En cette première partie du siècle, Antoine Combert vivait à Paris au dernier étage d’un bel immeuble. Son appartement comportait de nombreuses boiseries, des miroirs en enfilades et des caméras, de vidéo-surveillance, ou pas.

Ses doigts passaient régulièrement sur les vitres et les glaces pour réveiller les souvenirs, caresser ses envies et observer leurs ombres. Dans ses moments perdus, vêtu d’un jean noir, d’une chemise blanche et de chaussures à doubles boucles, il restait immobile dans l’un de ses longs couloirs sombres où seuls les miroirs donnaient un peu d’éclat. Il y avait des traces, des effleurements passés, quelques buées feutrées. La mémoire d’une lèvre et de bras dos à la glace. Il écoutait de la musique, des années 1980 surtout. Le groupe Roxy Music particulièrement.

Il était d’autant plus envoûté par « Slave to love » qu’il était libre de tout amour. Grand, dans l’âge mûr, les yeux clairs, les traits bien dessinés et la silhouette mince, portant des costumes et des tenues sobres bien assortis, Antoine Combert ne manquait ni d’élégance ni de chic, mais pensait tout simplement qu’il ne savait pas comment faire avec les gens. Il essayait alors de cultiver une certaine ressemblance avec le chanteur, Bryan Ferry. Il regardait sur son portable les images sur scène du Britannique, et avait remarqué qu’avant d’entonner « Slave to love » il commençait toujours dos au public. Antoine appréciait, il ne savait pas vers qui se tourner. Sur l’écran, il regardait ce que faisait Bryan avec un doux balancement des hanches : se prouver qu’on est vivant en se tapant dans les mains, incliner la tête avec un regard prudent et attentif, et à un moment donné quand même, se retourner. Pour faire face et affronter.

Lui qui sortait peu, mais de temps en temps quand même, était allé voir Roxy Music lors d’une tournée en France, à Paris. Au moment de « Slave to love », il avait été ému, mais n’avait pu s’empêcher d’être aussi un peu déçu. Bryan Ferry avait adopté un rythme assez lent. Il était entouré de ses musiciens mais également de deux danseuses langoureuses assez dévêtues. Cela n’était pas désagréable à voir mais cela n’ajoutait rien, en vérité. Décidément, ce qu’il préférait c’était le clip : un début très doux, une longue introduction, rassurante, enveloppante et presque protectrice, puis des jeunes garçons qui attendent le passager d’un avion et qui se mettent à courir, une femme aux traits fins qui ressemblent à un homme. Oui l’attirance pour cette chanson venait aussi pour cette ambiguïté, qui n’en était du reste pas une : le clip relatait l’histoire d’un homme avec une femme qui ressemble à un homme. Dans ses nuits, Antoine était à la recherche d’une telle histoire. Parfois, il prenait lui-même la pose devant son propre miroir, tout seul. Seul chez lui.

 

Il vivait seul sans savoir très bien pourquoi, mais n’était pas malheureux tout en regrettant parfois de ne pas pouvoir le dire à quelqu’un. Il hésitait. Il avait de temps en temps des relations et des passades, mais, la dernière fois, il avait été assez désorienté : à vrai dire, cela avait été confus.

Pour son anniversaire, il se fit un cadeau inédit. Il s’offrit un séjour à l’hôtel de la place Saint-Sulpice, au cœur de la capitale. Il en avait rêvé depuis longtemps : il connaissait cet établissement depuis son enfance, et était passé devant, des dizaines (des centaines ?) de fois. Par rapport à l’Eglise Saint-Sulpice, l’hôtel se situait à l’opposé de l’appartement qu’avaient occupé ses grands-parents maternels jusqu’à leur mort. L’ancien appartement familial, à gauche de l’édifice religieux, courrait le long de la rue Saint-Sulpice, tandis que l’hôtel, à droite des hautes tours, était de l’autre côté et surplombait une rue parallèle, la rue Palatine. C’était comme un reflet inversé. Y aller c’était retrouver un lieu que l’on croyait connaître mais bizarrement remanié et dont on était curieux à l’avance de repérer les différences avec ce que l’on avait en tête : quelle forme prenait le tracé des couloirs ? L’angle de l’escalier était-il le même que dans l’appartement de l’autre côté de la place ? Finalement, s’y sentirait-on moins seul que dans le lieu de ses souvenirs ?

Il choisit une bonne chambre, il pouvait se le permettre. Son travail lui procurait de l’argent. Il avait fondé une petite société au développement exponentiel. Il avait retenu un créneau porteur : celui de la panne. Et surtout de sa réparation. Il s’était spécialisé dans la réparation des appareils nouveaux, high-tech et autres. Ce qui l’intéressait, ce n’était pas la nouveauté technologique en soi, c’était la manière dont le dernier produit allait irrémédiablement tomber à l’arrêt. Dès qu’une innovation était commercialisée, immédiatement il identifiait selon quels mécanismes la panne allait survenir, pour être le premier à intervenir et à proposer ses services. A l’inverse de sa vie sociale, sa vie professionnelle était faite de beaucoup d’échanges, à distance et dématérialisés la plupart du temps. Il était devenu le plus réactif sur le marché, dans l’électroménager de haute-technologie et dans le numérique. Il savait pourquoi et à quel moment la panne s’enclenchait et il savait comment redonner vie pour quelque temps aux nouveaux robots de la vie quotidienne. Pour cela, issu de la génération des ingénieurs en mécatronique, il avait eu l’idée de développer le recours à l’impression 3D : grâce à la précision et à la miniaturisation que cet outil procurait, il avait acquis une grande compétence, totalement nouvelle, dans l’art et la manière de procéder aux réparations des machines modernes : le 3D permettait d’avoir de nouveaux outils, adaptés à chaque cas, réellement « personnalisés » en l’occurrence. Il faut laisser les machines parler aux machines se disait-il. Il avait inventé ainsi de nouvelles formes de prothèses mécaniques ou électroniques. « Je vous propose simplement des bridges de nouvelle génération » expliquait-il à ses clients, nombreux. « Pour vos robots et machines ».

En ce week-end de ses cinquante ans, il s’avança donc sur la grande place Saint-Sulpice aux pavés ocre et grège, en contournant la fontaine centrale. Muni d’un bagage en cuir épais, couleur cognac, il aperçut au feu rouge, proche du commissariat de l’arrondissement, des jongleurs. C’était assez curieux : devant les voitures, des jeunes gens, plutôt habiles, déployaient leurs talents de saltimbanques. Il regarda de plus près. Leur virtuosité était réelle, et très amusante. Les balles voltigeaient, les cris fusaient, avec bonhommie. Derrière les vitres des véhicules, le visage des conducteurs restait invisible.

D’un pas alerte, il se rapprocha de l’hôtel. Visiblement, l’ensemble avait été refait il y a peu, dans les tons vert pâle et blanc cassé. Une douce atmosphère amande baignait la réception : c’était parfait, comme un ilot loin des tourments du monde. A côté, une boutique –sorte de salon de brocante de luxe et d’agence de voyages pour destinations très lointaines, à l’autre surface du globe- invitait aisément à la rêverie.

La chambre d’Antoine était déjà prête alors qu’il était juste midi, c’était parfait. Il en prit possession immédiatement, elle était un peu petite, mais raffinée. Le décorateur avait bien travaillé. Son appartement n’était qu’à vingt-cinq minutes porte-à-porte mais il se sentait déjà ailleurs. Antoine descendit au salon pour profiter du lieu, et s’installa dans un confortable fauteuil. En fait, il lui sembla être bien loin de l’appartement de son enfance ; cela n’avait rien à voir. Il s’apprêtait à commander un Martini blanc, lorsqu’il aperçut dans le coin opposé deux hommes en grande discussion. Tous les deux semblaient à la fois tendus et désappointés, comme si la dispute paraissait irrémédiable. Et puis soudain, Antoine le reconnut !

Alain ! Oui c’était bien lui avec un autre homme, dans cet angle un peu à l’écart, près de la fausse cheminée. Alain, combien de temps ? En fait, il savait très bien : la dernière fois, c’était précisément vingt-quatre ans avant. Antoine regarda les deux protagonistes : ils n’en avaient plus pour très longtemps. Alain fit le geste de prendre la main de l’autre, qui restait crispé. Il voulut lui caresser la joue, mais l’autre se dressa, lui dit rapidement quelque chose, puis partit nerveusement, les yeux rouges.

Antoine ne bougea pas. Alain redressa la tête, puis se tourna en direction de celui qui le regardait. « Bon sang ! Antoine ! ». Les deux hommes se levèrent d’un bond et se précipitèrent dans les bras l’un de l’autre. Alain était hilare, et embrassa à plusieurs reprises Antoine, qui était gagné par une euphorie inattendue. « Quelle magie ! » répétait-il. Ils ne s’étaient pas vus depuis le tout début de leur vie professionnelle. Alain, Alain Pomona, était devenu un journaliste de télévision qui avait réussi. Grand reporter, il effectuait souvent des sujets à l’étranger. Il était spécialiste du Moyen-Orient. Sa prestance et son charme avaient contribué à son succès médiatique.

« Tu étais dans une sacrée…discussion » lui dit Antoine.

« Ne sois pas gêné, ce sont des choses qui arrivent. L’affaire était de toute façon mal engagée ; il était pourtant gentil. Mais un peu étroit. Pas faire cela, pas faire ceci ; ho la barbe !…Enfin, une rupture même après une simple aventure, dans un bel endroit comme ici, reste une séparation avec quelques plaies. J’ai besoin de me détendre, tu tombes à pic ! Tu vas me réconforter ».

Ils sortirent de l’hôtel et remontèrent la rue Férou vers le Jardin du Luxembourg. Sur le pan d’un vaste mur, le poème de Rimbaud, Le bateau ivre, était retranscrit, avec les strophes apposées selon un ordre particulier : elles devaient être lues de droite à gauche, c’est-à-dire du début vers la fin. « On remonte à l’origine » dit Antoine, « on refait un tour vers le passé ». « Pourquoi pas ? » répliqua Alain. Il poursuivit : « Tu sais Antoine, cela fait longtemps que nous ne sommes pas vus, je ne sais pas précisément », et Antoine faillit l’interrompre, mais laissa passer alors une grappe de joggers, «  je pense à toi régulièrement. Quels bons moments nous avons passé ensemble. Des moments sincères, prometteurs, oui bien entendu, mais aussi des vrais instants de vie : de concorde, de culture et de rire. Je n’oublierai jamais notre voyage à Rome ».

Rome. Tous les deux, presqu’un quart de siècle plus tôt, avaient organisé comme ils le voulaient leur séjour dans cette ville qui s’était crue le centre du monde. Une semaine sur place. Ils avaient alterné des incontournables et des promenades paisibles, riches en églises bien sûr. Cela avait été admirable, tout, et vraiment tout, s’était très bien passé. Antoine en gardait un excellent souvenir. Alain, lui, se disait qu’il n’avait finalement jamais été aussi heureux. La beauté, le soleil, les terrasses, le plaisir d’être ensemble, le rêve d’immortalité. Qui avait pris un tour singulier : à la sortie de l’église Sainte-Madeleine, Alain, peut-être étourdi par le décor rococo étonnant, avait failli être percuté par une voiture. Sans la promptitude d’Antoine qui l’avait retenu au dernier moment par le coude, il aurait pu être renversé et, qui sait, grièvement blessé. La voiture allait réellement trop vite, un attroupement du reste s’était constitué.

« Je suis convaincu que tu m’as sauvé la vie ». C’était la première fois qu’il lui disait. « J’ai réussi, on me connaît, mais tu sais, Antoine, je considère que notre séjour à Rome a été un moment exceptionnel dans mon existence. Tu comptes vraiment pour moi ».

Antoine resta silencieux, tout en regardant son ami avec chaleur. Qu’est-ce qui avait donc fait qu’ils ne se voient plus durant toutes ces années ? Devinant ses pensées, Alain Pomona reprit.

« Oui bien entendu, mon ambition, ma vie mondaine, tout cela a mangé mon temps, sans compter mon appétence pour…enfin, mon appétit des corps ! » Ils rirent tous les deux. Bientôt ils arrivèrent au Jardin du Luxembourg. Les passants étaient nombreux. Des enfants couraient et semblaient parfois échapper à la surveillance des accompagnants. La journée était belle et chaude, mais il y a toujours un peu de fraicheur au Luxembourg. Ils passèrent devant des statues. Antoine s’arrêta devant un arbre, à proximité de vieux messieurs concentrés sur des échiquiers. Il expliqua qu’il avait joué très souvent autour lorsqu’il avait huit ou neuf ans. « Tu vois, dit-il, j’avais une grosse balle avec moi, j’avais aussi un filet à provisions, dont je recouvrais la balle : je m’imaginais posséder un ballon à l’ancienne, à la Jules Verne, avec une nacelle que je me figurais avec mon poing. Le ballon était chamboulé autour du tronc, qui représentait une dangereuse montagne. Qu’est-ce que j’ai pu jouer ainsi, tout seul ! ». Antoine caressa lentement la surface de l’arbre.

Alain le regardait, en souriant. Puis son attention fut attirée par un mouvement de foule : des coureurs en nombre colossal surgissaient de l’autre côté des grilles. Il se souvint. Pour la première fois, le marathon de Paris avait été autorisé à adopter cet itinéraire. Des gens aux brassards de toutes les couleurs constituaient un défilé en mouvement, sous les encouragements des familles et des badauds. Sous la clameur montante, l’ensemble était joyeux.

« Et toi Antoine, que deviens-tu ? ». Alain écouta son ami avec un profond intérêt. Oui, ce qu’il avait développé était ingénieux. Mais il fut soufflé lorsqu’il découvrit la dernière trouvaille d’Antoine. Car celui-ci avait réussi un tour de force. Pour compléter son offre de services auprès des utilisateurs en panne, il avait monté une petite série d’appareils volants, téléguidés, qui se déplaçaient chez les gens pour accélérer les réparations : munis de caméras, de capteurs et d’outils miniaturisés à l’extrême, ils combinaient expertise, intervention sur place et liaison avec la centrale opérationnelle de donneuse d’ordre, gérée par Antoine.

« En somme des drones bricoleurs ? ».

« Hé oui, des drones qui réparent. Des drones gentils ».

Alain éclata de rire.

« Des gentils drones, oui. Je rends service à ma manière », et en disant cela, Antoine tendit les mains devant lui, en coupe, les paumes ouvertes comme pour constituer la forme d’une vasque, prête à recueillir une eau du ciel.

Alain, attendri, prit son compère sous le bras. Ils furent bientôt près de la balustrade surplombant le grand bassin. «  J’ai une idée ! On va déconner ». Antoine se laissa faire.

Après avoir fait un aller-retour express à l’extérieur du grand parc, Alain revint avec tout un attirail. Il s’accroupit dans un grand carton, un fer à repasser dans chaque main. « On va faire comme si je n’avais plus l’usage de mes jambes ». Se recouvrant le visage d’un grand chapeau incliné et d’une paire de lunettes aux verres fumés, il commença à se transporter sur le sol, à l’aide de ses bras et de ses ustensiles, avec force râles. Il fit ainsi laborieusement deux ou trois mètres, se retenant de rire. « Tu vois, si tu ne m’avais pas sauvé devant l’église Sainte-Madeleine, je serai devenu ainsi ». Déjà des badauds se mettaient à le regarder. Antoine, impassible, s’agenouilla, enleva ses propres lunettes de soleil, le fixa puis le prit dans ses bras. Ils prirent les escaliers vers la fontaine Médicis. Alain était dans les bras d’Antoine. « Tu me loves très bien » lui souffla-t-il à l’oreille. L’air grave et solennel, Antoine apportait une réelle dignité à cette farce. Quelqu’un lui demanda si tout allait bien ; il lui répondit que son ami profitait d’un répit. Ils s’esclaffèrent subitement, et Alain manqua de tomber dans le plan d’eau. Un jeune homme détourna sa liseuse visiblement contrarié. Avant de reposer son ami sur un banc, Antoine sentit sur sa nuque un effleurement prolongé.

« Ah, oui, on devrait toujours être ensemble ». Il se passa la main sur le visage. « J’ai pleuré de rire », dit Alain, « cela fait longtemps que je ne pleure plus de chagrin, j’en ai trop eu dans le passé » observa-t-il subitement, « non, de tristesse je ne pleure plus, mais de gaieté oui parfois encore. Ah, mes yeux sont humides, presque veloutés. Plus exactement entre le mouillé et l’onctueux ». «Cela s’appelle l’onda, en italien, un moment rare » lui dit Antoine. Alain se tut, puis fit une proposition, en demandant à Antoine de l’accompagner lors de son prochain reportage, en Afghanistan. Antoine s’assit, inclina la tête comme à son habitude lorsqu’il réfléchissait, puis déclina doucement. « Pourquoi partir ? Je ne peux quitter mes affaires »…

Ils prirent tous les deux un citron pressé à la buvette, près du grand kiosque, vide. On entendait plus loin la musique alerte accompagnant les coureurs du marathon. Leurs maillots colorés se laissaient apercevoir derrière les feuillages.

« Allons, prenons de la hauteur », et cette fois c’est Antoine qui prit l’initiative. Ils grimpèrent de concert sur un arbre. L’escalade fut curieusement facile. Rapidement assis sur une branche, à quatre ou cinq mètres tout de même du sol, ils pouvaient observer les promeneurs. Mais c’est surtout les gens stationnant sur un banc ou une chaise qu’Antoine fixait. Il sortit un petit appareil de la poche intérieure de son blouson de cuir. « Regarde mon cher Alain » : et tous les deux épièrent une retraitée, disputant son chien. Soudain apparut l’image de Brad Pitt souriant, accoudé et les jambes croisées. Il se tournait vers la femme, l’air enjoué. Elle sursauta, se redressa, avant de commencer à lui adresser la parole. Brad se pencha vers elle, avec confiance. Elle se rapprocha, puis se retrouva subitement seule, seule sur son banc comme avant. « Un hologramme de dernière génération ! On peut transmettre des images 3D de n’importe qui » expliqua Antoine hilare. Il suffisait, après des réglages assez sophistiqués que, lui, maitrisait, de pointer le vidéo-cibleur sur n’importe quelle surface. Alain exultait. « Mais c’est inouï ! Le nombre de simulations que l’on peut faire ! ». Un seul clic pour faire apparaître et disparaître l’image en situation réelle.

Ils firent ainsi surgir trois gros chats devant un chien qui ne demandait rien à personne, une pin-up exaltée devant un vigile, et Che Guevara devant deux étudiants. L’un deux se mit à genoux. Alain retint Antoine qui voulait mettre en scène un terroriste en cagoule face à des familles tranquilles. « Pourtant on peut le faire, techniquement, ce n’est pas plus compliqué ».

Et, puisque toute chose qui monte doit redescendre, le duo reprit pied sur le sol.

L’après-midi avançait, le ciel prenait une belle couleur d’un bleu roi qui donnait envie de s’en souvenir. Les deux amis marchaient. Ils longeaient maintenant la rue Guynemer, au pied d’immeubles imposants de brique, rouge et grise. Le marathon se poursuivait dans la gaieté. Les premiers coureurs étaient-ils déjà arrivés ?

Alain devait repartir, gagner sa rédaction pour le journal du lendemain. Antoine décida de l’accompagner encore un peu. « Merci » dit-il un peu tendu à l’avance par son travail. « C’était comme une parenthèse enchantée, mais pourquoi ne pas essayer de la prolonger un peu ? Tu ne veux vraiment pas venir avec moi à Kaboul ? ». L’idée fit sourire Antoine. Tous les deux à Kaboul… « Nous nous reverrons donc, ailleurs ». Ils prirent le métro, ligne 10. Ils descendirent à Javel, et au fur et à mesure qu’ils traversaient la Seine, ils se firent de plus en plus silencieux. Antoine eut un petit geste un peu brouillon sur la nuque d’Alain qu’il tapota, tandis qu’Alain regardait droit devant lui. Le tracé du marathon passait par là également. Il y avait la même atmosphère de fête, de couleurs et de musique. A Mirabeau, sur la place, ils retrouvèrent des coureurs. L’endroit était complétement différent de ce qu’il était d’habitude. Bien évidemment la circulation automobile était interdite, mais il y avait aussi une foule insolite, et au milieu du carrefour, un orchestre jouait de la musique rock pour l’occasion. Dans le public, une dame d’âge mur fut prise d’allégresse à la vue de son fils ruisselant de sueur ; elle lui tapa dans les mains pour le féliciter et l’encourager. Alain prit la direction d’une petite rue, un peu en hauteur. « A bientôt Antoine » et ils s’embrassèrent. Antoine refit le geste un peu curieux de constituer une vasque avec ses mains tout en regardant vers le ciel, puis il retourna vers le métro ; il regarda et écouta encore l’orchestre. Il reconnut une chanson de Bryan Ferry : « Let’s stick together ». L’air très entrainant était sacrément bien balancé par une chanteuse dynamique, munie d’un saxo. Elle était jeune. Antoine se retourna encore vers elle : il ne vit que son dos, dans une tenue noire.

 

Et puis un peu plus tard Alain Pomona s’envola, il partit comme prévu vers l’Afghanistan. Il y séjourna plus longtemps que ce tout le monde autour de lui avait imaginé. Sur place, il réalisa son reportage, avec soin, minutieusement. Il fit de longs entretiens, préparés à l’avance. Le soir, il regardait les toits de la ville avec les courbes des collines au loin. Dans le désert, après le travail, il passait de longs moments à fixer les rocs durs et secs des paysages gris, striés de poussière ocre. Un jour, vraiment à l’écart, sous un soleil de plomb, alors que le vent fouettait ses cheveux, il eut la surprise de voir défiler une cohorte de coureurs : on lui rappela que c’était le marathon des sables. Les joggers avaient tous une casquette sur la tête, et on vit encore longtemps ces multiples petits attributs sautiller dans le lointain.

Il voyagea beaucoup, et souvent assez loin. Mais ce qu’il préférait, c’était toujours le retour chez lui. Oui, ce grand journaliste allant aux quatre coins de la planète pensait que le meilleur endroit était cette petite rue près de la Seine, juste à côté de la Place Mirabeau.

Antoine aussi travaillait durement, et se mit à se déplacer plus qu’avant. Il se rendit à New-York pour affaires, et fut subjugué par cette ville « debout ». Les américains qu’il croisait lui plurent. Il accentua la place qu’il donnait aux robots dans son travail. Dotés de caméras miniatures qu’il développait lui-même dans son appartement, ils jouaient un rôle de plus en plus crucial. Ce sont eux qui donnaient le rythme. Antoine pouvait passer ainsi des jours à ne parler à personne, tout en travaillant réellement pour la collectivité. Sa société se portait bien et il fut conduit, un peu malgré lui et avec beaucoup de réticence, à embaucher des collaborateurs. Mais la gestion des hommes était chose redoutable et imprévisible. Il trouva alors logique d’introduire une pondération de la vie humaine en entreprise par une place ouverte aux robots : il développa des robots qui captaient les humeurs des hommes afin de limiter leurs excès et leurs faiblesses. Les positions arrêtées par ces robots émotifs avaient un tiers des voix dans le comité d’entreprise. L’affaire était petite et comportait moins de vingt salariés, cela pouvait fonctionner. Et progressivement, tout le monde s’accorda à reconnaître que ces robots étaient réellement efficaces.

Mais Antoine ressentait aussi le besoin de voyager pour lui, pour sa détente. Pour être lui-même et se retrouver. Il revint à Rome et retrouva les rues, les places et les églises. La fin d’après-midi, les personnages élégants et les librairies. Les musées et les parcs. L’Arc de Constantin, devant lequel il resta longtemps : il se souvint qu’avec Alain, ils en avaient fait longuement le tour. L’église de la Madeleine, et son agitation face à elle, comme si son propre décor intérieur délirant rejaillissait sur son environnement en stimulant les passants. Il alla aussi à Capri, en se sentant alors un peu plus seul. Là il aurait aimé être avec quelqu’un. Il était dans le plus bel endroit du monde et le savait. Il rentra.

Alain également fit un passage à Rome. Après un cocktail, il marcha jusqu’au petit hôtel dans lequel Antoine et lui étaient descendus bien des années plus tôt. Curieusement, l’établissement n’avait guère changé, il le reconnut sans problème. L’air était doux. De retour dans sa chambre du moment, il commanda un Martini blanc, la boisson préférée d’Antoine.

Alain fut choisi pour présenter une grande émission. La veille de la première, il fit une promenade volontairement seul, à proximité de la Place Saint-Sulpice. Il ne put s’empêcher d’aller jusqu’à l’Hôtel. Oui ce coin de place était vraiment à part, au cœur de la ville mais peu exposé à l’émoi. La pierre était forte, rassurante, elle couvrait le sol et les flancs, elle se fondait dans les arbres plus nombreux ici qu’ailleurs.

Pas loin, à une terrasse de café, il reconnut un acteur américain célèbre. C’était étonnant et amusant, il avait déjà croisé cet acteur lorsqu’il était à Rome avec Antoine. A l’époque, le comédien commençait sa carrière. Ils avaient été impressionnés mais avaient eu le cran de s’approcher de lui pour lui demander un autographe et discuter un peu, ce qu’il avait du reste fait sans difficulté. Pour le remercier, ils avaient tenu à lui payer un verre. Alain, désormais, n’avait plus du tout d’embarras. Il se présenta et lui demanda s’il pouvait s’asseoir à ses côtés. « Oh yes, oui ! ». Alain lui relata l’anecdote romaine. « Mais bien sûr, excuse mon mauvais accent » lui répondit la vedette, « je me souviens bien ! Toi et ton copain étiez si…gentils ; des français sérieux et…amusants. Le verre de vin rouge ! Du bordeaux à Rome, c’était…mignon. Je me rappelle surtout ton ami, oui, il était si beau, où est-il ? ». Alain hésitait.

Antoine travaillait, et à force d’œuvrer sur les robots il fut contacté par l’Armée. Cela devenait important, l’affaire prit un nouveau tour. On lui demanda de collaborer sur des programmes particuliers, sécuritaires. Les drones étaient de plus en plus nombreux et se mirent à survoler les grandes villes. On les voyait se déployer par groupes.

Alain fréquentait toujours les fêtes et les soirées. Il rencontrait des hommes. Il aimait. Il revoyait de vieux clips, comme ceux de Roxy Music. Il aimait bien celui de « Slave to love » depuis qu’il avait remarqué qu’au tout début et juste à la fin on pouvait distinguer la silhouette d’une statue d’un style romanisant, comme un clin d’œil à son amour pour la ville éternelle. Un jour, son nom apparut pour la remise d’un grand prix de journalisme. Il était le vainqueur de l’année. Une très grande réception était organisée pour l’occasion. Il y avait beaucoup d’invités, des journalistes, des vedettes, des politiques. Antoine reçut une invitation, mais c’était à l’époque où il commençait à avoir des douleurs dans les yeux. Sa rétine lui faisait mal. Il était aidé par une assistante qu’il avait recrutée. Elle était vive et très intelligente. « Un jour elle me dépassera, j’en suis convaincu » se disait-il.

Alain fit un discours de remerciements enlevé, vif et drôle, malgré sa nervosité. Depuis le début de la soirée, il guettait son ami. Il fixait chaque arrivée, chaque table, sans succès. A la fin de son allocution, il crut percevoir une petite agitation au fond de la grande salle, puis fut acclamé par une salve d’applaudissements. Après, à la fin de la soirée, il se rafraichissait dans une petite pièce, sorte de loge avec miroirs, munie d’un cabinet de toilettes. Son assistant le félicitait. « C’était splendide ! Et réellement mérité ! ». « Merci » dit Alain, assis devant son propre reflet. « Il y a eu quelque chose de bizarre tout de même, à la fin. Lorsque tu t’apprêtais à finir ton discours, au fond de la salle on a entendu comme un cliquetis sur une vitre. On a levé la tête et on a vu derrière le carreau un curieux ensemble métallique, un drone animé de leviers : avec un mouvement de pinces en coupe, comme pour former une vasque ».

Alain se figea, seul devant le miroir et vit son propre visage parcouru par une simple trace à la fois humide et onctueuse.

Le lendemain, il se rendit au Jardin du Luxembourg et alla lentement jusqu’à l’arbre de son ami. Il n’y avait plus de joueurs d’échecs, et le sol était moins compact qu’auparavant. Mais le tronc se dressait bien droit, toujours vigoureux. L’écorce n’avait pas changé de couleurs. L’endroit qu’avait caressé Antoine semblait frappé d’un creux. Alain marcha délicatement autour de l’arbre. Il regarda. L’écorce qu’avait touchée Antoine, enfant solitaire avec son ballon ou bien plus tard lorsqu’ils étaient venus ici tous les deux, formait un pli. Un coude. Comme un nœud défait.

Alain redressa la tête : en raison des formations régulières des drones, les sommets des arbres avaient tous été coupés.

Il continua à beaucoup voyager.

 

Juillet 2015