on voyait au loin. Dans une sorte de hangar, il avait rendez-vous avec un « bonhomme » du coin, au statut assez flou, quoique donnant l’air d’être à la retraite. Surprise : il n’était pas seul. Une femme d’âge mur, et attirante, était là, sanglée dans un imperméable noir et chic, comme si le vent frais devait précéder nécessairement la pluie. Tous les deux étaient venus voir un objet repéré sur internet, le type l’avait mis en ligne peu de temps auparavant. « J’ai créé mon site ! » dit celui qui se présenta comme étant Paul Martin. L’objet était un globe, en bois, très travaillé, très fin, très beau en somme. Toute la superficie de la terre était représentée, « du moins telle qu’on se la figurait au dix-septième siècle » précisa André. Delphine Capolino regarda attentivement. « Superbe ! ». Elle expliqua qu’elle était antiquaire, indépendante, à Montreuil.

Vint ensuite la fastidieuse question du prix, évidemment. André eut une idée : ils achètent ensemble ce globe, celui des deux qui arrive à le revendre au meilleur prix le fait savoir à l’autre et ils partagent les bénéfices. Comme il était l’auteur de la proposition, il réclama 5 % de plus, mais cela c’était avant le passage par l’hôtel et que Delphine ne réussît à arrondir les angles.

Ils parlaient au fond de la remise, à quelque distance du magnifique objet qui trônait dans un bric-à-brac invraisemblable. Ils se mirent d’accord : tous les deux allaient formellement signer une promesse d ‘engagement auprès du vendeur. Le « patron » comme lui-même se désignait éclata de rire, et sortit aussitôt une bouteille. Un rouge puissant, une bouteille des coteaux des Adhémar. « Vous allez voir, ils ont fait beaucoup de progrès », et cette affirmation semblait le mettre en joie. Ils burent allégrement, puis une bouteille de blanc fit son apparition. André protesta, mais Monsieur Martin répliqua : « Allons, aucun problème ; comme disait mon père, rouge sur blanc : tout fout le camp, mais blanc sur rouge : rien ne bouge ». Une heure plus tard, André et Delphine eurent l’occasion de vérifier qu’ils n’avaient en effet rien perdu de leurs aptitudes.

Le lendemain, André Korning se rendit à la Fondation, qui était surtout un –grand- appartement au fond duquel habitait son patron, Hubert de Mastrailles, avenue du maréchal Lyautey, dans le seizième arrondissement, entre la Porte d’Auteuil et la Porte de la Muette. Le bel immeuble, solide et de pierre noble, était juste à côté de l’un des squares qui ponctuent cette avenue, le square Léon Tolstoï. Ces enclos de verdure au milieu de la ville sont nombreux à cet endroit. Leur faible fréquentation suscite un sentiment de quiétude et de solitude. Le plus petit, côté Auteuil, vraiment resserré sur lui-même, écrasé par les belles et grandes demeures qui le bordent, s’appelle le square Malherbe.

Les quatre personnes qu’Hubert de Mastrailles employait se retrouvaient là, dans une salle de réunion qui avait dû être un jour le fumoir d’un aïeul tellement une odeur âcre de cigare continuait d’empester les tentures. C’était vendredi. Il expliqua que lundi était un grand jour : la rencontre de négociations avec un nouveau Musée privé de Boulogne-Billancourt. « Messieurs, tenez-vous prêts ! Nous devons impérativement traiter ce globe repéré par André » et ils sortirent tous assez tard. Il était agréable de se retrouver dans le petit square tout en longueur, peu fréquenté mais soigné. Des touches de verts sombres alternaient en douceur avec les pétales des fleurs que bordait une pâte de sable pastel rigoureusement tassée.

Durant le week-end, André alla avec son épouse Nathalie et leurs deux enfants à Maisons-Alfort, rendre visite à ses parents. Son père redoutait que la maladie d ‘Alzheimer ne finît par l’emporter lui-même un jour. Sa propre épouse, la mère d’André, elle, en était convaincue depuis longtemps. Elle tentait de déployer un stratagème, « une parade » comme elle disait, pas plus inefficace du reste que ce pouvait prodiguer la Faculté en la matière. Afin de l’aider à conserver ses repères les plus solides donc les plus anciens, elle le maintenait dans une atmosphère de plus en plus proche de son enfance : elle délabrait volontairement la maison pour qu’elle ressemblât de plus en plus à ce qu’il avait connu il y avait bien longtemps. Elle arrachait du papier peint par vertu thérapeutique et retirait des meubles modernes pour les mettre à la benne avec une énergie dévouée. Elle introduisait des objets nouveaux, qui étaient en réalité des répliques du passé. Cela rendait la vie quotidienne très particulière ; pour prendre un café par exemple, il y avait cinq appareils : le neuf, datant du noël dernier, un autre moins récent, acheté dix ans auparavant, un autre ancien, hissé de la cave après un sommeil de trente ans, un autre encore retrouvé dans des affaires profondes de la famille enterrée, enfin, le dernier, acheté récemment sur un marché, parfaite réplique d’un modèle vieux d’un siècle. C’était ce dernier qui était destiné au grand-père. C’était la même chose pour écouter de la musique.

André regardait songeur le miroir de l’entrée, sali récemment par sa mère pour le rendre conforme, croyait-elle, à ce qu’il aurait pu être bien des décennies plus tôt, lorsqu’il vit le reflet de son père entre deux moisissures ; il était derrière lui : putain, la même forme de visage, carrée, les pommettes hautes, les yeux bleus profonds, les cheveux en brosse châtain clair. André était plutôt athlétique, son père un peu vouté, mais ils étaient du même moule ; les mêmes bras un peu longs, les mains poilus, les pieds bien écartés. « Bon Dieu, mon petit, je déconne de plus en plus, il faut m’embarquer ; cette fois, c’est le grand saut, on y va ». André alla voir sa mère. Il réunit son épouse et les enfants. L’entrée en maison de retraite aurait lieu la semaine suivante. « Attention les gars, dit quand même le vieux, j’ai une idée ; amenez-moi ma trompette ». Il ajouta : « je vais foutre un sacré bordel là-dedans ».

André occupa le reste du week-end à être avec ses amis, au club de sport, et accompagner sa famille pour savourer un brunch en terrasse.

Le lundi matin, André entra dans la salle de réunion avec résolution, mais un peu tendu par l’enjeu. Il s’assit entre deux de ses collègues. Le patron, Hubert de Mastrailles, attendait la délégation de Boulogne, un peu plus loin dans le couloir. La grande pièce avait ceci de particulier qu’elle donnait l’impression de sentir encore plus le tabac froid après le week-end, comme si une force obscure s’ingéniait à stimuler sa puanteur en l’absence de ses occupants. On ouvrit les fenêtres. André entendit alors les visiteurs arriver. Hubert fit son apparition avec dans son sillage deux hommes gris, dont le directeur du nouveau musée avec qui ils allaient traiter. Mr Penelous. « Bonjour Messieurs, merci Monsieur de Mastrailles, nous attendons mon épouse qui est également co-gérante, elle nous rejoint ». André entendit alors une voix de femme, posée et grave en même temps : « Il fait bien froid ici, ne peut-on pas fermer les fenêtres ? ». Il regarda dans la direction et vit une femme enveloppée dans un grand manteau vert puissant, aux plis amples de tissus tels des branches de sapin. Son visage était barré d’un ample chapeau noir cintré d’une petite plume cendrée. Les yeux sombres le foudroyèrent : Delphine Capolino ! Bon sang, elle, ici ! André comprit tout de suite ce que cela signifiait : elle était d’une totale duplicité à son égard et d’une grandiose duperie à l’égard de son mari-associé. Quant à lui, il était mis à nu et dans l’impasse. Tout se passa pour autant comme à l’ordinaire : beaucoup d’amabilités de surface, de propos mondains inutiles, et surtout une longue et stérile discussion sur les modalités d’acquisition et de revente du globe. André participa avec calme à la discussion, même s’il eut du mal à maintenir sa concentration sur les aspects juridiques de la résolution du transfert de l’objet, dénommé ici « point de sortie », et surtout, sur « l’équation financière à externaliser », lui qui était au lit avec Delphine quatre jours auparavant. Elle était impassible et parfaitement professionnelle, faisant semblant de découvrir en séance certaines caractéristiques du fameux globe. Elle savait qu’il ne pouvait pas dépasser certaines limites pour les conditions de la revente de l’objet. Il savait qu’il ne pouvait pas fabuler. Il savait aussi qu’elle n’était pas fiable et qu’en aucun cas il ne s’engagerait désormais. D’un autre côté, elle ne pouvait pas aller bien loin non plus.

Tout le monde eut l’air soulagé lorsqu’Hubert décida de conclure en reportant à une autre session la décision définitive. La date sera du reste à déterminer. Plus tard, après le déjeuner, les associés de la Fondation des Aliscamps se retrouvèrent, à l’extérieur, dans le prolongement de l’Avenue, à un autre square, celui des Ecrivains Combattants Morts pour la France. Ils étaient sur un banc, méditatifs. Des touches florales coloraient les grilles, quelques enfants faisaient des pâtés. « Cela ne s’est pas si mal passé » dit l’un, « il n’y a pas eu de conflit ». Frédéric Goulineau, l’un des plus jeunes, se lança dans une extrapolation. Oui le globe était fabuleux, mais il fallait aller de l’avant ! « J’imagine un globe nouveau, moderne, au principe différent. Il ne montre pas ce que l’on cherche, il indique ce que tu dois trouver : la sphère serait électromagnétique et engendrerait des hologrammes intégrés ; reliée à un casque d’immersion virtuelle que l’utilisateur porterait, elle saurait, en fonction de l’analyse des capteurs, quel est l’endroit de la terre qui conviendrait le mieux, en fonction des goûts, de l’histoire personnelle et des traits de l’humeur de chacun. Tu mets un casque, tu le branches sur le globe et celui-ci t’indique exactement l’emplacement fait pour toi à la surface de cette planète ». On écouta Frédéric. Hubert ramassa pensivement une petite pelle en plastique pour la remettre à l’un des mouflets, puis rappela que l’urgence était de remettre le compte d’exploitation prévisionnel en vue de la certification.

La semaine passa sans encombre majeur, André eut le temps de sortir avec des amis. Sa vie sociale était stable. Le samedi suivant, il alla voir son père avec Nathalie. Enseignante, elle emmena plusieurs copies à corriger tandis que son mari faisait quelques pas avec son beau-père. Sa belle-mère se reposait à la maison. On soupçonnait cette dernière d’être désœuvrée depuis qu’elle n’avait plus à éliminer quoique ce fût pour revenir au monde d’antan.

« Tu comprends, dit le père, je décline, je décline, c’est fichu, je le sais, mais j’ai encore un projet, une idée qui me tient à cœur. Je veux faire encore un peu de musique ». André l’encouragea. «  L’autre fois, j’ai sorti ma trompette, et cela a bien amusé la galerie. Je veux aller plus loin : je veux reconstituer un petit orchestre. Tu te souviens quand je te parlais de musique : j’avais créé une troupe il y a cinquante ans, et bien je veux la reconstituer, avec les copains ! Oui, les mêmes. Il faut les rechercher et les contacter ». André s’y engagea. « OK on va le faire », dit-il. « Oui, avant qu’il ne soit trop tard » répliqua son père.

André s’occupa ainsi de recomposer ce petit orchestre, dont le dernier concert avait eu lieu bien des années plus tôt. Bonne surprise : tout le monde, était vivant. Un bémol : il s’agissait de cinq vieillards plutôt bancals.

Pendant ce temps, les discussions avec le Musée de Boulogne s’étiraient. Une séance de travail intermédiaire permit à André de revoir Delphine, sans aucune avancée. Elle ne le regarda même pas. Lui-même fut très distant. Plus rien ne pouvait être établi. Un peu plus tard, un lundi matin, Hubert de Mastrailles annonça à son équipe qu’il avait adopté une nouvelle tactique, celle de la « diversification souterraine ». Il avait pris contact avec une autre structure, l’Institut Biomarin, pour essayer de disposer d’une autre offre, plus intéressante. Mais il se murmura rapidement qu’en réalité, Hubert était surtout désireux de conclure avec une société allemande. Il jouait sur plusieurs tableaux, à l’évidence.

Les réunions de travail s’enchainèrent, désormais par vidéoconférence. Hubert de Mastrailles et son équipe passaient d’un interlocuteur à un autre, d’un acheteur potentiel à un autre, d’un acquéreur virtuel à un autre, sans bouger de leurs chaises. André crut percevoir un jour dans les propos d’un correspondant allemand une allusion à quelque opération douteuse qu’aurait commise son patron alors que l’affaire semblait évoluer. Hubert dut revoir sa position et on repartit dans des discussions.

Un dimanche de printemps eut lieu à la Maison de retraite l’évènement : les retrouvailles, cinquante ans après leur séparation, des six membres du groupe du père d’André, le « Country-Lebardou-band ». Ils avaient répondu présents et étaient tous là, chauves, bedonnants, cireux et tremblotants mais heureux et sereins, concentrés, peut-être pour la dernière fois. Deux d’entre eux étaient gagnés par un Parkinson mais purent jouer quand même. A la grande surprise de la famille, la direction de l’établissement avait donné son accord, et un concert fut organisé dans l’après-midi : une pause musicale pas très longue, alternant à l’heure du goûter des titres d’Elvis Presley et de Johnny Cash, qui arrachèrent des larmes discrètes aux vieilles dames de ce début de siècle. Le père d’André, malgré les répétitions, eut un peu de mal à se souvenir des paroles, mais le rythme était bon. Le public, les résidents, leurs familles, et le personnel présent, fut conquis. Le son des guitares électriques emplit d’une musicalité nouvelle les salles et les couloirs de la Maison de retraite, l’écho des instruments rebondit jusqu’aux parties les plus éloignées, on eut l’impression que le vent aida à souffler cette résonnance animée au plus loin des êtres déjà couchés sur leur lit et qui n’avaient pas pu se mouvoir. Les musiciens étaient vêtus de jeans, pantalons et chemises du même bleu. Les jeunes aides-soignantes dansaient.

André s’éclipsa un moment. Il avait un rendez-vous à distance avec Paul Martin, au sujet du globe. Ce type de la Drôme, probablement désœuvré la plupart du temps, n’avait rien trouvé de mieux que ce dimanche après-midi pour lui consacrer un peu de temps. André le joignit par Skype pour s’assurer d’un détail technique. Ils conversèrent un moment. Tout allait bien. Le globe était à sa place. Mais comment ce gus avait-il réussi à le dénicher ?

Au moment de conclure, avant que l’image ne se referme, Paul Martin lui lança : « Monsieur Korning, vous n’avez pas oublié, hein ! ». Devant l’écran, il leva subitement un verre jusque-là dissimulé : « Vous vous souvenez, blanc sur rouge !… »…

Le tout avec un sacré clin d’œil.

 

Mars 2016.